jeudi 8 décembre 2011

Le dossier Aurore-Marie de Saint-Aubain


Article de l'encyclopédie en ligne « Cyberpedia » : 


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Aurore-Marie de Saint-Aubain (Lyon 1863 - Rochetaillée 1894). Née Aurore-Marie Victoire de Lacroix-Laval. Femme de lettres française. D'une vieille famille de l'aristocratie de robe, elle épousa à 17 ans, en 1880, Albin de Saint-Aubain (1858-1918), d'une dynastie de soyeux lyonnais anoblie sous le Premier Empire. Après un exil temporaire de sa famille en Belgique, opposée à la guerre franco-prussienne et à la Commune de Paris (juillet 1870 – septembre 1871), Aurore-Marie de Lacroix-Laval a suivi des études dans différentes institutions religieuses lyonnaises (1871-1877), où elle a appris les Humanités. Un séjour à Paris de 1877 à 1879 lui a fait connaître les cénacles et les salons culturels parisiens, où sa vocation poétique est née au contact du Parnasse. Deux rencontres décisives avec Victor Hugo puis Leconte de Lisle l'ont encouragée à publier à seize ans son premier recueil de vers, « Le Cénotaphe théogonique », déjà marqué par une tonalité nostalgique et antiquisante, une préciosité lexicale extrême et un narcissisme introspectif radical, chaque poème constituant une manière de manifeste élogieux dédié à sa propre beauté.
Adoubée par les parnassiens, Aurore-Marie de Lacroix-Laval, de retour à Lyon, mène une vie mondaine et salonarde, au sein de la haute société industrielle et aristocratique de la capitale des Gaules. Sa fortune faisant d'elle un beau parti à conquérir, conjuguée à son intelligence et à son physique hors des normes de son temps, elle parvient à choisir elle-même son promis, l'industriel et mécène Albin de Saint-Aubain, qu'elle épouse en juillet 1880, ce qui provoque un premier scandale parmi ses contemporains. Mère d'une petite fille, Lise, notre poétesse multiplie les recueils de vers (« Églogues platoniques » (1882), « L'Amphiparnasse du XIXe siècle » (1884), « Épitaphes pour une culture enfuie » (1885), « Iambes gnostiques » (1887)). Elle opte pour une métrique libre, une forme de poésie non définie, riche en correspondances et métaphores, en emprunts à la culture antique, un éloge de l'art pour l'art mâtiné de symbolisme. Elle effectue plusieurs séjours à Londres, Florence, Venise, Paris et Bruxelles.
Son engagement artistique devient politique à partir de 1886 : fréquentant les milieux monarchistes, elle s'engage auprès de la duchesse d'Uzès et défend la cause du général Boulanger, tout en devenant l'amie de sa maîtresse Marguerite de Bonnemain.
A compter du recueil manifeste « La Nouvelle Aphrodite », paru en 1888, la sensualité érotique de ses vers, sous-jacente dès l'origine, se fait plus lascive, plus sulfureuse, influencée par le saphisme. Elle publie en 1890, sous le pseudonyme de Faustine, un roman scandaleux : « Le Trottin », histoire d'une jeune femme de vingt-cinq ans, Cléore de Cresseville, qui se prostitue travestie en fillette et devient tenancière d'un bordel pour clientes homosexuelles pédophiles, dont les petites pensionnaires ont entre sept et quatorze ans ! La rumeur publique lui attribue rapidement la maternité de l'ouvrage obscène mais aussi la mise en pratique des mœurs déviantes qu'elle dépeint avec un réalisme à la fois cru et ampoulé par les surcharges décoratives décadentes (insistance par exemple, sur l'excitation procurée par le toucher, le contact avec les étoffes constituant la lingerie des juvéniles prostituées).
D'une santé fragile, victime de différentes fausses-couches, Aurore-Marie de Saint-Aubain meurt poitrinaire à 31 ans, deux ans après avoir publié son dernier recueil « Psychés gréco-romaines », et avoir laissé plusieurs poèmes inédits qu'elle comptait regrouper sous le titre explicite « Pages arrachées au pergamen de Sodome », édités à titre posthume par Mireille Havet en 1924. La fin de sa vie a été troublée par plusieurs scandales : soupçonnée un temps d'être liée à un crime sexuel à caractère pédophile (l'affaire Hubeau, du nom du coupable guillotiné en 1892), on lui a prêté une liaison adultère avec le compositeur Claude Debussy. Les derniers mois de sa vie, elle aurait usurpé l'identité de sa fille Lise, disparue accidentellement en juillet 1893.
Aurore-Marie de Saint-Aubain était petite de taille et délicate. Elle s'exprimait d'une petite voix douce, enfantine et candide. Les contemporains ont vanté la beauté de ses yeux couleur d'ambre, au regard halluciné, et de sa chevelure châtain clair cendrée et miellée coiffée de boucles anglaises, son teint diaphane et rose, éléments qui rachetaient une poitrine réduite, un visage triangulaire malingre et un long nez.
Elle a été l'amie de Mallarmé, d'Oscar Wilde, de Leconte de Lisle, de Joris-Karl Huysmans et de François Coppée. Admirée de Colette, de Mireille Havet, plus tard de Marlène Dietrich, de Deanna Shirley De Beaver de  Beauregard, la célèbre actrice interprète du film hollywoodien « Letter from an unknown woman » (1948) et d'Alain Robbe-Grillet (particulièrement marqué par « Le Trottin »), elle est devenue une icône « vintage » des milieux lesbiens et « bi ».


Trois poèmes choisis d’Aurore-Marie de Saint-Aubain


Sans titre


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Je pleure l’amour enfui seulette en mon palais.
Tourangelle de buis, morvandelle de blé.
Pastourelle au flageolet flutiau qui en la prime enfance
Jouait la tarentelle et encor d’autres danses.

Je pleure l’amour parti pauvresse en ma chaumine.
Grand’belle suis, petite blonde aussi.
Inerme est la rose, blettie est l’étamine.
Eclisses du bois d’or dites alors me voici !

Je pleure l’amour volé blasée du bel été.
Arantelle des bois, aulnaie aux passeroses.
Que la bergeronnette en cet arbre étêté,
Entonne son trille festif auprès des primeroses !

Je pleure l’amour fané en l’étiolée jonchée.
Malemort, tu te ris, vilenie, tu me blesses !
Mauvaiseté des sens, moques-tu mes péchés ?
Menterie du faux Dieu, veux-tu donc que tout cesse ?

Je pleure l’amour fini en ma bière gaufrée.
Partie par le trépas, d’une fluxion emportée,
Flaccide lys suri, failli est l’hyménée.
Lors est la tige hispide…et j’ai pourri sur pieds.

(1875 : publication posthume dans le recueil « Premiers poèmes » en 1954).











Imploration en forme de thrène à un amour perdu

A Charlotte Dubourg

Jouvencelle gravide à la rose sanglante,
De tes entrailles vives, de ta soie utérine,
L’Éruption génitrice que la vestale enfante
Surgit lors de la nymphe à la peau purpurine !

Charlotte! Sens donc la mort frôlée par le camélia blond !
Virginité perdue, musc, vétiver, qu'à la belle dryade,
Oppose la promise à l'égide, à l'ombilic oblong !
Entends-tu encor la pythonisse, la fameuse Annonciade ?
Au bosquet de Délos, la cycladique sylphide en marbre de Paros
Te supplie, ô Charlotte, fille aimée d’Ouranos
Afin qu'en sa maternité elle la prenne en pitié
Tel l' hydrangea céruléen s'épanouissant libre de toute contingence,
Repoussant dans les limbes l'avorton de l'engeance,
En accueillant dans le giron des dieux ce symbole d'amitié !

