mercredi 8 mai 2013

Alice Liddell, muse de la folie.

Trois extraits de romans de Christian et Jocelyne Jannone.

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Nous proclamons la nécessité d'une prise du pouvoir par l'Imaginaire, non pas un Imaginaire formaté, formaliste, mais celui dont Boris Vian avait rêvé (Péripathus : Panégyrique de l'antiphilosophie secondaire. Presses de l'Université de Ratisbonne 1962 de la chronoligne 1721 bis)

Cette photographie d'Alice Liddell a servi d'illustration de couverture au livre fondamental de Karoline Leach, paru en français en 2011 aux éditions Arléa : Lewis Carroll, une réalité retrouvée, ouvrage traduit par Béatrice Vierne (accoutumée aux traductions des romans d'Elizabeth Gaskell), qui remet en cause la thèse commune sur la pédophilie supposée du révérend Dodgson.

Tout a débuté à cause d'une série télévisée américaine, fort originale au demeurant : Warehouse 13 alias l'entrepôt n° 13, où sont déposés les objets et artefacts dotés de pouvoirs et facultés particulières, voire dangereuses pour l'humanité, objets que possédèrent d'éminents personnages du passé. 

L'entrepôt 13 détient le miroir de Lewis Carroll, dans lequel a été emprisonnée Alice, devenue une tueuse folle et maléfique. Par accident, Alice parvient à s'extirper de la glace, de cet autre côté, et prend possession successivement des corps de plusieurs personnes qui se retrouvent quant à elles recluses à sa place dans le miroir . Les autres la voient sous l'aspect de sa victime. Il s'agit d'un thème classique du cinéma et de la littérature fantastique : l'échange, le vol de corps, la substitution d'identité, de personnalité. Notre dangereux personnage (un éclat de miroir de Lewis Carroll lui suffit à exercer ses méfaits) a fait l'objet de deux épisodes de la série : 

- Reflet trompeur (saison 1, épisode 9 année 2009) ;
- Jeu de miroir (saison 4 épisode 6 année 2012).

Fiction littéraire et réalité s'enchevêtrent, parce qu'Alice peut aussi bien être la véritable Alice Liddell devenue criminelle que le personnage fictif imaginé par le révérend Dodgson, selon une logique de confusion volontaire transcendant les genres. Les descendants de la vraie Alice Pleasance Liddell (1852-1934) ne semblent pas s'être plaints de cette "utilisation" maléfique de leur ancêtre.
Alice n'apparaît dans le feuilleton sous son aspect "authentique" que de manière furtive  : c'est une adolescente aux yeux charbonneux, cernés de noir, blafarde (on disait à l'époque chlorotique), digne d'un zombie (du moins dans l'épisode de la saison 4 de Warehouse 13) , avec quelque chose de sinistre, de lugubre et de gothique, un  personnage presque subliminal, fantomatique, irréel, dont la démence transparaît dans le regard et dans la gestuelle. Cette figure cadavérique, enfarinée, rappelle les maquillages outranciers du cinéma muet, par exemple dans le si dénigré Chaplin de Richard Attenborough, qui lança pourtant Robert Downey JR, jusque-là cantonné aux rôles secondaires, et désormais mondialement célèbre pour ses interprétations de tête d'affiche dans les franchises Sherlock Holmes et Iron Man.

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Cette folie d'Alice Liddell nous a inspirés. Le traitement des maladies mentales est un thème actuel des séries d'horreur (voir American Horror Story saison 2 Asylum) comme dans nos textes. C'est pourquoi je vous propose (en exclusivité pour les deux derniers extraits), des morceaux choisis de nos oeuvres :

Extrait n° 1 :  G.O.L., de Christian Jannone (éditions Edilivre) : 

