samedi 14 février 2015

Le Vicomte de Bragelonne : Le Testament de Porthos. Dumas pastiché à la manière de Marcel Proust.



Marcel Proust.

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L’on sait que le deuil ne peut seoir à Pierrefonds mais au contraire, messeoir, car il était inconcevable, en ce castel non encore dénaturé par les restaurations abusives de Monsieur Viollet-Le-Duc,
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 bâtisse qui, comme nous le  comprenons en l’acception du Grand Siècle, affirmait ses survivances du temps des Seigneurs, que le deuil pût s’inviter d’une manière aussi subreptice, inattendue, brusque, pour ne point dire choquante (il est choquant de savoir que la conception obituaire en sa grandeur baroque, d’avant l’ordre classique, pût différer autant de nos mœurs industrielles, ainsi que l’affirmait ostensiblement Madame Verdurin,
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 qui ne saisissait rien, n’appréhendait rien des mentalités de l’aurore du règne du Roi-Soleil). Or, je pouvais l’observer : les cours de cet ancien Pierrefonds étaient désertes, les écuries fermées, les parterres négligés. Dans les bassins, à ce que pouvait en juger un œil expert, d’une acuité absolue de clinicien, les jets d’eau s’arrêtaient d’eux-mêmes, eux qui, naguère épanouis, s’étaient montrés si bruyants, si brillants, prodiguant leurs éclaboussures, leurs embruns opimes à tout un peuple aristocratique suranné que nos salons dédaigneraient pour leur rusticité (puisque l’hygiène de cette époque laissait à désirer, l’épanouissement de soi, l’affirmation du caractère de soi, passant alors davantage par l’exposition du linge en d’artistiques crevés, par une exemption du bain – considéré comme une médication). En conséquence, même le baron de Charlus, même Saint-Loup, eussent affirmé sans vergogne : « Ces gens-là sont puants. »
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Sur les chemins mal empierrés (il n’y avait alors point de ce commode macadam pour les recouvrir et pallier les épouvantables cahots occasionnant maintes brisures de roues, voire d’essieux tout entiers), autour du château, accourus de tous les horizons, venaient quelques graves personnages sur des mules ou sur des bidets de ferme, chose qui eût paru grotesque à Swann puisque les huit-ressorts, les voitures confortables, n’existaient pas ou peu ; la patache dominait, le trinqueballe aussi, et davantage encore que l’habit, la monture faisait le moine, déterminait la classe. C’étaient les voisins de campagne, les curés et les baillis des terres limitrophes au domaine du mort qui accouraient des quatre points cardinaux.
Tout ce monde bien peu noble, assez rustre, entrait silencieusement au château, remettait sa monture à un palefrenier morne, et se dirigeait, conduit par un chasseur à la livrée négride, harmonisée avec les circonstances, vers la grande salle, où, sur le seuil, Mousqueton, le bien connu laquais du maître disparu, se contraignait à recevoir les arrivants. Or, notre Mousqueton était monté en grade puisque affublé du qualificatif d’intendant – non pas que cette ascension fût proprement sociale – puisqu’il ne pouvait excéder, en la hiérarchie compartimentée de ce temps, la position du giletier Jupien (cela n’empêchant point Sodome de s’acoquiner avec plus jeune et moins titré que soi, lorsque Palamède de Charlus  -– ainsi que nous pouvons l’observer en la stratégie de séduction de l’orchidée afin que la féconde l’insecte - –jette avec audace son dévolu d’homme décrépit sur cet homme de condition inférieure telle que définie avant la Grande Révolution qui révulsait Oriane de Guermantes). 