Asparagus à l'ivoirin pistil ! Imposte de béryl !
Incarnat de la blonde d'albâtre aux boucles torsadées,
De Charlotte ma mie qui par trop musardait
Vêtue de sa  satinée mante parmi l'acanthe où gîte l'hideux mandrill !
Dorure de la nef en berceau où la mandorle de Majesté
M'apparaît solennelle, en sa Gloire romane et non plus contestée !
Inavouée passion, Dormition chantournée de Celle qui n'est plus !
Charlotte, ma virginale mie, sais-tu ô combien tu me plus ?
Charlotte ! Platonique égérie s'effarouchant à l'orée des manguiers où fleurit la scabieuse,
Tu me suis par delà le péril des syrtes, de la noire frontière, telle une ombre précieuse.

Mater Dolorosa, prends pitié de l’Impure
Dont le douloureux ventre rejette le fruit mûr !
Au sein de la matrice en feu pousse alors l'aubépine !
Parturiente blessée, meurtrie, je souffre en ma gésine.
Charlotte ! Une dernière fois, Charlotte, fille de Laodicée,
Reviens à moi ! Rejoins-moi, pauvre muse, en ma Théodicée !
Implore donc Thanatos, ô mon Enfance à jamais enfuie !
Charlotte, astre de mon cœur, vois donc les larmes d'Uranie !
Traverse le Tartare, encor, encor, n'attends pas le tombeau !
Mon Artémis ! Amour premier lors perdu pour toujours...adieu ma Rose en mon berceau !

(1881 in : « Eglogues platoniques » (1882))







Ode à la nymphe furtive


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L'appel d'or retentit dans un ciel sans étoiles.
Je te vis, esseulée, en cette contrée, sans voiles.
Fugitive tu fus, ma sylphide craintive !
Coruscante dryade, fruit défendu, fornication furtive !
Thébaine aux yeux d'ébène, qu'Athéna Parthénos
Modela dans la glaise sur ordre de Chronos !

Matité d'une peau, carnation exotique !
Naïade d'Insulinde venue d’outre tropiques !
Noirs tes cheveux, de jais tes iris, mais point ton âme,
Qui mon cœur embrasa, voluptueux épithalame !
Farouche vahiné nourrie au caroubier,
Pygmalion te conçut, en futaie d'albergiers !

Es-tu des Îles Heureuses, de l'Arabia Felix ?
De Ceylan, des Orientales Indes, du sommet de la Pnyx ?
La superbe rabattue de l'Empereur de Chine,
Rejeta en toi, ma mie, la fière concubine !
Nue tu fus devant moi, prête aux transports hardis !
Neuve tribade en Thébaïde, prépare mon Paradis !

L'univers lutta lors, contre l'énergie sombre
Du Fils du Ciel trahi, réservant sa faconde,
Engloutissant les étoiles, les astres du Logos !
Corps à corps dantesque, victoire du Rien, ô nouveau Polemos,
Encor en apocryphes codex, Révélation, poussière en devenir,
Par l'eschatologie, voici La Mort, ô Néant à venir !

(mai 1888 : in : « La Nouvelle Aphrodite » (1888))














Jugements sur Aurore-Marie de Saint-Aubain.

Jean Cocteau (1956) :

J'ai déclaré voici quelques temps que tous les enfants avaient du talent -je sous-entendais les enfants poètes et écrivains- sauf Lilou Vouet. Hé bien, je puis vous dire que j'ai trouvé pire que mademoiselle Vouet ! Cette « prodige » de la muse s'appelait Aurore-Marie de Saint-Aubain. Elle a vécu à la fin du siècle dernier. Figurez-vous une Lilou en curls, en pouf et en pire ! A côté de ses vers, l'Anabase de Monsieur Saint-John Perse est d'une intelligibilité rare, et je me refuse à froisser la susceptibilité de Monsieur Saint-John Perse !

Charles Swann (18.) :

Je rencontrai pour la première fois Madame la baronne de Lacroix-Laval, épouse de Saint-Aubain et femme de lettres, de confession parnassienne, que portaient aux nues nos salons, lors d’une de ces indénombrables soirées organisées par Madame Verdurin. Je ne sus si sa présence se justifiait par ses talents de versificatrice ou par ses dons pianistiques, quoiqu’elle jouât inlassablement le même répertoire en tout lieu huppé, à savoir cette quasi rengaine qu’elle prétendait due à quelque compositeur austro-hongrois, de médiocre talent, d’un romantisme par trop échevelé, bien que factice, qu’elle s’obstinait à nommer familièrement de ses prénoms, Stefan ou Daniele.
Pourtant, je puis confesser que Madame de Saint-Aubain me fit forte impression, non pas qu’elle fût d’une beauté exceptionnelle, mais du fait de sa fragilité exquise. Un minuscule bébé de porcelaine, une menue poupée aux blondes anglaises mellifères et cendrées, à la voix d’une gaucherie et d’une ténuité telles qu’il eût fallu un cornet acoustique pour en saisir toutes les inflexions ambivalentes, me fut présenté par Madame Verdurin. Son regard me surprit : en l’ambre de son iris aussi rêveur qu’absent, je ressentis quelque chose de quintessencié, comme l’expression du parfum d’une fleur s’ouvrant à l’aube pour mourir dès le soir. Ses joues étaient trop rouges, et ses toussotements intermittents, quoiqu’elle eût osé ce soir-là la rusticité audacieusement arborée du châle et de la fanchon par-dessus une robe de surah, de soie et de taffetas d’un gris souris nacré, afin qu’elle protégeât son fluet organisme de la brise frisquette du début du printemps, trahissaient en son corps l’atteinte de la consomption qui devait l’emporter. Cependant, sa minauderie snob dévoilait sa superficialité mondaine, elle qui, un jour, était chez la duchesse d’Uzès, pour se montrer le lendemain parmi les hôtes éminents de la duchesse de Guermantes, errant ensuite d’heures vespérales en nuitées au sein de la sémillante compagnie de la marquise de Villeparisis et de la princesse de Sagan. Malgré tout, les inflexions de cette voix demeuraient enchanteresses et lorsque la poétesse sentait quelque répit en ses bronches, pouvant ainsi se permettre, deçà-delà, l’abstème de ses quintes gênantes (ceci constituant un euphémisme car il est des euphémismes comme de la diplomatie), sa bouche aux petites lèvres purpurines émettait quelques curieux claquements de la langue, d’une connotation quasi scabreuse pour qui fréquentait les maisons dites de tolérance, en même temps que son phrasé se faisait plus rythmé, comme si elle eût déclamé une prosopopée d’une emphase supposée cicéronienne. Elle tentait semble-t-il de reproduire la prosodie gréco-romaine, échauffement précédant la récitation de ses poésies, qu’elle ne manquait jamais de caser en toutes ces soirées, optant soit pour une évocation anacréontique, soit pour les plaisirs de l’hendécasyllabe, soit pour l’affreux baïfain qui n’était jamais parvenu à s’imposer depuis la Pléiade.
De ce fait, sa propension passionnée me sembla telle une dernière survivance du romanesque stérile, du bovarysme, de la fatuité romantique. Je pressentis en Madame de Saint-Aubain une attirance trouble pour la gent de son sexe, car elle ne cessa de regarder Odette de Crécy de toute la soirée. Ce fut alors que Bergotte me déclara : « Quelle belle enfant, vraiment ! »

Deanna Shirley De Beaver de Beauregard (1942): 

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Who? Aurore-Marie de Saint-Aubain ? How, yes ! I know ! I’m so fond of her poetry ! She looked like me so much ! She was a gorgeous little blonde, as me ! I love her ! Her dreamy hazel and amber eyes were so beautiful !