(...)
Je poursuivis mon chemin, entrant dans le supposé cachot. Un squelette féminin m'attendait en ces lieux dont je réalisai la singularité intrinsèque.
Celle qui avait rendu là le dernier soupir était-elle une enfant? Qui donc l’avait maintenue captive au plus profond d’un monde connu de ses bourreaux? Le cadavre –ou ce qu’il en restait après minéralisation – était vêtu telle l’Alice de Sir John Tenniel.
A ce dernier, je préférais Arthur Rackham, car il me paraissait plus moderne. Sa Alice de 1907, au contraire de celle de Tenniel, n'était point blonde, mais châtain-roux (tout comme la véritable Alice Liddell, qui n'arborait même pas les cheveux longs!) et sa robe moins ridicule, plus sobre aussi. L'art d'Arthur Rackham s'avérait plus étrange, plus baroque, inquiétant et tourmenté que le style trop convenu de son illustre prédécesseur.
Présentement, j'avais affaire à un squelette aux longues mèches d'un blond doré clair adhérant encore sur le crâne ivoirin, dont la vêture, empoussiérée par les ans, reflétait en tous points les  us et coutumes vestimentaires des enfants de 1860-1870. Cette toilette défraîchie reproduisait au plus près celle de l'Alice d’A travers le miroir de Tenniel, d'après ses dessins en couleurs, peu connus il était vrai. Les différences avec la tenue de la première Alice de 1865 étaient subtiles mais nettes pour les connaisseurs en chiffons enfantins d'époque : bas rayés bicolores au lieu de blancs unis, tablier à nœud rose influencé par la nouvelle mode des tournures de 1871 etc.
Pourtant, un détail clochait, comme si la morte eût trop voulu en faire, eût affiché un zèle excessif dans la réplique de sa robe. Elle portait de longs pantaloons de broderie qui dépassaient jusqu'aux mollets alors qu'ils n'étaient jamais apparents chez Tenniel. Ces dessous m'eussent-ils permis de dater le cadavre? Je savais qu'au début de ce siècle, les pantalons avaient considérablement raccourci. De plus, à ces dessous enfantins s'était substituée la vogue des bloomers, plus courts et  bouffants, bloomers qui avaient muté en barboteuses ou rompers chez les plus jeunes. C'eût été une erreur, que dis-je, un anachronisme, de conformer cette Alice-là à la mode de 191..
Combien de temps cette malheureuse avait-elle croupi ici? Le squelette était de petite taille : moins d'un mètre cinquante. Ses oripeaux de fillettes victorienne eussent pu aussi bien être portés par l'authentique héroïne de Lewis Carroll faite chair, incarcérée je ne savais quand ni comment au tréfonds de la forteresse Pelche, que par une vieille démente souffrant de quasi nanisme et retombée en enfance. Il eût aussi bien pu s'agir de la fameuse Aurore-Marie de Saint-Aubain en personne, point morte en 1894, dont les mœurs étranges et la monomanie du travestissement enfantin étaient connus des cercles snob et décadents.
Toujours était-il qu'en la maintenant captive dans le plus enseveli de ses cachots, comme une recluse mystique de martyrologe médiéval voulant goûter à la sainteté, Jean-Casimir avait fait preuve de barbarie, comme s'il eût voulu que la prétendue Alice se trouvât éternellement  confinée au centre de la Terre. Notre prince tyran avait souhaité par ce biais assassiner à jamais le rêve, l'imagination et l'espérance. La prisonnière représentait un danger pour notre conception du monde, utilitariste, égoïste et soi-disant ancrée dans le réel, dans le matérialisme le plus trivial.