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Mousqueton 
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– à ce que je pus le constater avec tristesse - avait tellement maigri, dépéri depuis à peine deux jours, que ses habits – aussi pesants et chargés de passementeries qu’ils fussent -  remuaient sur lui, pareils à ces fourreaux trop larges, dans lesquels dansent les fers des épées – du moins s’agissait-il ici d’épées anciennes, lourdes, de ces flamberges et brettes sans rapport aucun avec notre escrime moderne nous valant une pluie d’or aux olympiades modernes. Sa figure couperosée de rouge et de blanc, comme celle de la Madone de Van Dyck, madone que Ruskin
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 ne mentionne pas, puisque les écoles du Nord n’interfèrent jamais avec l’art vénitien de Carpaccio, de Titien ou de Bellini, sa face d’autrefois bon vivant abreuvé au sancerre ou au vin d’Anjou, était dorénavant sillonnée par deux ruisseaux argentés qui creusaient leur lit dans ses joues, aussi pleines jadis qu’elles étaient flasques depuis son deuil irrémissible. L’on peut promptement dépérir d’une maladie de cœur, au sens propre comme au figuré ; Swann
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 en fit l’expérience amère si je puis l’écrire car l’affaire Dreyfus l’avait miné. Et c’était présentement le trépas héroïque de son maître Porthos, alias Du Vallon de Bracieux de Pierrefonds qui, telle une sape, minait la santé autrefois étincelante et gaillarde du malheureux intendant Mousqueton. Ce sobriquet, s’il en fût de plus drôle, ne lui convenait plus guère ; mais il n’est point temps ici de contester les sobriquets comme, lorsqu’en une rémanence involontaire, me revient en mémoire celui de Palamède de Guermantes, baron de Charlus, dit Taquin le Superbe.
À chaque nouvelle visite, Mousqueton se faisait découvreur de nouvelles larmes, en une taxinomie inédite que je me refuse à commenter, et c’était pitié de le voir étreindre son gosier par sa grosse main pour ne pas éclater en sanglots. Cela s’apparentait à une de ces déceptions amoureuses, lorsque je découvris qu’Albertine avait adhéré à la confession de Gomorrhe, parce qu’elle et Andrée dansaient ensemble d’une manière indécente, trop accolées l’une à l’autre, ainsi qu’il en est quand l’arapède adhère inconsidérément, dans la nature, à toute sorte de support où les créatures sessiles trouvent bon à s’accrocher.
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Je sus que toutes ces visites avaient pour but la lecture du testament de Porthos, annoncée pour ce jour, et à laquelle voulaient assister toutes les convoitises ou toutes les amitiés du mort, qui ne laissait aucun parent après lui. Porthos était passé de vie à trépas sans nulle descendance, au contraire de ces lignages apanagés, de ces noblesses impériales à majorat auxquelles Napoléon le Grand avait promis qu’elles s’allieraient et fusionneraient avec l’ancien sang-bleu.  Les assistants prenaient place à mesure qu’ils arrivaient, et la grande salle venait d’être fermée quand sonna l’heure de midi, heure fixée pour la lecture. Je songeais à leur avidité, au penchant naturel que possèdent toutes ces assemblées d’hommes étant loups pour l’homme à vouloir se partager les dépouilles du mort, comme si dépouilles il y avait au sens littéral du mot (ceci évoquant en mes souvenances fortuites cet épisode de la succession de Bergotte, à moins que ma mémoire faisant défaut, je confonde cette péripétie avec l’impossibilité que Mademoiselle Vinteuil convolât en justes noces, elle qui aimait à bibeloter en des compagnies exclusivement féminines, parce qu’agrégée à la même tribu qu’Albertine ou Andrée, tribu qu’au temps de Porthos, l’on qualifiait d’anandryne), telle cette syntaxe, ce traditionnel lexique cynégétique, de vénerie royale d’hallali et de sus, bien que je susse que les qualités de louvetier, de grand veneur, ne pouvaient s’appliquer à aucun de ces experts en rapacité, encore moins à des femmes (aucune n’étant d’ailleurs présente céans), Norpois m’ayant pourtant appris depuis que la duchesse d’Uzès elle-même (comme Saint-Loup me l’avait antan sous-entendu chez la princesse de Sagan sans que je le comprisse, puisque éberlué par cette révélation dont l’invraisemblance m’ébaudissait) avait été la première femme à porter le titre de lieutenant en louveterie. C’était là un manque de féminisme, compréhensible en ce siècle de précieuses ridicules. Aucun de ces messieurs n’avait ouï de l’existence de la Carte du Tendre, de l’œuvre des Scudéry. L’absence en cette assemblée d’élément féminin pouvant avec juste raison réclamer sa part du gâteau laissé par le sire de Bracieux de Pierrefonds me sembla un manque patent de savoir-vivre.
Le procureur de Porthos,
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 (c’était naturellement le successeur de maître Coquenard, institué en cet office vénal sans qu’il se fût encore acquitté de la célèbre paulette), commença par déployer lentement le vaste parchemin sur lequel la puissante main de Porthos avait tracé ses volontés suprêmes. Je crains ici l’impair, le pléonasme, la tautologie, tant il était évident que Porthos fût bâti comme un hercule de nos foires actuelles, qu’il fût doté d’une carrure que l’on qualifie d’athlétique ; sa force constituait son évidence, léguée par la nature, évidence dont Monsieur de Charlus ne pourrait partager les goûts, ce dernier étant trop instruit du raffinement, de la distinction, dont se targuent nos poètes décadent à la gloire finissante, plus tombés en désuétude, en décrépitude, que Bergotte lui-même (car on ne les lit plus guère ; pourrais-je lire encore de telles inepties fleuries et désuètes ?).