Alain Robbe-Grillet (1998) :

L’œuvre d’Aurore-Marie de Saint-Aubain qui a ma préférence, c’est son fameux roman hot, « Le Trottin », qu’elle a écrit en 1890 sous le pseudonyme de Faustine. Je m’en suis librement inspiré. La scène du «Trottin » que j’apprécie le plus, excusez du peu, c’est celle de la flagellation par une gamine de quatorze ans, miss Adelia O’Flanaghan si je me souviens bien,  pomponnée en dessous « Scarlett O’Hara » ou « Lucky Luke » (vous savez, les fameux pantalons de lingerie en vogue au XIXe siècle) d’un bourreau vêtu seulement d’une espèce de slip de cuir à braguette proéminente et d’une cagoule cloutée. C’est très sado-maso ! Maints passages du « Trottin » sont de la même veine. L’ensemble de l’ouvrage s’avère d’une verve et d’une verdeur rares, du moins pour qui apprécie l’érotisme précieux et décadent fin-de-siècle.

Anna de Noailles (entretiens avec le journaliste Pierre Delachenal, 1925 : extraits) :

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« Personnellement, je n’ai jamais rencontré Madame de Saint-Aubain, mais j’ai lu assidûment son œuvre, parfois hermétique, mais souvent magnifique. A ses obsèques lyonnaises, le 14 mars 1894, il y avait une foule d’adulatrices de la bonne société. La pauvre était souffreteuse et poitrinaire ! Elle n’avait pas 31 ans lorsqu’elle est morte. Certains de ses vers sont de pures splendeurs, par exemple :
« Traverse le Tartare, encor, encor, n’attends pas le tombeau !
Mon Artémis ! Amour premier lors perdu pour toujours… adieu ma Rose en mon berceau ! »
- Vous admettez donc, Madame, que jamais l’amour saphique ne fut exprimé d’une manière aussi délicate et raffinée…
- Cela n’a pas été toujours le cas : voyez son ultime recueil posthume, publié l’an dernier grâce à Madame Mireille Havet, dont les orientations sexuelles sont bien connues. Pourquoi donc ce titre : « Pages arrachées au pergamen de Sodome » ? Il eût mieux valu qu’elle nommât cet ouvrage : « Pages arrachées au pergamen de Gomorrhe », ainsi qu’il est dit dans les derniers romans parus de feu Monsieur Marcel Proust concernant l’inversion féminine. Je ne l’aime guère et le trouve par trop obscène et scabreux, quoiqu’on y retrouve toujours sa touche maniérée si caractéristique…
- Peut-être que ce titre, voulu par la poétesse, était originellement destiné à égarer le lecteur masculin porté sur les penchants interdits… On prétend également que la naïade indienne aux cheveux d’ébène figurant dans ces textes sulfureux, ce serait vous, préadolescente !
- Je vous ai déjà dit que nous ne nous sommes jamais rencontrées ! La naïade, la sylphide, l’hamadryade indienne, la « Thébaine aux yeux d’ébène » serait en fait, selon les exégètes, la comtesse Angélique de Belleroche, dont la beauté brune est effectivement du même type que la mienne.
- Madame de Noailles, croyez-vous aux divers bruits courant sur la fin tourmentée de l’existence de Madame de Saint-Aubain ?
- Vous faites allusion à sa liaison adultère avec Debussy, à la fausse couche qui aurait hâté la fin de cette si chétive personne déjà rongée par la maladie ?
- Pas seulement. Aurore-Marie de Saint-Aubain aurait usurpé l’identité de sa fille Lise, dont le décès accidentel a été longtemps caché. Sous cette défroque de fillette, à l’institution Notre-Dame de la Visitation, elle aurait connu son ultime amour saphique, une jeune Espagnole de douze ans…sans oublier ce meurtre d’enfant troublant de 1891…
- Des on dit, que tout cela, des on dit ! Monsieur de Saint-Aubain, qui s’était remarié et avait eu une postérité de son second lit, n’en a jamais rien soufflé, même à l’article de la mort. Cela serait également accréditer le mythe de la présence de Caserio, l’assassin du président Sadi Carnot, aux funérailles de la poétesse, et son illumination quasi mystico-anarchiste produite lors de cet événement, le poussant à l’acte que l’on sait quelques mois plus tard, comme si une entité supra-humaine lui avait donné l’ordre de tuer le chef de l’État.
- On la disait prêtresse d’une secte. Mais elle s’est reconvertie au catholicisme, embrassant frénétiquement le crucifix durant son agonie qui se prolongea près de deux horribles semaines. Elle mourut le 11 mars 1894. »

Gabriele d’Annunzio (1911) :

Aurore-Marie de Saint-Aubain fout la plous précieuse, la plous raffinée des poétesses dé la fin dou dernier sièclé ! Sa cheveloure était extraordinaire ! Meglio qué celle dé Marie-Madeleine ! Nous nous rencontrâmes à Vénise en 1888, alors qué jé composais il mio roman « Il piacere », écrit dans oun langage précieux apparenté à soun stylé ! Elle m’adouba ! J’avoue qué jé l’ai copiée ouvertément ! Jé cherchais oun tradoucteur francese et elle sé proposa, mais tomba maladé peu après ! Finalmente, c’est il signore Georges Hérelle qui s’est attelé à cette noblé tasca ! Aurore-Marie et moi, nous avions beaucoup de points communs : l’esthétique, les idées politiques, la daté de naissance (1863) et l’âge auquel nous avions poublié notre prémier recueil de vers : seidici anni ! Era bellisima !
Max Perrot, historien (1990) :

Aurore-Marie de Saint-Aubain fut une poétesse décadente, bisexuelle, parnassienne, nationaliste, proche de Déroulède, de Boulanger et Drumont, dont le style est si daté et ampoulé qu’on ne la lit plus guère aujourd’hui, comme d’ailleurs Paul Bourget, qui fut aussi de ses amis. Si elle n’était pas morte dès mars 1894, elle aurait figuré parmi les grandes figures antisémites et antidreyfusardes et aurait sans doute terminé sa vie en compagnie des thuriféraires du Maréchal Pétain qui figura d’ailleurs parmi ses lecteurs assidus !
André Breton (1930) :

Je déteste royalement Aurore-Marie de Saint-Aubain. Ses poésies ne sont que fatuité, fausseté, superficialité, viduité artificieuse, vanité… Rien de spontané, de ce libre jeu de l’inconscient, de l’écriture automatique réellement inspirée en ces parangons d’une littérature bourgeoise décadente ! Cette femme ne fut selon moi qu’une coqueluche de salon réactionnaire puant la vieille momie, bien qu’elle soit morte à 31 ans. Que ses affreux vers restent enterrés où ils sont, et que nul ne tente d’exhumer ces nigauderies de petit rupin pour midinettes inverties !

Simone de Beauvoir (1960) :

Mes sentiments envers Aurore-Marie de Saint-Aubain sont ambigus et partagés. Permettez donc que je sépare l’œuvre, médiocre et condamnable, de la femme, de la féministe d’action qui osa revendiquer ses préférences sexuelles et lutter pour la reconnaissance de sa liberté de mœurs. En femme émancipée, elle osa imposer elle-même son choix matrimonial à un milieu bien-pensant engoncé dans ses traditions séculaires. Si Colette a tant apprécié sa personnalité à défaut de ses vers surchargés, cela a été à juste raison ! Libre et païenne elle fut, en un temps où l’on n’acceptait que les grenouilles de bénitier vouées à leurs grotesques œuvres pie ! Libre d’aimer qui elle voulait, femmes, fillettes, hommes… Claude Debussy comme Marguerite de Bonnemains ou Angélique de Belleroche alors que celle-ci n’avait que treize ans ! Son « Trottin », texte des plus militants, scandalisa les bonnes âmes confites en catholicisme. Elle fut la prémonition d’une nécessaire révolution des mœurs. Il était dommage qu’elle fût nationaliste plutôt que vouée à la cause du peuple ! Son milieu aristocratique joua contre elle, tel un mauvais atavisme ! La mort heureusement précoce de ses géniteurs –osons le dire en face- a cependant permis qu’elle s’émancipe dès l’adolescence. Je frôle peut-être l’aporie, la contradiction : si Aurore-Marie de Saint-Aubain avait été issue de la classe ouvrière, elle n’aurait pas eu l’ombre d’une chance de goûter à la liberté. Dommage que ses poésies nous soient devenues indigestes, illisibles, pour ne pas dire comiques de par leurs boursouflures !