Ce fut alors que je remarquais les inscriptions....des milliers d'inscriptions gravées partout, jusqu'au sommet de la voûte du cachot, écrites, je n'en doutais point, par Alice en personne. Elle n'avait laissé aucun centimètre carré de libre! Je déchiffrais quelques mots au hasard, à la lueur de ma lampe : c'étaient des vers, un poème dans un style absurde, nouveau Jabberwocky du créateur de la défunte captive, mister Lewis Carroll, œuvre littéraire totale qui avait voulu embrasser une pluralité de langues. Il lui avait fallu des années pour composer cela, au-delà de la simple habitude qu'ont les prisonniers d'inscrire des graffitis.
Je me trouvais confronté à un Babel poème qui avait tenté de télescoper, d'amalgamer, de synthétiser, d'agglutiner, tous les langages humains de la Terre. Alice avait achevé là ses douloureux jours, sa triste existence d'éternelle enfant n'ayant jamais grandi, recluse à vie, perdue dans son délire carrollien, dans son orestie, composant sans fin, allant jusqu'à le graver avec ses ongles le colossal poème dont toute cette vie avait rêvé.
Était-elle bien Alice, Aurore-Marie ou quelque autre folle? Je lus à haute voix un long passage inscrit à un niveau de déchiffrement accessible à mes yeux et révélable par ma chiche lumière.
Zolomorphiques, mon fils, chlutaient les Zaporogues (allusion à ce poète maudit, Apollinaire! Cette folle était donc plus récente!)
Jujubier du Jubjub bird en gloute et toupin ploufe
Du manguier extrazloote perché en la pataflarie
Cantor major sprumfique de la gallitropie
Prends garde au pithecocorydolédendron, my son!
Clapoutinait le platybelodon
Crapinagulait l'espingole
Zircobulonait le zigotibulon
Tardenoisait l'alphamangroove
Wizekigalorinait l'almatitude
Zinko, ziko del crash and tu!
Cock a doodle do yankee doodle dandy!
Cuckoo! Caro! Karoo! Caraï!
Subsumatio mundi!
Que l’adjalabadopithèque vous glunche et touarve!
Picpoule et colegram, totti, totta, le salvinule viendra!
Le tortinulodon ornitoleste griouchait et croûtait.
Cataclop, cataclop, entends-tu l’Alangyre,
Le grisouteux zlumpyre ?
Alfaqueque alfazingal
Prends garde, caroube, au châtiment astral!
Grivèlerie de l’andoplastre chantourniflère!
Bois, brave Crillon, aux soupions bluticarbonifères!
Zloop, var’ch valacq, and’r’ach!
Toot crottu crodon del tut en tut!
Que vaille la griffe du Gastornis!
Z’leev and t’eez!
Prends garde, mein Ben aux principicula artonensii!
Abrite-toi du Malvenguvagal!
Katzenjam jamerdal, jam, jam au dronte lingual!
La lingua franca del Turco vit chourchouvrer les aspicoles!
Zolomorphiques, mein Sohn chlutaient les Zaporogues,
Par le fourgueux pet de ta groumare, gomen !
Après cette nouvelle référence scatologique à ce poète français, cela se poursuivait jusqu’à plus soif, au-delà de la lisibilité.
Je n’avais pas le temps d’en goûter davantage. Si mon esprit y trouvait la satiété, mon estomac venait cruellement de me rappeler que je n’avais rien avalé depuis…un jour, deux?
Avec quoi me sustenterai-je? Le squelette? Ni cannibale, ni nécrophage, j’avisai la présence providentielle de quelque chose de théoriquement comestible : le sol de ce cachot était grouillant de petits champignons à la curieuse couleur bleue. Je n’avais pas le choix : qu’ils fussent toxiques ou sains, il me fallait me ravitailler. Cette denrée, quoique fort peu goûteuse, fut sous ma dent un vrai plaisir de Lucullus. Je poussais cette satisfaction jusqu’à émettre un peu convenable rot.
Ce fut à cet instant que je vis le miroir.