Le cachet rompu, les lunettes mises, la toux préliminaire ayant retenti (toux de circonstance, non point souffreteuse, de catarrhe, de ces accès habituels, irrépressibles, des asthmatiques voués aux fumigations et aux ballons d’oxygène), chacun tendit l’oreille, Mousqueton s’étant entre-temps blotti dans un recoin obscur et salpêtré, aux fins de mieux pleurer, de moins entendre car le dicton le dit bien : ventre affamé n’a pas d’oreilles puisqu’il était incontestable que l’étisie récente de Mousqueton devait provoquer en lui une vacuité d’entrailles, lui qui partageait les agapes, les manducations de son maître réputé engloutir des quantités conséquentes de victuailles, tandis qu’en nos salons, les concetti ferment les estomacs des duchesses aux plaisirs des palais : elles n’avalent que de l’air, qui les comble, les rassasie, les satisfait, entraîne leur réplétion, ce qui n’est pas le cas du baron de Charlus (l’accroissement de surface de son abdomen étant causée par l’abus de bonne chère au Grand Vefour, outre le vieillissement, à moins que le Café italien intervienne conséquemment dans l’alourdissement de sa silhouette).
D’un coup inattendu, la porte à deux battants de la grande salle, qui avait été refermée, s’ouvrit comme par un prodige, et une figure mâle quoique vieillie sous le harnais apparut sur le seuil, resplendissant dans la plus vive lumière du soleil, en des éclats, des scintillements bien connus de moi lorsque de la fenêtre de ma chambre d’hôtel à Balbec, je contemplais longuement les irisations de la mer, de la houle, dont le génie d’Elstir savait reproduire en ses toiles toutes les subtilités diamantées. Et je percevais à distance les rires cristallins des jeunes filles en fleur aux chevelures diaprées et libres jouant au diabolo, ou, avec audace, s’exerçant à devenir des vélocipédistes confirmées. Que le cycle eût été inventé dès le dix-septième siècle, et l’histoire du féminisme aurait été changée considérablement ! 
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C’était d’Artagnan en personne, qui, arrivé seul jusqu’à cette porte, et ne trouvant nulle valetaille pour lui tenir l’étrier, avait attaché son cheval au heurtoir, sans façon, s’annonçant lui-même, presque impoliment (hétérodoxie, rupture avec les usages que je ne condamne pas puisque l’on ne peut blâmer les évolutions nécessaires d’un savoir-vivre suranné, qui ressort davantage d’une coutume que nous légua l’étiquette royale que d’usages institués aux temps féodaux par quelques seigneurs rustres).
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L’éclat du jour envahissant la salle, le murmure des assistants, et, plus que tout cela, l’instinct du chien fidèle, du barbet, du pointer, de toutes ces races canines vouées à la chasse, à la meute, à la courre, arrachèrent Mousqueton à sa rêverie éperdue, tout comme moi-même. Il releva la tête, reconnut le vieil ami du maître, et, hurlant de douleur, vint lui embrasser les genoux en arrosant les dalles de ses larmes. Le docteur Percepied n’eût été d’aucun secours pour soulager cette manifestation de chagrin, communicative, sans que je retinsse ma propre émotion désormais impossible à endiguer.
D’Artagnan releva le pauvre intendant, l’embrassa comme un frère, en une étreinte plus audacieuse que celles que j’osais timidement pratiquer autrefois à l’adresse de Gilberte, et ayant salué noblement l’assemblée, qui s’inclinait tout entière en chuchotant son nom illustre, oubliant instamment ses privautés, ses convoitises, il alla s’asseoir modestement, sans faire cas de son rang, à l’extrémité de la grande salle de chêne sculpté tenant toujours la main de Mousqueton qui suffoquait et s’asseyait sur le marchepied. Il appliquait à lui-même cet adage : les derniers seront les premiers et les premiers les derniers, puisqu’il n’attendait rien de Porthos, si ce n’était l’hommage posthume de l’ami. Je doute que Madame Verdurin eût saisi toute la subtilité de l’attitude de d’Artagnan car trop infatuée, grotesque sans qu’elle s’en rendît jamais compte.
Alors le procureur, ému tout comme les autres, commença la lecture d’une voix mesurée dont la petite musique s’écoula en circonvolutions, en arabesques contrapunctiques, en mélodieuses mélopées doctorales de détenteur du droit romain.
Porthos, après une profession de foi des plus chrétiennes, ce qui d’évidence soulignait sa qualité première, sa non appartenance au parti libertin (il se refusait comme d’Artagnan à entrecouper son verbe haut et franc d’interjections à la gasconne, de ces mordiou, ces jarnidiou ne manquant toutefois ni de panache, ni de caractère) demandait pardon à ses ennemis du tort qu’il avait pu leur causer. Quelles que fussent les dimensions de ces torts que je m’imaginasse, je ne parvenais aucunement penser le brave mousquetaire capable de fourberie, de méchanceté, de cruauté ; c’eût été plutôt là l’apanage d’un Aramis, habillé, masqué d’hypocrisie, en bon général des jésuites, parce que Norpois avait rapporté à madame Verdurin, en bon diplomate rapporteur de potins (et j’effectuais de sitôt un amalgame entre ce qu’il avait déclaré sotto-voce et les circonstances de l’élection de l’évêque de Vannes au généralat des jésuites quoique cela fût officieux) le processus occulte présidant aux élections papales et jésuitiques de l’ancien temps, ce qui sous-entendait parfois le recours au poison, au poignard, à la conjuration, ou que les cardinaux hissassent un moribond sur le trône de Pierre ainsi qu’il en avait été en 1316, en 1503 ou en 1555. 