Pour finir, deux extraits du Trottin (chapitre IV)

(…) Adelia O’Flanaghan était en ses quatorze printemps. 

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 Divers bruits couraient sur ses origines, rumeurs selon lesquelles, entre autres, elle n’était issue de rien, car d’une fort basse extraction. On la disait fille naturelle d’un esquire ou d’un duc de ; elle avait connu une enfance malheureuse, la faim, la misère effroyable, la fabrique ou la mendicité. On prétendait qu’on l’avait arrachée à l’âge de dix ans aux bas-fonds de Dublin ou d’ailleurs, qu’on l’avait tirée du ruisseau ou de la plus belle maison de passe de Londres, à moins qu’on l’eût ôtée des griffes d’une marâtre impitoyable. On racontait toutes sortes de choses sur elle, parce qu’en fin de compte, on ignorait tout d’elle.

  Délie-Adelia était des plus jolies. Ses cheveux, d’une nuance brun-roux cuivrée, que l’on dit en anglais auburn, cascadaient sur son buste en longues mèches ondulées et soyeuses. Son nez était petit, pointu, spirituel car retroussé, quoiqu’il fût marqué ça et là de petites taches de rousseur qui n’ôtaient rien à sa grâce, au contraire. Ses yeux verts et pers avaient des éclats citrins qui vous subjuguaient. Sa silhouette apparaissait gracile, quoiqu’elle fût plutôt tout en nerfs.

 En réalité, Adelia était née en 1876, d’un père inconnu d’origine modeste et sa mère, ouvrière dans une filature de coton, avait succombé à la tuberculose. Placée dans un orphelinat de Dublin à l’âge de sept ans, elle avait subi maints mauvais traitements, force châtiments corporels, dans ce qu’on eût dû qualifier d’écolage de la perversion. Moyennant espèces sonnantes et trébuchantes, ladies et gentlemen avaient pour habitude d’adopter les enfants de cette institution parmi ceux qui leurs paraissaient les plus misérables, miséreux, pitoyables et loqueteux. La plupart en faisaient leur chose, leur bibelot, leur pet. Adelia eut plus de chance : la Dame qui l’adopta était une duchesse de. , et elle était française. Mère d’un fils unique décédé à onze ans d’une vilaine méningite, Madame de., en mal d’enfant, s’était résolue à une adoption simple, via une transaction dont le montant demeura inconnu. Dès lors, alors qu’elle atteignait ses dix printemps, Délia connut les délices de Capoue et se vautra dans la soie, les rubans et les lambris, ce qui la gâta encore plus.

  Sa bienfaitrice lui prodigua une excellente éducation. Elle apprit à parler noblement, à s’exprimer dans la langue châtiée et compassée du Grand Siècle. Délia mania à la perfection la concordance des temps, les imparfaits du subjonctif et la seconde forme du conditionnel passé. Au lieu de dire j’veux ça ou j’ai envie d’ça, elle quémandait et suppliait Madame avec humilité et déférence :
S’il vous plaît Madame, j’eusse souhaité que vous m’offrissiez ce mignard colifichet ;
ou encore :
J’eusse espéré que vous fussiez aise, Madame ; que ce menu cadeau vous agréât.
Elle n’osait l’appeler mère.

 Quoiqu’elle conservât un léger accent de la verte Erin, que d’aucuns qualifiaient de coruscant, de gorgeous ou de delicious, Délie aimait à tourner ses phrases à la manière de l’Ancien Temps à les prononcer comme cela fut autrefois d’usage en blésant, zozotant ou grasseyant, ce qui créait une effet comique chez ceux qui n’étaient point de la Haute. Lorsqu’elle parlait, elle se dressait avec suffisance sur ses bottines, tel un coq sur ses ergots, en pointant la trompette de son petit nez. On comprenait que de si bonnes manières pussent séduire Mademoiselle Cléore, amie de la duchesse. Adelia était catholique et croyante, comme toutes les Irlandaises. Elle ne manquait jamais l’office dominical de Saint-Philippe du Roule. Il était inéluctable que Cléore et la petite chipie s’y rencontrassent. Cela se produisit à la messe du Vendredi Saint de la Pâques 18. Délia venait d’avoir treize ans. Sous le vernis trompeur de la bonne éducation, Cléore sentit que la petite fille recelait des trésors troublants d’effronterie et d’impulsivité. Elle se pâma au spectacle de sa beauté, des somptueuses parures juvéniles qui la couvraient. Cléore avait beaucoup lu ; son cœur bovaryste baignait dans l’esprit romanesque. Mais aucun roman, même le plus leste, qu’il fût écrit par une tribade ou un antiphysique, qu’il circulât sous le manteau, n’avait tenté de soulever cette question fondamentale : était-il possible, dans la fiction comme dans la réalité, qu’une femme et une fillette s’aimassent ?

 Le lien se noua, indéfectible. Cléore voulait Adelia ; elle l’obtiendrait, quel qu’en fût le prix. Elle la racheta à la duchesse de. , comme on acquiert un chiot. Comme à l’accoutumée, le montant de la transaction resta secret. Tout ce que l’on sut, c’est que les tractations avaient duré un moment, que Cléore avait dû payer de sa personne, se montrer persuasive pour qu’elle l’emportât. Dès lors, devenue le Salai de Mademoiselle, Adelia l’accompagna partout tel un giton impubère dans tous les lieux huppés, exécutant des courbettes répétées dans les salons où les personnes titrées bruissent et s’infatuent de leur préciosité adventice, de leur julep inutile et parasite. Ces salonards ne se privaient pas d’interroger Mademoiselle la comtesse, qui présentait Adélie comme sa jeune nièce orpheline. Du temps de la douceur de vivre, la chose était un lieu commun : filles ou nièces (selon le degré de faveur dont elles jouissaient) peuplaient la cour, les palais, les folies. Ces messieurs-dames admiraient l’entregent de Délia, le luxe de ses toilettes, la mignardise des faveurs qui ornaient robe et cheveux. Ils s’extasiaient, hypocrites, de sa voix flûtée et fruitée qui, à ravir, chantonnait des mélodies de messieurs Duparc et Fauré, de ses mains ivoirines qui pianotaient Chopin, Schumann et Liszt ou traçaient au fusain des portraits – car la petite était ambidextre – dignes de monsieur Forain, se ravissaient de son blèsement snob, du galbe de ses pieds mutins pris dans de graciles bottines ou chaussures vernies à lanière. Délia était devenue la coqueluche, le fétiche des salons, le ouistiti savant, le bébé irlandais de la comtesse de Cresseville(…)

(…) Ainsi privilégiée, Délie multiplia les caprices et les dépravations. Elle fuma de l’opium. Elle se maquilla, s’enduisit de fards, de rouge, de poudre, de crèmes et pâtes de beauté dérobées à Mademoiselle et carmina ses lèvres, qu’elle n’avait point pulpeuses. Elle demeurait des heures à la coiffeuse, se brossant les cheveux, usant du fer à friser presque à s’en brûler le cuir. Délie voulait des boucles, des torsades, des english curls, à la semblance de celles de sa maîtresse, de sa Cléore. Elle ornait ses frisettes de faveurs et padous en soie, en satin ou velours, qu’elle parfumait à la violette ou à la cardamome. Un jour, elle découvrit dans un vieux magazine anglais une lithographie de Jane Morris, une des muses du peintre Rossetti. Elle voulut l’imiter, gonflant son cou tel un jabot, prenant des poses affectées, crêpant ses mèches. Elle inondait sa peau de parfums bon marché à la rose et au muguet, qu’elle payait de ses propres deniers, embaumant les aîtres jusqu’à les en blaser d’amertume.