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Extrait n° 2 : Cybercolonial, de Jocelyne et Christian Jannone (exclusivité) :

Arrivé à l’extrémité du couloir qui suintait d’humidité, dont les pierres moussues luisaient d’une sorte de phosphorescence malsaine, Sir Charles avisa un gardien, un geôlier, visiblement d’origine française, un type moustachu dont l’allure dénotait le malfrat ou passé-singe à cent lieues. L’homme, musculeux, arborait un maillot de corps de canotier, rayé bleu et blanc, qui menaçait de craquer aux coutures. La fraîcheur du souterrain ne semblait aucunement l’incommoder. Le mathématicien jeta un rapide coup d’œil à travers le judas entrouvert, s’avisant de la présence effective de la chose détenue, comme s’il eût redouté une improbable évasion, marmotta un « Fort bien ; je crois qu’elle dort. »,  puis s’adressa au pègre :
« Lucien, ouvrez-moi la cellule de miss A. L.
- Bien, Sir. »
Au cliquetis des clefs, une créature hirsute bondit de la pénombre, arrêtée par d’impitoyables chaînes qui l’entravaient aux pieds et à la taille. Ces liens de fer rappelaient les forçats des anciens bagnes, tel Monte à Regret, ce membre réputé de la bande de l’Artiste, que ce dernier était parvenu à sauver par deux fois de la Veuve. L’être hurla telle une louve, puis s’immobilisa, se blottit dans un recoin. Ses yeux refusaient la lueur de la lampe qui dansait le long de la lèpre insane des murailles. C’était un fauve féminin qui était maintenu en captivité par Sir Charles Merritt, un fauve bien particulier, auquel on eût fait l’aumône au vu de ses guenilles, sans se douter de sa vraie nature, sans comprendre que la prisonnière incarnait à elle seule le plus impitoyable et monstrueux des crimes.
« A. L., c’est moi… Calmez-vous. Lucien, tenez-vous prêt. Si elle m’agresse, prenez la lance ! »
Le quinquet du mathématicien éclaira enfin la créature dont l’acception humaine se révéla toute, bien qu’elle soutînt la comparaison avec les pires aliénées confinées dans les plus sordides institutions pour malades mentaux.
C’était une jeune fille de treize ans, ensauvagée, aux longs cheveux d’un jais de freux, dont les mèches, crasseuses, tombaient jusqu’aux mollets. Vêtue d’une simple chemise longue, d’une hideur de souquenille, blanche autrefois et désormais d’une effroyable tavelure de crasse, les pieds nus, la privation de soleil et de nourriture saine depuis de longues années l’avaient métamorphosée en une espèce d’épave chlorotique et hectique. Sa vision révulsante et repoussante rappelait aux personnes avisées cette déshéritée de Jane Eyre, malheureuse épouse légitime de Rochester sombrée dans le puits sans fond de la démence fiévreuse. Tout son corps était fragrant d’immondices, blet d’on n’osait plus savoir quelle saleté, et sa pestilence, qui soutenait la comparaison avec celle des demi animaux reclus dans les cachots voisins, s’additionnait aux exhalaisons hircines de la cellule.
Les yeux de la mystérieuse enfant paraissaient creusés, charbonnés, comme ces maquillages excessifs gothiques, de films muets aussi. Tout en elle faisait songer à quelque représentation anecdotique et ténébreuse, d’une gravure à l’eau-forte illustrant un roman d’Anne Radcliffe. La Jeune Captive eût pu être son nom. Mais elle s’appelait A. L., treize ans depuis vingt-trois ans, stabilisée, immobilisée physiologiquement, depuis que la première, elle avait traversé le miroir.
« Cela n’est plus possible ! glapit-elle. Rendez-moi mes pantaloons ! Je suis indécente ! Vingt-et-un ans de soins à Bedlam, deux ans chez vous ! Pourquoi m’avez-vous fait couper les ongles ? Mon poème demeure inachevé !
- Pour ne pas vous soumettre à la tentation de mettre fin à vous jours ! » répliqua Sir Charles.
Elle brandissait ses bras chétifs, dont les poignets étaient entourés de bandages salis : il était visible qu’à maintes reprises, la prisonnière avait essayé de se couper les veines.
«  Lorsque vous armâtes mon bras et me fîtes commettre l’irréparable… Mais ce n’était plus vous ! Il n’est pas ainsi ! »
Elle bavait, crachait et éructait plus qu’elle ne parlait. Elle se cambrait, projetait en avant son buste malingre, pensant, par cette posture qu’elle pensait menaçante, intimidante, démontrer à son tourmenteur toute son agressivité. Les salières saillaient sous l’échancrure du col de sa chemise surie.
« Les cellules adjacentes à la mienne… Quelles sortes de captifs y détenez-vous donc ? Pour quelles peines, pour quels forfaits ? Ah, leurs plaintes, leurs clameurs inhumaines, démoralisantes, m’empêchent de dormir ! L’une me fait songer à un chant de siamang, à un appel poignant sans réponse…
- C’est l’anthropopithèque caprin qui chante quelquefois. Il est difficile à dompter.
- Les autres ?
- Un Homo pongoïde, un homme-loup à l’imparable mâchoire d’acier et un Améranthropoïde.
- Êtres imaginaires, de fables, de légendes… Vous me mentez ! Vous m’avez toujours menti ! Vous n’êtes plus lui, parce que, comme moi, vous êtes passé du côté interdit. Pourquoi ai-je toujours treize ans ?