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À ce paragraphe testamentaire donc, un rayon d’inexprimable orgueil glissa des yeux de d’Artagnan car toutes ces prolégomènes lui rappelaient le vieux soldat et tous ces ennemis de Porthos, terrassés par sa main vaillante ; il en supputait le nombre, la qualité gentilhommesque,  les titres de propriété, la hautesse de leur rang, et se disait que Porthos avait fait sagement de ne pas détailler ses ennemis ou les torts causés à ceux-ci sans qu’il songeât même à la rancune entretenue parmi la postérité desdits ennemis ; sans quoi, le besogne eût été trop rude pour le lecteur mais également pour moi-même. Peut-être Porthos avait-il contribué à l’extinction de races, de lignées épuisées, gâtées en leur sang éthéré, lignages qui eussent renforcé cent trente années plus tard les rangs de la contre-révolution, anticipant involontairement ce que l’on nomme le darwinisme, la sélection naturelle, car ce bon colosse était une force de la nature. Et je devinais la raison pour laquelle les ultras de Charles X avaient été vaincus : leur clan s’était retrouvé appauvri, non point par la guillotine, mais déjà par les exploits de Porthos, ce qui renforçait ma conviction intime au sujet du républicanisme d’Alexandre Dumas. De l’aristocratie matée par le fer du géant ne demeuraient que nos résidus des salons, où le verbiage artificieux avait succédé aux bravades des Grands, salons dont j’étais revenu après m’y être fourvoyé.
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Venait alors l’énumération suivante que je rapporte tout de même :
Je possède à l’heure qu’il est, par la grâce de Dieu :
1° Le domaine de Pierrefonds, terres, bois, prés, eaux, forêts, entourés de bons murs ;
2° Le domaine de Bracieux, château, forêts, terres labourables, formant trois fermes ;
3° La petite terre du Vallon, ainsi nommée, parce qu’elle est dans le vallon…
Brave Porthos ! (dois-je le dire, me l’attribuer, ou laisser cette exclamation spontanée dans le cerveau de d’Artagnan : cela ressemble tant à des paroles apocryphes, interpolées !)
4° Cinquante métairies dans la Touraine, d’une contenance de cinq cents arpents ;
5° Trois moulins sur le Cher, d’un rapport de six cents livres chacun ;
6° Trois étangs dans le Berri, d’un rapport de deux cents livres chacun.
Quant aux biens mobiliers, ainsi nommés, parce qu’ils ne peuvent se mouvoir, comme l’explique si bien mon savant ami l’évêque de Vannes…
D’Artagnan frissonna au souvenir lugubre de ce nom tout en feintise, en ruse, bien qu’il me laissât de marbre.
Le procureur continua imperturbablement :
… Ils consistent :
1° En des meubles que je ne saurais détailler ici faute d’espace, et qui garnissent tous mes châteaux ou maisons, mais dont la liste est dressée par mon intendant…
Chacun tourna les yeux vers Mousqueton, qui s’abîma dans sa douleur incoercible, sans que je pusse intervenir pour la soulager, sans que je susse par quel biais la contrer.
2° En vingt chevaux de main et de trait que j’ai particulièrement dans mon château de Pierrefonds et qui s’appellent : Bayard, Roland, Charlemagne, Pépin, Dunois, La Hire, Ogier, Samson, Milon, Nemrod, Urgande, Armide, Falstrade, Dalila, Rebecca, Yolande, Finette, Grisette, Lisette et Musette.
3° En soixante chiens, formant six équipages, répartis comme il suit : le premier, pour le cerf ; le second, pour le loup ; le troisième, pour le sanglier ; le quatrième, pour le lièvre, et les deux autres, pour l’arrêt ou la garde ;
4° En armes de guerre et de chasse renfermées dans ma galerie d’armes ;
5° Mes vins d’Anjou, choisis pour Athos, qui les aimait autrefois ; mes vins de Bourgogne, de Champagne, de Bordeaux et d’Espagne, garnissant huit celliers et douze caves en mes diverses maisons ;
6° Mes tableaux et statues qu’on prétend être d’une grande valeur, et qui sont assez nombreux pour fatiguer la vue.
7° Ma bibliothèque, composée de six mille volumes tout neufs, et qu’on n’a jamais ouverts ;
8° Ma vaisselle d’argent, qui s’est peut-être un peu usée, mais qui doit peser de mille à douze cents livres, car je pouvais à grand-peine soulever le coffre qui la renferme, et ne faisais que six fois le tour de ma chambre en le portant.
9° Tous ces objets, plus le linge de table et de service, sont répartis dans les maisons que j’aimais le mieux… »
Ici, le lecteur jugea bon s’arrêter pour reprendre haleine, mêmement moi, car il est des instants où, lorsque les fumigations ne suffisent plus à soulager l’asthme du malade, il est bon de recourir à ce que l’on qualifie de ballons d’oxygène qui, d’une façon artificielle, procurent ce surplus d’air indispensable à la prolongation de la vie de l’écrivain. Et il est fort incommodant, tous les habitués du bottin mondain le savent, d’exhaler en la présence d’une Oriane de Guermantes
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 ou d’une princesse de Sagan,
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les remugles haleinés fétides de la médication ; c’est d’une impolitesse notoire, item cela constitue un manque flagrant et fragrant de savoir-vivre.  Chacun soupira donc, toussa et redoubla d’attention, moi de même, tout occupé que j’étais à réprimer ces accès morbides d’étouffement, puisque je me prenais au jeu du mieux que je pouvais, bien que les végétations qui proliféraient en mes alvéoles pulmonaires me tourmentassent sans trêve. Le procureur reprit :