 Elle aimait à ce qu’on l’appelât, dans le sens à la fois littéral et graveleux du terme ma petite chatte. Les clientes, que nous verrons dans quelques pages, la flattaient, lui susurraient des mots affectueux que ses oreilles goûtaient : mon poupon, mon baby, ma poupoule, ma bibiche, ma poupette… Elle aimait à ce qu’on l’appâtât par des affèteries, par des minou, minou ou pussy, pussy ; à ce qu’on lui offrît de délicieuses friandises. Les sucres d’orge avaient sa préférence, des bonbons bien spéciaux, aromatisés à la fraise, au citron ou à l’orange, conçus pour la maison, dressés comme des membres virils, qu’elle suçait en soupirant à longueur de journée, y éprouvant des délices émollients, affalée sur un sofa. Elle exhibait avec une obscénité crâne de garce, à qui en réclamait la contemplation, son troisième œil de Golconde, son rubis du Gujrât[1]. Les dames dépravées se pâmaient lorsqu’elle soulevait ses jupes, écartait ses jambes et ouvrait le bouton de l’entrecuisse qui fermait ses pantalons puis repoussait le tissu pour exposer son joyau indien pervers brillant de mille scintillements vicieux. Elle jouait aux entrechats ou au cancan, faisait le grand écart, imitant la bien connue artiste Demi siphon. Elle craignait que le chirurgien ou le joaillier se fussent trompés d’orifice, quoiqu’elle urinât avec facilité, se gourmandant parfois de sa méconnaissance enfantine de la physiologie génitale. Elle aimait à se faire photographier et à se mettre en scène. Elle obtint de monter une représentation des Peines de cœur d’une chatte anglaise, quelques saynètes seulement, certes, mais à l’attention expresse et privilégiée du public de la maison. Son masque de minette, en poils de matou authentique, moustaches incluses, créa la sensation. Elle joua son rôle à ravir, composant ses tirades de miaulements, de meou, miaou, miaraou calqués sur ceux des chattes en œstrus qu’elle entendait le soir, au clair de lune.

  Elle ne se promenait pratiquement plus qu’en dessous, à longueur de temps, sauf lorsqu’elle était en représentation, finissant par faire de cette lingerie sa seconde peau. Il n’était point rare de la croiser en simple chemise de batiste, pantalons ou bloomers bouffants tout en coton, d’une douceur d’ouate émoustillante, telle une petite, un bébé de maison de tolérance du Sud moite de l’Amérique, les pieds nus, en train de frotter ses fesses de poupée sur le parquet, telle une effrontée, jusqu’à ce qu’elles fussent sales. Elle devint le calvaire des blanchisseuses. Elle en attrapait une quasi malemort, toussotant et crachant comme une phtisique, ne se résolvant jamais à se couvrir un peu. S’il venait au grand jamais à Sarah la velléité de la réprimander pour son impudicité, elle haussait les épaules avec désinvolture, faisant preuve d’un je-m’en-fichisme crasse de fille qui s’en croit. Délie répondait vertement qu’elle ne faisait que jouer à la canotière sur un petit bateau, comme ces fameux personnages débraillés des toiles de monsieur Renoir s’affichant en maillot de corps au vu et au su de tous. Elle put poursuivre son vice d’ingénue libertine en toute équanimité, sa lubie, sa propension à l’exhibitionnisme d’une plus que nue à la grande réjouissance de ces Dames(…)






[1] Adelia O’Flanaghan, dans un passage non reproduit ici, s’est fait enchâsser une gemme à l’emplacement du sexe. Nous rappelons que Le Trottin est un roman éminemment érotique et saphique réservé à un public très averti.

vendredi 11 novembre 2011

Camera obscura

Avertissement : cette nouvelle, écrite par Aurore-Marie de Saint-Aubain en 1890, du fait de son caractère dérangeant et érotique, est réservée à un public averti.





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Christian Jannone présente :
Camera obscura ou Les mystérieux clichés censurés du révérend Dodgson.

Par Faustine[1]

La présente nouvelle, publiée clandestinement en 1890, fut rapidement intégrée dans un ensemble littéraire plus large : le roman « Le Trottin », dont l’érotisme saphique affirmé fit scandale à l’époque. Tout en confirmant une légende remise en question depuis le début du XXIe siècle sur les penchants pédophiles de Lewis Carroll,
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cette œuvre apparaît comme un manifeste de l’amour pour les nymphettes. Elle est prémonitoire de Renée Vivien,
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Vladimir Nabokov et David Hamilton.