- La stabilisatio mundi rêvée par la dynastie Gupta et par l’Empereur Gallien… Ma chère A. L., vous êtes un chef-d’œuvre. Il est fort dommageable que votre santé mentale fut affectée par votre incroyable voyage.
- Vous aussi, vous le tentâtes ! C’est la raison pour laquelle vous n’êtes plus lui !
- Je dois vous questionner. »
Elle ne répondit pas, préférant s’enferrer dans un chantonnement doux, un murmure de vers hermétiques, en français, que Sir Charles, frémissant, crut identifier.
«  Ô pyxide dont les libations que je verse
Au sein des bas-reliefs des naïskos
Qu’alors donc avec Psappha la déesse converse…
- Ces vers ne sont pas de vous…ni de moi, ni de lui. Ils sont de Marie d’Aurore ! Vous l’avez rencontrée, là-bas, de l’autre côté !
- Oui, je la vis, je ne le nie point ; mais il y a incongruité, aberration… Elle me ressemblait par trop exactement… J’ai treize ans pour toujours, elle n’en déclarait que deux tout en ayant exactement mon apparence, ma vénusté brune…
- Une fois franchie cette frontière, les rapports entre l’espace et le temps se trouvent bouleversés.
- Rendez-moi mon âge réel ! Je vous en conjure !
- Vous vous retrouvez prisonnière d’un paradoxe temporel personnel, parce que vous avez bravé l’interdit de la psyché. Je suis impuissant à y remédier. S’il me venait l’improbable fantaisie de le tenter, je vous briserais en mille éclats scintillants. Vous vous transformeriez en poudre de silicate.
- En ce cas, pour quelle sombre raison m’obligeâtes-vous, lorsque je m’extirpai du miroir, à tuer tous les miens ? La raison me revint trop tard pour eux, à temps cependant pour épargner ma chatte.
- Vous m’aimiez, A. L. Vous avez agi par amour pour moi.
- Non pas pour vous, mais pour lui !  Je mis par trop de temps à comprendre l’imposture, l’échange de personnalités. Ma mère, mon père, mes sœurs… Le tribunal reconnut mon irresponsabilité. On m’enferma à vie à Bedlam, et, quand vous m’en fîtes évader… Quant à mon amour pour vous, il s’est mué en une haine inexpiable, inextinguible ! Je suis la seule à souffrir ! S’il est un dieu, j’espère qu’il saura vous punir comme vous le méritez.
- Il n’y avait pas que Marie d’Aurore, de l’autre côté du miroir. Vous rencontrâtes A-El, et il fusionna en vous ! La réapparition du codex de Sokoto Kikomba, c’est vous !
- Vous me faites trop d’honneur. Je ne suis pas A-El, seulement A. L., hélas, que son instrument. Vous croyez m’avoir désarmée en me coupant les ongles, m’amputant ainsi de mes facultés créatrices. Je ne puis plus poursuivre mon poème universel… en hommage à celui que vous fûtes, à celui que vous avez remplacé je ne sais comment… Voyez, et lisez ! »
Sir Charles ne put s’empêcher d’approcher la lampe d’une des parois du cachot que la jeune fille meurtrie désignait de sa main droite bandée.
«  J’ai gravé cela, j’ai rédigé cela, inlassablement, au fil des jours, enrichissant mon texte, faisant preuve de toujours plus d’inventivité, de créativité, afin de le surpasser, en souvenir de lui.
- Il n’est pas mort, mais ailleurs, dans un autre temps, je vous le garantis. Je ne suis pas responsable de ce cours de l’Histoire.
- Lisez, mais lisez donc !
- C’est pure folie, mais pourtant… Elle a dépassé son modèle ! »
Le mathématicien parvint à déchiffrer sur le mur obombré quelques vers tarabiscotés dont le style se réclamait d’un certain Jabberwocky.
Clapoutinait le Platybelodon
Crapinagulait l’espingole
Zircobulonait le zigotibulon
Tardenoisait l’alphamangroove
Wizekigalorinait l’almatitude
Zinko, ziko del crash and tu !
C’était semblable à quelque discours halluciné, à quelque logorrhée épique et agglutinante de griot africain.
Profitant de la distraction du criminel, A.L., ivre de fureur, sous les stridulations des mots impossibles qui vrillaient et lui sciaient les tympans au sens propre comme au figuré, voulut, malgré ses chaînes, se jeter sur son tourmenteur afin de l’étrangler. Elle avait agi par instinct et omis de compter sur la promptitude de Lucien, le garde du corps. Soudain, un jet d’eau glacée fit reculer violemment la démente contre la muraille. La pompe à eau électrique était impitoyable. Suffoquant, l’adolescente pour l’éternité rabattit ses mains, se couvrit la tête afin de se protéger du flux glacial. Les singes légendaires et autres hybrides cryptozoologiques, qui croupissaient dans les autres geôles, perçurent l’agitation et se mirent à glapir, grogner et hululer. Merritt ne se réjouit point de ce tapage et se retira marri.
« La prochaine fois, je jetterai en pâture à cette garce les poupées décomposées de ma nièce Daisy ! »
Il reprendrait son interrogatoire ultérieurement, avec le disque hypnotique. Le cas d’A.L. était digne qu’on l’examinât et l’analysât, plus remarquable encore que tous ceux étudiés par Charcot à la Salpêtrière. Sir Charles savait qu’il vivait en un siècle extraordinaire, un siècle d’exhibition de l’Autre, de l’altérité, monstre, sauvage ou fou.  Un siècle où tout était scientifique et mesurable par la statistique.