« J’ai vécu sans avoir d’enfants, et il est probable que je n’en aurai pas, ce qui m’est une cuisante douleur. Je me trompe cependant, car j’ai un fils en commun avec mes autres amis : c’est M. Raoul Auguste-Jules de Bragelonne, véritable fils de M. le comte de La Fère. Ce jeune seigneur m’a paru digne de succéder aux trois vaillants gentilshommes dont je suis l’ami et le très-humble serviteur. »
Ici, un bruit aigu se fit entendre. J’en déterminai la raison : c’était l’épée de d’Artagnan, qui, glissant du baudrier attaché à son pourpoint passé de mode, aux passementeries fanées, qui arborait encore la coupe du précédent règne du Juste, était tombée sur la planche sonore. Chacun tourna les yeux de ce côté, et l’on vit qu’une grande larme avait coulé des cils épais de d’Artagnan sur son nez aquilin, dont l’arête lumineuse brillait ainsi qu’un croissant enflammé au soleil, formule littéraire merveilleuse que je n’ose ici retoucher, modifier, déformer, gâcher, altérer, parce que les impressions qu’elle me procure la rapprochent des manifestations de cette mémoire involontaire qu’évoquent la saveur d’une madeleine ou les tableaux d’Elstir.
« C’est pourquoi, continua le procureur, j’ai laissé tous mes biens, meubles et immeubles, compris dans l’énumération ci-dessus faite, à M. le vicomte Raoul-Auguste-Jules de La Fère, pour le consoler du chagrin qu’il paraît avoir, et le mettre en état de porter glorieusement son nom… »
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Un long murmure courut dans l’auditoire bien que pour ma part je me tusse, en spectateur étranger décidé à ne point prendre parti pour l’une ou l’autre cause ; il témoignait des déceptions de maints assistants, mais le procureur ne lâcha point prise ; il continua, soutenu, encouragé par l’œil flamboyant de d’Artagnan, qui, parcourant l’assemblée des déçus, rétablit le silence interrompu.
« À la charge, par M. le vicomte de Bragelonne, de donner à M. le chevalier d’Artagnan, capitaine des mousquetaires du roi, ce que ledit chevalier d’Artagnan lui demandera de mes biens.
« À la charge, par M. le vicomte de Bragelonne, de faire tenir une bonne pension à M. le chevalier d’Herblay, mon ami, s’il avait besoin de vivre en exil.
« À la charge, par M. le vicomte de Bragelonne, d’entretenir ceux de mes serviteurs qui ont fait dix ans de service chez moi, et de donner cinq cents livres à chacun des autres.
« Je laisse à mon intendant Mousqueton tous mes habits de ville, de guerre et de chasse, au nombre de quarante-sept, dans l’assurance qu’il les portera jusqu’à les user pour l’amour et par souvenir de moi.
« De plus, je lègue à M. le vicomte de Bragelonne mon vieux serviteur et fidèle ami Mousqueton, déjà nommé, à la charge par ledit vicomte de Bragelonne d’agir en sorte que Mousqueton déclare en mourant qu’il n’a jamais cessé d’être heureux. »
En entendant ces mots, Mousqueton salua, pâle et tremblant ;  il n’en pouvait mais. Ses larges épaules frissonnaient convulsivement ; son visage, empreint d’une effrayante douleur, sortit de ses mains glacées, et les assistants le virent trébucher, hésiter, comme si, voulant quitter la salle, il cherchait une direction. Il venait de perdre ses repères dans l’espace et le temps, ainsi qu’il en est dans une théorie toute récente stipulant que ces deux entités, relatives, n’en constituent qu’une seule. Je craignis à cet instant pour lui, me souvenant des derniers jours de ma grand-mère puisque l’émotionnement de l’intendant équivalait à la manifestation d’une maladie de deuil et qu’il est difficile, délicat, de survivre à celles et ceux que l’on a aimés.
— "Mousqueton, dit d’Artagnan, mon bon ami, sortez d’ici ; allez faire vos préparatifs. Je vous emmène chez Athos, où je m’en vais en quittant Pierrefonds".
Mousqueton ne répondit rien.  Je vis qu’il respirait à peine, comme si tout, dans cette salle, lui devait être désormais étranger. Il ouvrit la porte et disparut lentement.
Le procureur acheva sa lecture, après laquelle s’évanouirent déçus, mais pleins de respect, la plupart de ceux qui étaient venus entendre les dernières volontés de Porthos, non pas que cet évanouissement dût être pris au pied de la lettre, mais il est des pâmoisons diplomatiques, à moins que cette évaporation équivalût à un prompt départ des lieux, où plus aucun de ces lésés n’avait plus rien à faire, comme lorsque s’achève un déplorable spectacle de café-concert, de beuglant, où s’encanaillent parfois nos notabilités.
Quant à d’Artagnan, demeuré seul après avoir reçu la révérence cérémonieuse que lui avait faite le procureur, il admirait cette sagesse profonde du testateur qui venait de distribuer si justement son bien au plus digne, au plus nécessiteux, avec des délicatesses que nul, parmi les plus fins courtisans et les plus nobles cœurs, n’eût pu rencontrer aussi parfaites, du moins est-ce ainsi que Dumas le rapporta. Pour ma part, les sentiments du vieux mousquetaire demeuraient impénétrables.
En effet (récapitulai-je en une énonciation respectueuse du texte du grand feuilletoniste dont l’ascendance mulâtre valait bien toutes nos différences de réprouvés ou de cachés des mœurs, qu’ils eussent été juifs ou homosexuels), Porthos enjoignait à Raoul de Bragelonne de donner à d’Artagnan tout ce que celui-ci demanderait. Il savait bien, ce digne Porthos, que d’Artagnan ne demanderait rien ; et, au cas où il eût demandé quelque chose, nul, excepté lui-même, ne lui faisait sa part.