  En ce commencement du mois de novembre 1889, les premières froidures et gelées du matin envahissaient les pelouses abandonnées de Moesta et Errabunda, cette singulière propriété rococo du siècle de Louis XV sise près de Condé en Brie, nouveau Saint-Cyr voué en notre fin-de-siècle à d’inavouables enseignements que l’on disait saphiques, établissement chargé de l’éducation de fillettes orphelines de plus ou moins hautes extractions. Mademoiselle la comtesse Cléore Julie Delphine de Bonnieux de Cresseville, jeune femme rousse de vingt-cinq ans d’une fort menue silhouette, était la fondatrice et la directrice de cette institution qui se réclamait de la tradition de Psappha et Bilitis.  Moesta et Errabunda comprenait vingt-deux petites pensionnaires auxquelles on assurait le gîte et le couvert, fillettes dont les âges s’échelonnaient de sept à quatorze ans. Comme à Saint-Cyr, on les différenciait par des grades arborés sous la forme de rubans et padous de satin et de soie, du blanc pour les nouvelles admises au fuchsia pour la plus âgée, miss Adelia O’Flanaghan, favorite de la maîtresse des lieux. Parmi les autres pensionnaires notables figuraient mesdemoiselles Daphné et Phoebé de Tourreil de Valpinçon, jumelles de leur état et bien mignonnes blondines, bien qu’elles souffrissent d’une singulière maladie chronique de langueur que l’on nommait leukémia, mal qui nécessitait qu’elles s’abreuvassent de sang frais d’origine animale. Le bruit courait en toute la contrée qu’elles étaient des vampires.
  Cléore de Cresseville, était forte d’un bon apprentissage de la photographie, pratique de dilettante, certes, mais pratique artistique tout de même, à la manière anglaise, sous l’influence de Mrs Cameron et du révérend Dodgson, auquel elle venait d’écrire pour qu’il vînt exercer son art en l’Institution, connaissant ses goûts particuliers pour les amies-enfants. A cela s’ajoutait une fascination irréfrénable pour l’exposition des corps enfantins dénudés sous l’œil indiscret de l’appareil photographique ainsi que pour l’étude de la décomposition du mouvement de ces mêmes corps impudiquement exposés, dans le style admirable d’un Mr Muybridge. Cela constituerait autant d’icônes, d’effigies de ces fillettes plus ou moins nues, idoles néo-antiques, Antinoüs femelles à la jeunesse immobilisée à jamais par l’oculus de la chambre noire, sorte d’éternelle juvénilité des aimées fixée, éternisée et pérennisée. 
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  Répondant à l’invitation de Cléore, Charles Dodgson arriva en l’Institution le lendemain de la Saint-Martin. Il se présenta en grand arroi, encombré de tout un appareillage photographique et chimique, d’une bibliothèque ambulante composée d’œuvres majeures de nos grands écrivains et poëtes victoriens dont lui-même sous son nom de plume, sans compter une théorie d’étranges jouets plus intrigants les uns que les autres. Il s’insinua comme un pique-assiette en séjournant trois longues semaines à Moesta et Errabunda.
  Alors que Cléore s’était attendue à ce qu’il jetât son dévolu sur Adelia, du fait que tous deux partageaient la même langue maternelle, Dodgson préféra les jumelles, à cause de leur trompeuse pureté enfantine. Le doux, céruléen et grave regard languide attendrissant de Daphné et Phoebé le fascinait. Elles étaient blêmes comme des lys et il les croyait vierges. Il faut dire qu’elles incarnaient un idéal de beauté préraphaélite. La leukémia chronique dont elles souffraient et leur presque albinisme les enjolivaient tant qu’elles en étaient devenues le symbole même de la diaphanéité blonde incarnée. Dodgson se les figurait jà dans une nudité idéalisée d’innocence, sans même se douter qu’elles touchaient à l’âge du duvet pré-pubertaire. D’après le révérend, leur gémellité sororale constituait à elle seule une énigme mathématique et zoonomique digne de Gauss et d’Erasmus Darwin, tout comme le mystère sanguin de leur maladie de langueur, la soie immanente de leurs longues english curls d’un blond nordique et leur silhouette d’elfes d’une évanescence rare. Il saisit leur unicité gémellaire, leur aspect de Dioscures femelles, peut-être issus de quelque énigmatique parthénogenèse mariale, lui qui n’était pas papiste. Il prenait souventefois un breakfast anglais en leur suave compagnie, les bourrant à ces occasions de plum-puddings, de plum-cakes, de bacon, de pancakes et de muffins afin qu’elles se remplumassent. Tout en se réjouissant du rosé de leurs joues et du mignon tablier enfilé sur leurs robes blanches qui lui rappelait sa chère Alice, il poursuivait la manducation matutinale en leur proposant en supplément œufs brouillés ou mollets, sirop d’érable, pâtes de coing et tartines dégouttant et transsudant de miel, de confiture de rhubarbe ou de marmelade d’orange. Les lèvres et les joues maculées, barbouillées, moites et luisantes de toutes ces gourmandises nutritives, Daphné et Phoebé, qui n’appréciaient que les sucreries et le sang, écoutaient religieusement le révérend orienter la causette vers des sujets plus philosophiques, vers un tour plus socratique en des dialogues gnostiques, où maïeutique, propédeutique, synecdoques et accolages de mots les ébaudissaient et les distrayaient du fait de la virtuosité de ces figures de style. Studieuses et séduites par les manières et le savoir de ce vieux garçon timide au visage encore étonnamment jeune, porté sur les amies-enfants, elles le questionnaient avec une niaiserie d’oies blanches médiévales, multipliant les naïvetés de lais féériques du style « Mon révérend, pourriez-vous nous dire s’il est vrai que la Lune, notre Séléné, est suspendue au ciel par des fils de soie ? »
  Pourtant, alors qu’elles faisaient de leur côté des efforts nonpareils pour s’exprimer en alternance dans les deux langues, anglaise et française, sans jamais bafouiller mais toutefois en grasseyant et en blésant, Daphné et Phoebé éprouvaient une gêne sincère face aux laborieux verbiages de bègue du révérend écrivain.
« Je…je vais vous prop… popr… vous montrer ma valise de …d’énigmes…
- Une valise qui contiendrait des attrapes…
-… et des farces pour nigaudes ? s’interrogeaient-elles, l’une débutant la phrase, l’autre l’achevant, parfois dans une langue divergente.
- Non…non…pas ce…cela.
- Sont-ce de savoureux bonbons au poivre, ou quelques chocolats aux aulx que vous allez nous proposer, telles ces friandises du démon qu’Adelia nous offrit pour notre anniversaire voilà tantôt dix jours ? Nous avons jà treize ans !
-Je…admi…rez et…vo…voy…ez, misses. Ou  plutôt you…young la…dies. »
  Dodgson exhiba d’une mallette de cuir plusieurs casse-têtes mathématiques, dont des sphères armillaires à l’emboîtement fascinant. Naïf, il croyait s’adresser à d’innocentes amies-enfants. Afin qu’il les dorlotât, Daphné et Phoebé feignaient une mine triste, ouvraient comme des fanaux leurs grands yeux suppliants et mélancoliques, faisaient semblant l’une de se plaindre d’un bobo au petit doigt en y nouant un morceau de mouchoir, l’autre d’avoir mal à la gorge en toussotant sans cesse et en s’exprimant d’une petite voix flûtée quémandant des guimauves. Dodgson les cajolait lors, les embrassait, consolait leurs petits chagrins de poupées qui n’étaient que feintises.