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Extrait n° 3 : Cybercolonial, de Jocelyne et Christian Jannone (exclusivité) : 


Sir Charles Merritt s’était décidé à reprendre l’interrogatoire d’A.L. selon une méthode plus probante où l’hypnose interviendrait. Il l’avait droguée au préalable et emmenée dans le laboratoire où, d’habitude, les invités de Lord Percy assistaient complaisamment à des débandelettages de momies égyptiennes. Solidement sanglée sur sa couche d’hôpital, semblable à une horrible table de dissection, enfin vêtue d’une chemise propre, l’enfant tourmentée recouvra sa conscience. Elle poussa un petit cri d’effroi lorsqu’elle aperçut, dans une des vitrines morbides pullulant de monstres contrefaits qui peuplaient cette pièce médicalisée, un anencéphale bâillant en un réflexe végétatif.
Le mathématicien dévoyé fit son entrée d’un pas feutré vêtu d’un impeccable veston d’intérieur d’un beau prune légèrement brillant. Il arborait une coiffe d’une singularité futuriste; ainsi, il paraissait casqué d’acier mais ce « casque » s’apparentait plus à une cervelière munie d’électrodes qu’à un quelconque succédané guerrier. De plus, la visière était équipée d’une espèce d’appareillage électrique tournoyant qui créait des effets d’optiques comparables à ceux qu’auraient produits un kaléidoscope ou un zootrope.
A.L., à la vue de son tourmenteur, fut prise de tremblements irrépressibles. Ses traits se crispèrent et son teint pâle s’accentua encore. C’étaient là les manifestations d’une terreur pure, sublimée par tout ce que la jeune fille avait déjà enduré. Le maléfique scientifique appliquait sur son cobaye des traitements d’avant-garde tels que couramment on les verrait mis en scène à Hollywood dans des productions horrifiques ayant pour cadre les hôpitaux psychiatriques. Par anticipation, sir Charles avait régulièrement usé des électrochocs mais ce traitement n’avait pas eu les effets qu’il escomptait. A.L. s’obstinait dans son mutisme. Ce fut pourquoi il opta pour l’hypnose mais une hypnose recourant à l’électricité.
Le digne bourreau de la révolution industrielle brancha son casque à une dynamo quelque peu encombrante bien que cette installation fût des plus miniaturisée pour la fin des années 1880. Dans cette scène comparable à la séquence fameuse du Frankenstein de James Whale où la créature galvanisée devait revenir à la vie, sir Charles, dont le casque hypnotique émettait d’impressionnants éclairs, des crépitements et des étincelles sans omettre une entêtante odeur d’ozone, commença à faire tourner le disque de Nipkow de sa visière. Il avait pris soin de se positionner de manière à faire face à la patiente. A.L avait beau essayer de détourner son regard, elle n’y parvenait pas, ne pouvant échapper à l’emprise de l’engin démoniaque.
La jeune fille fut prise de tremblements, on l’aurait crue frappée de spasmophilie, ses halètements s’amplifiant tandis que ses paupières refusaient de se fermer laissant ses yeux écarquillés fixés sur le disque envoûtant dont la vitesse de rotation allait en s’accélérant.
Brusquement, une autre phase provoquée par l’hypnose s’enchaîna. La souffre-douleur préférée de sir Charles s’amollit, mais, au lieu de s’effondrer sur la civière, son corps parut flotter comme suspendu malgré les courroies qui la maintenaient.
La jeune patiente venait enfin d’entrer dans le sommeil hypnotique à la grande réjouissance du tourmenteur patenté.
De ses lèvres décolorées commencèrent à surgir des syllabes dépourvues de sens, précipitées, illogiques, qui, peu à peu, s’assemblaient et s’appariaient pour constituer des noms et des mots.
« John Dee, Rodolphe… Elizabeth… Kabbale… Tycho … manuscrits alchimiques… D’…D’Annunzio…Venise… ».
Les deux derniers noms éveillèrent davantage l’attention de Merritt.