Adonc, repris-je afin que tout fût clair, Porthos laissait une pension à Aramis, lequel, s’il eût eu l’envie de demander trop (ce qui témoignait chez notre auteur de la volonté de souligner l’ambiguïté de son personnage tour à tour bretteur et ecclésiastique), était arrêté par l’exemple de d’Artagnan ; et ce mot exil, jeté par le testateur sans intention apparente, n’était-il la plus douce, la plus exquise critique de cette conduite d’Aramis qui avait causé la mort de Porthos ?
Enfin, à mon étonnement, connaissant toute l’intrigue immortelle romanesque ayant été concoctée par le cerveau génial d’Alexandre Dumas,  il n’était pas fait mention d’Athos dans le testament du mort. A titre d’explication psychologique (non point de ces abus chirurgicaux et cliniques dont use Monsieur Paul Bourget), celui-ci, en effet, pouvait-il supposer que le fils n’offrirait pas la meilleure part au père ? Le gros esprit de Porthos – puisqu’il est des esprits aussi gros que des corps alourdis par les plaisirs multiples et interdits - avait jugé toutes ces causes, saisi toutes ces nuances, mieux que la loi, mieux que l’usage, mieux que le goût, du moins si l’acception du mot « goût » demeure celle du Grand Siècle, puisque tout abus d’usage d’un terme en altère le sens premier, le galvaude, l’atténue, le banalise,  le vide enfin de sa quintessence lexicale et étymologique.
« Porthos était un cœur », se dit d’Artagnan avec un soupir. Phrase lapidaire s’il en fut.
Et il lui sembla entendre un gémissement au plafond, gémissement qu’il fut le seul à ouïr. Il pensa tout de suite à ce pauvre Mousqueton, qu’il fallait distraire de sa douleur.
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À cet effet, d’Artagnan quitta la salle avec empressement pour aller chercher le digne intendant, puisque celui-ci ne revenait pas, évidence que mes sens percevaient, l’absence demeurant facile à constater quand le nombre des protagonistes d’une scène vient de s’étrécir considérablement, après que l’écrivain eut mis fin au fourmillement mondain inconsidéré des concetti.
Il monta l’escalier qui conduisait au premier étage, et aperçut dans la chambre de Porthos un amas indescriptible d’habits de toutes couleurs et de toutes étoffes, capharnaüm de garde-robe noble sur lequel Mousqueton s’était couché après avoir entassé lui-même tout ce fatras.
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C’était le lot du fidèle ami, je n’en doutais nullement. Ces habits lui appartenaient bien ; ils lui avaient été bien donnés, en tant qu’hoir. Et je voyais la main de Mousqueton s’étendre sur ces reliques passées, qu’il baisait de toutes ses lèvres, de tout son visage, qu’il couvrait de tout son corps ainsi qu’il en est lorsque les plus fervents croyants idolâtrent le moindre fragment décoloré de tunique porté censément par le Christ.
Dois-je rapporter que D’Artagnan s’approcha pour consoler le pauvre garçon ?
— Mon Dieu, dit-il, il ne bouge plus ; il est évanoui !
Je constatai d’évidence que D’Artagnan se trompait : Mousqueton était mort ;  mort, comme le chien, bâtard ou de grand pedigree qui, ayant perdu son maître, revient mourir sur son habit, loqueteux ou somptueux, peu importe au canidé en cette épitaphe animalière judicieuse, en cet apologue que n’eût point dédaigné Bergotte (il l’eût même applaudi), soulignai-je, parce qu’il n’est pas plus fidèle animal que le chien, comme sut si bien nous le démontrer l’aède aveugle[1] bien que j’ignorasse si des personnalités en vue comme Madame Cambremer eussent possédé la moindre meute capable de manifester la plus petite commisération hors l’hallali. L’instinct grégaire, les moeurs de prédation, communs à ces braques, ces pointers, ces setters, ces limiers assoiffés du sang du gibier, les exclut d’office de l’affection que nous portent les petits chiens d’appartement, bull-dogs
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 ou caniches aristocratiques, fort bien apprêtés, toilettés et soignés.  Il est un constat simple, que tout un chacun peut faire : le chien s’attache à la main qui le nourrit, qui le gâte de friandises ou de viande crue, qu’elle soit calleuse ou fine, blanche ou tannée par le soleil, juvénile ou sénescente, gantée de cuir, de laine, de chevrotin ou de filoselle, qu’elle appartienne au grand veneur, au piqueur, à un ministre, à un saltimbanque du cirque Médrano, à une Madame de quelque chose ou à la plus vile des pierreuses. L’amour du chien, réciproque, brasse tous les étages de notre société et aussi tous les sexes. Toutefois, est-il bon que les femmes aimant les chiens s’enquièrent aussi de vénerie ? J’ose le répéter pour conclure : la lieutenance de louveterie étant un office désuet, je puis douter de la pertinence de l’attribuer à une femme, duchesse ou pas, haute revendication du lignage d’Uzès tombé en viduité[2] et non point en quenouille, car il est des femmes titrées qui, au nom du féminisme, réclament l’obtention de tous les titres, de toutes les qualités autrefois attribuées à la gent mâle. 
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[1] Allusion à Homère et au retour d’Ulysse que son chien reconnaît avant de mourir.
[2] Etat de la veuve ou du veuf et allusion à la duchesse d’Uzès, première femme à avoir porté le titre de lieutenant de louveterie.