******

  Le trio se revit chaque jour, jusqu’à ce qu’il vînt l’envie à Dodgson d’immortaliser ces deux petites merveilles sur plaque photographique. Il en informa Cléore et Sarah, sa dame de compagnie tzigane, leur expliquant qu’il souhaitait que Daphné et Phoebé posassent ensemble pour des tableaux vivants à l’antique. Il s’inspirerait, expliqua-t-il, des peintres situés entre les Carrache, le Dominiquin et Salvator Rosa  mais également de peintres anglais contemporains. Il exposa, en un symposium digne d’une apologie de l’Aesthetic movement auquel Cléore adhérait, en quoi consistait l’art de Julia Margaret Cameron,
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disant, qu’à la manière de cette dernière, il jouerait de l’évanescence pellucide naturelle des jumelles afin que ses clichés apparussent floutés, impressionnistes, pictorialistes et sépia et que l’on perçût seulement les linéaments des êtres irréels dont l’image était fixée. Il ordonna à la valetaille en perruque qu’elle fît de la place dans le grand salon d’honneur, en poussant meubles, sofas, harpe et piano.
 Lorsque Sarah, son rosalbin Zorobabel sur l’épaule, vint chercher les jumelles dans leur chambrette, elle les surprit dansant enlacées ensemble, sur la musique nasillarde et lente d’un phonographe à cylindre Edison où l’on reconnaissait vaguement le prélude de Lohengrin, toutes soupirantes, le regard embué de larmes, frottant leurs petits nez l’un contre l’autre, revêtues de leurs plus jolis atours de mousseline et de batiste, affichant avec ostentation leurs nœuds bleu-nattier. Sarah interrompit leur étreinte langoureuse d’amoureuses transies. Elle réprouvait ces amitiés étranges, saphiques certes, mais surtout incestueuses, contre nature. En grommelant, sous les sarcasmes du rosalbin qui ne cessait de coqueter « Les p’tites gouines ! Les p’tites gouines rôo ! », Daphné et Phoebé s’allèrent lors au salon où le révérend avait jà déplié le pied de son appareil et commençait à installer la chambre noire à soufflet. Sarah désigna le paravent de soie chinois au motif de grues cendrées, leur demandant qu’elles se missent en tenue antique pour poser. La vieille gitane ordonna ensuite aux larbins qu’ils jetassent plus de bûches dans la cheminée afin que nos petites n’eussent point froid en nu gréco-romain. La manière dont les jumelles interprétèrent cet ordre ne correspondit pas tout à fait à ce qu’en attendait Dodgson : elles étalèrent ce qu’elles entendaient par nudité antique. Elles s’affichèrent certes torse nu, mais en pantalons de dessous érotiques, d’une provocation et d’une impudicité inouïes. Cette lingerie était fendue et ouverte sur l’anus, le sexe et le pubis.
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Dodgson se troubla, eut du mal à réprimer l’expression de sa virilité en devinant, vague, sur la fente de devant, près de l’entrejambes, un soupçon duveteux pubien blond clair qui prouvait l’authenticité de la teinte de cheveux des fillettes. Il constata que leurs mamelons, jà dressés, présentaient d’innombrables traces bleuâtres de suçons et de mordillements. Il vit que leurs dos se zébraient de cicatrices de flagellation, sport qu’elles pratiquaient à deux ou en compagnie d’Adelia. De plus, si leur peau translucide de vraies blondes était d’une troublante diaphanéité quasi fœtale et intra-utérine, elle exhalait cependant des fragrances brûlantes, musquées, ambrées, fortement aphrodisiaques. Il faut dire que les torses de Daphné et Phoebé paraissaient luire d’une onction d’huile. Elles aimaient à humecter leurs pousses pectorales rosées embryonnaires, leur ventre, leur dos et leurs fesses de parfums anciens, d’une extrême vieillesse, épaissis par l’âge, poivrés par leur décomposition, tournés, rancis, huileux et bien violents, propres à enflammer leur désir mutuel, parfums putrescents qui piquaient leurs narines de leur arôme vieillot, comme si on les eût soutirés sous la forme d’un suc résiduel d’un balsamaire, d’un aryballe et d’une pyxide de Halos, d’Herculanum ou de Paestum.  A ces humections rituelles dignes de Bilitis, de Lesbia, de Poppée ou d’Ovide, elles ajoutaient une cire épilatoire qui les débarrassait du duvet blondin de leurs bras et de leurs jambes, tout en conservant l’essentiel pubien lors naissant. Puis, elles ajoutaient de lents massages digitaux ou linguaux de beurre salé suri, qu’elles épandaient sur le dos, le cou, la nuque, l’abdomen, l’entrecuisse et les fesses, très en profondeur aux deux derniers endroits, beurre rance auquel elles additionnaient un condiment nègre : le karité. Ainsi oints jusqu’en leurs orifices, leurs épidermes aromatisés embaumaient de fragrances vénériennes d’une telle blettissure que les domestiques eurent grand mal à se retenir de débecter, comme s’ils avaient humé quelque camembert fort antique qui eût servi de mètre-étalon de la puanteur. Les échanges chimiques que tous ces composés engendraient finissaient par produire une admixtion magique d’où émergeait une substance opiacée, sirop ou julep corporels d’un genre nouveau, substance qui abrutissait les fillettes de son prégnant fumet aphrodisiaque huileux. C’était un effluve fauve d’œstrus, un musc primitif, antédiluvien, de l’origine préhistorique de la sexualité humaine. 
  Ecœuré, Dodgson ne pouvait qu’être dérangé par les usages érotiques singuliers de ces fausses incarnations de l’innocence blonde. Pour lui, tout allait trop loin dans l’inconvenance. Il harcela Cléore de questionnements au sujet des bloomers de créatures, sans faire cas de la vêture pourtant explicite de Lady de Cresseville, elle-même ambigument adonisée en femme-enfant modèle aux anglaises carotte, enrubannée de ses faveurs de soie pourpres et noires qui la désignaient clairement, sans équivoque, comme la mère-maquerelle de ce duo de jumelles-putains. Pour l’immortel auteur des pérégrinations féériques d’Alice, la vêture de Daphné et Phoebé équivalait à aller nues comme un saint Jean. Il s’en offusqua :
« La…Lady de Cre…Cresse…Cresseville. Ces…ces pan…pantaloons sont bien…im…pudiques et in…convenants. »
  Dans la prude bouche victorienne de l’ami et créateur d’Alice, c’était là critique bien affûtée. Cependant, l’élément obscène de la lingerie des deux inséparables gaupes miniatures, qui dévoilaient sans retenue leur douce peau nymphéenne apogonotonique[2], n’était pas le seul composant turbide qui pût choquer notre puritain, en plus des humections chancies et des traces dorsales de coups de fouet : ce linge reprisé suait en lui-même une saleté subtile, souffrait jusqu’à la trame cotonnée des traces d’une perspiration de diaphorèse, en cela qu’y persistaient d’indéfinissables marbrures aux fameuses fentes érogènes de l’étoffe. C’était jauni, croûteux, immonde d’une sanie séchée mêlée à un je-ne-sais-quoi d’écoulements d’un liquide féminin. Dodgson se contraignit à harceler Cléore à ce sujet ; il tempêta :
« Êtes-vous bien certaine, my lady, de…de me garantir l’hygiène irréprochable de vos deux petites pensionnaires ? Je perçois en cette lingerie maintes traces, survivances discrètes, certes, mais qui per…persistent, d’un quelque chose que je qualifierais de…de cho…quant et d’impu…dent. Me garantissez-vous, Lady Cléore, que Daphné et Phoebé, baronnes de Tourreil de Valpinçon, se changent tous…tous les jours ainsi que nous l’imposent nos modernes hygiénistes ? Déjà que leur peau, enduite de ces soûlants parfums rances, m’incommode fort…
- Elles changent effectivement leurs chemises et bloomers chaque jour.
- Mais alors, ces traces de…saleté, sont…sont-ce ? …J’a…j’avais de…demandé…que vos…vos jumelles se drapassent à la grecque…co…comme la Vénus de Milo ou la…Victoire de Samothrace…, non point qu’elles…missent ces hideux pantaloons souillés et ouverts de … partout. Ils sont…çà et là jau…jaunis…On croirait qu’elles ont subi quelque…épanchement d’incontinence…d’un organe é…émonctoire[3]. »