« Comment connaissez-vous cet écrivain italien? L’avez-vous rencontré? Que vous a-t-il dit?
- A EL…. A EL… c’est A EL qui le connaît… Pas moi… Je ne suis pas Lui… Je ne suis pas Lui…
- Le manuscrit alchimique? En est-il le propriétaire?
- Il est le propriétaire de toute chose… Sauf de votre âme…
Tout en parlant, A.L. semblait s’étirer, son organisme subissait des phénomènes de distorsion qui s’apparentaient à ceux subis par un hypothétique vaisseau prisonnier de l’horizon d’événement d’un trou noir.
Le corps de la préadolescente acquérait des facultés dyctiles, ce qui signifiait qu’il pouvait s’allonger indéfiniment, s’étendre sans pour autant se rompre. Merritt prit presque peur à l’aspect que sa victime avait pris. Il la menaça si elle ne se calmait pas, si elle ne s’expliquait pas davantage, de l’offrir en pâture à Taïaut.
« Il est plus redoutable que le loup, le lion et l’ours grizzly réunis. Ces bêtes fauves paraissent des agneaux à côté de lui. D’ailleurs, je leur ai fait passer un test. Mon Taïaut les a vaincus et n’a fait qu’une bouchée d’eux ».
A.L. reprit, éructant presque.
« Je ne suis pas A EL, je ne suis pas Lui. Pan Logos l’a séparé. De l’autre côté du miroir. Je veux aller de l’autre côté délivrer celui dont vous avez pris la place. Usurpateur! Vous rendrez des comptes à A EL… vous ne lui échapperez pas…
- Je ne crains ni Dieu ni diable…
De fait, tout perverti qu’il fût, notre chef de la pègre britannique, ressentait quelques tourments aux affirmations de la cobaye. Celle-ci ne se gêna point de rétorquer d’une voix métamorphosée, dont les basses pouvaient déclencher une crise cardiaque comme dans les films d’exorcisme hollywoodiens…
- Il est à la fois Dieu et Diable. Pour lui, vous n’êtes qu’un homuncule négligeable. Il vous extirpera de notre monde et vous ramènera de l’autre côté de la psyché… Là-bas… Tout là-bas… c’est un infra-univers… Tout y est monochrome, sépia, comme dans une photographie. Être enfermé là-bas, pour l’éternité, c’est se retrouver reclus dans un bocal paradoxal, car sans limites… c’est comme demeurer dans un vase clos mais infini, comme se retrouver à l’intérieur d’une pensée, d’un cerveau fou qui ne vous appartient pas… John Dee l’avait compris. Rabbi Lew l’avait compris… pour votre malheur vous refuser de comprendre, de me croire. Il vous poursuit déjà… Il a humé votre trace, vos brisées… Vous êtes Son gibier… »
Incompréhensiblement, Merritt recouvra alors son sang-froid.
« Vous n’êtes qu’une possédée. Si vous citez les termes de John Dee, de D’Annunzio et de Venise, c’est parce que vous avez circonvenu A El en personne…
- Mais…
- Vous êtes son agent occulte. Par conséquent, j’aurai besoin de vous. Vous m’accompagnerez à Venise…Vous m’aiderez à retrouver Gabriele D’Annunzio…
- Vous Le verrez en face, vous ne Le reconnaîtrez point… Vous maudirez cet instant pour tout le reste de vos jours… »
Sir Charles décida, quelque peu contrarié, d’en rester là et arrêta son appareil hypnotique. Un goût de cendres perdurait dans ses lèvres. La captive retomba en catatonie comme si rien n’avait eu lieu. Il l’abandonna tout en ruminant:
« C’est à un exorciste que je la confierai là-bas bien que je ne croie aucunement à ces fadaises papistes. L’essentiel pour moi est de prendre de vitesse la grande prêtresse des Tétra Epiphanes ».
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 Commentaire : A.L., c'est bien sûr Alice Liddell : elle n'est pas responsable de sa démence assassine. Sir Charles Merritt, scientifique dévoyé, mathématicien, inspiré du professeur Moriarty d'Arthur Conan Doyle, est le chef de la pègre de Londres et l'héritier de Galeazzo di Fabbrini, surnommé Le Maudit (lire le roman Le Nouvel Envol de l'Aigle, en cours de publication sur le blog La Gloire de Rama).

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