samedi 7 février 2015

Ces écrivains dont la France ne veut plus 4 : Guillevic.

Au mois de mars 1988 mourut Joseph Franceschi, 64 ans, ancien secrétaire d'Etat aux personnes âgées et à la Sécurité publique des gouvernements de Pierre Mauroy. François Mitterrand vint s'incliner devant sa dépouille. Le décès de Joseph Franceschi, après celui de Gaston Defferre, survenu au mois de mai 1986, marqua le commencement du processus d'extinction, d'effacement, des acteurs politiques du 10 mai 1981 et de ses suites. (Chroniques de moi-même, par le Cyber pseudo Frédégaire)

On est né français par accident. On le redevient par miracle. (Minou Drouet)

De Valentine Visconti tu prendras la devise : "Plus ne m'est rien, rien ne m'est plus". (Aurore-Marie de Saint-Aubain : Ode en forme de stances à une jeune mendiante aux cheveux de lin in : Pages arrachées au Pergamen de Sodome).
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Eugène Guillevic (Carnac 5 août 1907 - Paris 19 mars 1997), magnifique poète d'Armor, champion du dépouillement, de la concision, maître de l'économie de moyens, fut gravement ignoré par la télévision française lorsqu'il mourut, chargé d'ans, alors que son immense talent littéraire était demeuré intact jusqu'au bout. A cette occasion douloureuse, nos anti médias commirent un impair nécrologique majeur, d'une ampleur égale à ceux de Barbara Stanwick en 1990 et de Nathan Milstein en 1992. Que crime paya-t-il pour que cette disparition primordiale fût à ce point éludée ? S'agissait-il une fois de plus, une fois de trop, d'un règlement de compte politique ? Guillevic nous quitta en toute discrétion, une discrétion parfaitement orchestrée, dont existait un précédent illustre : Pierre Emmanuel (1916-1984) dont je reparlerai au sein de ce même blog.
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Guillevic fut communiste, longtemps. De 1942 à 1980. Un fidèle, donc. C'est cela qu'une télévision aux ordres du friedmano-hayekisme ne lui pardonna pas, lui fit chèrement payer. Une télévision contaminée, gangrenée, complue dans l'ordure. Une télévision abjecte, cultivant son ignorance d'immondices. Faut-il tuer  la bêtise pour en finir une fois pour toutes avec elle ? Celui ou celle qui donnera le coup de grâce à la bêtise n'est hélas pas encore né(e). 
Dans le même temps, on porta au nues, dans l'édition poétique, dans les médias, les haïkus japonais et une poétesse américaine d'une telle avant-garde qu'elle écrivait déjà à la manière du XXe siècle le plus avancé, poétesse  dont la promotion artificieuse me parut si intentionnelle qu'elle semblait au premier chef dirigée à la fois contre Guillevic (afin d'enterrer son art ineffable sous des pelletées d'oubli terreux ?) et la totalité de la poésie anglo-saxonne du XIXe siècle, Walt Whitman inclus,
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 afin qu'on fît accroire que l'ensemble des versificateurs de cette époque, même les Français (Baudelaire, Verlaine et Rimbaud inclus) étaient désormais considérés comme illisibles, ampoulés, empesés, maniéristes et superfétatoires. Je veux bien sûr parler d'Emily Dickinson (1830-1886), dont la notoriété fut exagérée, montée en épingle, que dis-je, au pinacle, au détriment de tous les autres telle aussi Jane Austen. L'ostracisme de tel ou tel auteur tourne à la querelle puérile de gamins de cour de récré qui se chamaillent au cri de : "Toi, j' t'aime pas !" sans même que les causes de la détestation trouvent la moindre amorce d'explication rationnelle. Peut-on reprocher à Guillevic une espèce d'évolution littéraire convergente involontaire avec le style d'Emily Dickinson (dont il n'avait peut-être jamais entendu parler), ce qui le confronterait à l'accusation infamante de plagiat ? Ce serait, chose absurde, accuser la chauve-souris d'avoir copié le ptéranodon !
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Méfiez-vous des bonnes femmes trop en avance sur leur temps : l'excès de la redécouverte n'a d'égal que le reniement, le dénigrement de tous les mouvements littéraires dont elle fut la contemporaine sans les suivre, sans même s'y agréger, jusqu'à ceux  qui se succédèrent, après la disparition de l'impétrante sans héritiers littéraires directs, si ce ne fût à titre posthume à peine au siècle passé.
C'est simple : l'oeuvre de Guillevic, à la différence de celle d'un Aragon ou d'un Eluard (qu'il connut et rencontra) n'est jamais au programme des lycées. Comme son art de l'épure ne doit strictement rien à celui de notre Américaine, on se questionne pour savoir si le rejet scolaire de Guillevic ne reposerait pas sur un de ces innombrables malentendus qui font et défont les réputations face à la postérité. Comment lui reprocher une écriture superbe, en phase avec son époque ? Une écriture qui ne doit qu'à lui-même... Comment critiquer cette fameuse épure stylistique inégalée sans l'accuser de n'être qu'une esquisse laissant sur sa faim, esquisse confinant les vers du poète breton engagé à des fragments papyrologiques tellement éparpillés et minuscules que la reconstitution des poèmes dans leur supposée intégralité équivaudrait à résoudre la quadrature du cercle ? Comment à la parfin un Breton (la Bretagne étant réputée pour son catholicisme et son conservatisme) a-t-il pu devenir communiste, se fourvoyer dans une idéologie vomie par les vainqueurs officiels de l'Histoire alors que rien ne le prédisposait à une telle "conversion" ?  
Bref, Guillevic, selon ses détracteurs illogiques, c'est de l'Emily Dickinson rouge, réducteur, du XXe siècle stalinien et totalitaire, à oublier d'urgence (ainsi les cuistres de la mise sous le boisseau de l'oeuvre immense de Guillevic doivent-ils raisonner en sous-main). Or, quoi de plus magnifique que les vers laconiques suivants : 
Déjà coupable
Quand on parle d'innocence.

Comme si le ruisseau
Parce qu'il coule
Insultait le firmament.
(extrait de L'Innocent, dédié à Jules Roy in Possibles futurs Poésie/Gallimard 1996)

Ou encore (c'est presque là un aphorisme) : 

 Dans le domaine,
Chacun
Est à la recherche
De ses coordonnées.
(extrait de Du Domaine  Poésie/Gallimard 1977).

Ainsi s'exprime tout le prosaïsme de Guillevic, dont l'indéniable évolution versificatrice, depuis 1942, tendit toujours vers le raccourcissement, vers l'expression de l'essentiel, non, du quintessentiel. Guillevic, chantre de la pierre qui parle, chantre du style lapidaire, moderne et ancien à la fois. Dire tout de l'humanité, de la nature, en le moins de mots possible. C'était cela, l'art admirable de Guillevic, que j'oppose certes aux baroques, mais point pour les rejeter pour autant comme tant d'ignorantins le font. 

Dans Du Silence (extrait de Possibles futurs) Eugène Guillevic écrivait encore : 

Je me dis que la prune
Vit en son noyau

Comme je vis en moi
Dans le sanctuaire

De mon royaume.

Ici, le poète atteint au sublime via la comparaison toute simple mais ô combien profonde. L'intériorisation, le royaume secret, sanctuarisé, que chacun de nous détient et porte en soi... Chacun possède son noyau, chacun est un fruit. Le noyau est le coeur de toute chose. Vive Guillevic !
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dimanche 1 février 2015

Jean Giraud : "Ombres sur Venise". (rentrée littéraire des romans policiers janvier 2015).

Aujourd'hui, une petite critique courte d'un roman policier singulier que j'ai apprécié.



Jean Giraud : Ombres sur Venise (éditions Nouvelles Plumes).

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Par Christian Jannone.

Si vous aimez croiser, mélanger les genres (ici, le policier et le fantastique inspiré de la mythologie antique), ce roman est fait pour vous. L’auteur, professeur retraité, aime à nous intriguer, à nous faire peur, à manier le suspense mais aussi l’humour macabre. Ombres sur Venise, bien documenté sur la Cité des Doges dont il montre les non-dits et les dégradations, même s’il fait parfois un peu « bandes dessinées », tient en haleine jusqu’au dénouement.
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 Certes, le nom du coupable est rapidement révélé, devinable, explicité, mais Jean Giraud sait nous réserver son lot de surprises, de coups de théâtre. En amateur éclairé féru de mystère, de pittoresque, de surnaturel et de mythologie, il réussit pleinement son pari : nous distraire et nous faire oublier nos tracas quotidiens durant 427 pages, sans temps morts. Pourvu d’un sens du détail, de la description, même des atmosphères et des odeurs, de la chronologie, du factuel, tel un journal ou une chronique, il dresse une galerie de personnages tour à tour grotesques, odieux ou attachants. Le style est simple, alerte, bien que l’écrivain ne dédaigne pas montrer çà et là son érudition de voyageur éclairé et de connaisseur des mythes grecs. 
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Un bon livre, certes pas un chef-d’œuvre, mais qu’attendre de plus de ce type d’ouvrage trop souvent mal vu de la critique conventionnelle ?
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