  La comtesse de Cresseville refusa de répondre. Elle ne pouvait décemment dévoiler la vérité au révérend. Daphné et Phoébé avaient beau renouveler leur linge, ce dernier avait beau subir des lessives répétées, il demeurait toujours des traces des ébats intimes d’affection sororale érotique auxquels elles se livraient presque chaque nuit. Comprenant cependant le reste – fondé – de la critique de son éminent hôte, elle demanda à Sarah d’apporter deux petits draps propres d’une blancheur de vierge. Cléore avait veillé à ce que ces draps ne fussent ni empesés, ni apprêtés. Elle bannissait tous ces empois à base d’eau gommée. Il fallait à présent que les jumelles ôtassent leurs pantalons et ceignissent leurs reins de ces sortes de draperies antiques. Elles prendraient lors l’aspect de statues marmoréennes de nymphes de Praxitèle et de Scopas et seraient prêtes pour chaque cliché. Il fallait que ces photographies sublimassent et magnifiassent ces deux fragiles enfants, qu’elles demeurassent pour l’éternité dans la mémoire des hommes, bien au-delà de leur trépas, icônes des plus jolies fillettes que le Créateur eût jamais engendrées. C’étaient comme des anges de Bouguereau et Julia Margaret Cameron, mais des anges ambigus, qui eussent pu devenir des change-sexe nonobstant leurs bourgeons de poitrine.
 De fait, le révérend avait l’intention de ne prendre que trois photographies mettant en scène Daphné et Phoebé en des réinterprétations d’œuvres baroques ou modernes :
- Melpomène en Perséphone, de Lorenzo Lippi ;
http://www.oceansbridge.com/paintings/artists/recently-added/july2008/big/Woman-with-a-Mask-xx-Lorenzo-Lippi.JPG
- Peinture et Poësie, de Francesco Furini ;
http://www.artactu.com/IMG/jpg_fesch_5.jpg
- Le Tepidarium, d’Alma-Tadema.
http://www.famous-painters.org/Sir-Lawrence-Alma-Tadema/paintings/Lawrence-Alma-Tadema11.jpg
  Les peintures numéros une et trois, en principe, ne représentaient qu’un seul personnage du beau sexe : il s’agissait d’une traduction photographique radicale des sujets. Seules les allégories de l’œuvre seconde impliquaient d’évidence un duo féminin, mais son caractère revêtait une telle connotation saphique implicite que les plus grands exégètes et interprètes qui s’étaient succédé pour lui attribuer un sens caché n’y avaient tous vus qu’une apologie de l’amour entre femmes. De plus, Le Tepidarium comptait parmi les plus récents chefs-d’œuvre de l’école d’Angleterre et apparaissait comme emblématique de ces Arts for art’s sake esthétisants. Enfin, au grand dam de la rigoriste Sarah, alors que Melpomène, notre immortelle muse de la tragédie, était correctement vêtue chez Lippi, il n’en allait pas de même dans le projet de Dodgson. L’ultime cliché impliquait que Daphné et Phoebé posassent dans le plus simple appareil d’Eve, alanguies lascivement chacune sur un sofa en vis-à-vis, avec un éventail de plumes d’autruche en guise de cache-sexe, en allégories érotiques de la gémellité.
  Il fut lors convenu que les gamines se positionneraient vers le fond de la pièce, là où la lumière pénétrait le moins, à proximité desdits sofas, ce qui nécessitait un éclairage artificiel de chandeliers et candélabres et l’utilisation par le photographe d’une espèce de poudre inflammable éclairante à base de magnésium qu’Outre-Manche on qualifie de flash. Les valets en livrée et perruque étalèrent des tapis de Perse décorés de fleurages, aux arabesques et guirlandes orientalisantes, perses sur lesquels les jumelles allèrent placer leurs pieds nus poupins. Ils ajustèrent avec leurs mollettes, avant qu’elles fussent ignées, les mèches des bougeoirs portatifs à huile, dont le verre et le cul-de-lampe avaient été astiqués au tripoli. Ils vérifièrent le bon état des charmilles et corbeilles de cire, authentiques strelitzias, paulownias, rauwolfias et dahlias embaumés et conservés à jamais grâce à un procédé adapté des écorchés de Fragonard, qui comportait l’injection dans les vaisseaux des plantes de plusieurs solutions colorées.
  Les domestiques tendirent d’abord les draps comme des paravents. Derrière, nos deux petites coquines se débarrassèrent de leurs pantalons en gloussant comme deux maries-salopes fomentant un mauvais coup, sous-vêtements que leurs pieds repoussèrent avec négligence hors de leur champ comme on le fait du linge sale. Une fois leurs reins bien drapés, Sarah fit apporter des boîtes à fards et à kohol : on poudra leurs joues, passa du rouge d’Espagne sur leurs lèvres, rehaussa leurs sourcils au crayon et farda leurs paupières de bleu cobalt.
  Une fois apprêtées, s’étant disposées pour leur premier tableau vivant sans qu’elles sussent encore les accessoires qui devaient parfaire l’épreuve photographique, elles prirent avec justesse un regard vague, éteint, absent, extraordinaire de détachement, en fixant l’objectif de l’appareil de celui qui signait ses œuvres du nom de Lewis Carroll.
  A la vue des deux jolies et faussement sérieuses enfants, fin préparées en nus mythologiques pour leur séance de poses suggestives, presque aussi peinturlurées que des lorettes de bas étage, le membre viril de Charles Dodgson se dressa une deuxième fois. Ce fut Phoebé, la souffreteuse et vaporeuse Phoebé, qui alluma surtout la flamme de son plaisir. Elle était d’une gracilité inouïe, d’une grâce extraordinaire, surnaturelle, et quasiment divine. Son corps de frêle poupée blondine de treize ans exsudait une sensualité torride. Sa taille étranglée de meurt-de-faim luminifère, de petite nymphe éthérée des sous-bois et des sources, échauffait particulièrement les génitoires du vieillissant révérend-mathématicien d’habitude souventefois constipées. Il faut dire que la petite maligne avait exprès ceint et noué son drap-pagne de biais et plus bas que sa ceinture pelvienne, ce qui permettait de deviner son provocant et duveteux triangle pubien tandis que son dos révélait une partie non négligeable de ses petites fesses de dryade marquées de traces de sévices divers, de coups assenés par sa sœur lors de bien spéciales parties de plaisir sadiques, fesses tuméfiées, constellées de bleus violacés et malsains, provoqués par ce que celui qui se faisait appeler Lewis Carroll supputait être une trique de châtiments corporels à l’anglaise.
 Ne voyez point, amies lectrices, dans cette passion naissante du savant-écrivain pour une nouvelle et fort mignonne amie-enfant, un quelconque outrage aux bonnes mœurs ou la perversité torve d’un satyre. Ces sortes d’amours pour de petites filles pré-pubères sont choses bien courantes dans notre Occident évolué.
  Avec leurs boucles torsadées de couleur paille dorée qui tombaient sur leurs épaules, sur leurs mamelons pointus jà aréolés et à la naissance de leur cul, Daphné et Phoebé étaient à la semblance de korês archaïques, de ces cariatides de temples grecs au sourire primitif. Elles incarnaient une version neuve du mythe de l’éternelle jouvence, tant enviée par la fleur qui passe et s’en va s’étioler. Plus tendres qu’un oison, plus melliflues qu’un nectar, plus ambigües qu’un julep de Des Esseintes, telles se présentèrent devant la chambre noire Daphné et Phoebé baronnes de Tourreil de Valpinçon, idéaux gémellaires, en leur premier tableau vivant, Melpomène en Perséphone ou la Muse lugubre, d’après Lorenzo Lippi. Le principal accessoire de cette mise en scène consistait en un masque énigmatique, un faux-semblant dévoilant le vrai visage de la muse, l’autre élément allégorique étant la grenade éventrée, fruit de la vie, de la fertilité, de la puissance, fruit de sang et de mort.
  Faute cependant de disposer de grenades authentiques, il fallut se contenter d’imitations. Par chance, les collections sulfureuses de bibelots décadents de Moesta et Errabunda regorgeaient de faïences de toutes sortes, zoomorphes et végétales, volailles, hures et fruits factices de Sèvres, de Saxe ou de l’école d’Alsace, grappes de raisins, pampres, melons, pastèques, coloquintes, poireaux ou citrouilles. Deux sphères grenadines de l’atelier d’Hannong firent l’affaire. 
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  Conformément à l’opus baroque de Lorenzo Lippi, notre couple de fleurs du mal pré-nubiles devait tenir la grenade en sa senestre main et le masque en la dextre, presque à portée de leur visage chérubin. Ce masque, comme s’il eût été conçu pour camoufler la défiguration d’une putain vitriolée, alimentant ainsi les fantasmes les plus crus du client, ne devait présenter aucun trait particulier, être uni, sans aspérité, de teinte chair, les lèvres pourpres, le sourcil fin et noir, substitut idéal de ce qu’il fallait cacher. Phoébé, jamais en reste de perversion et de taquinerie, ne respecta pas les directives du révérend-mathématicien. Son drap presque tombant, ayant lors glissé au haut de ses cuisses, ne tenant plus que par miracle, elle usa du masque comme d’un cache-sexe, plus exactement d’un visage pubien de succube tels qu’on les rencontrait dans les représentations picturales des enfers au Bas Moyen Âge.
  Dodgson se fâcha, l’apostropha, l’admonesta tandis que son sexe s’érigeait pour la troisième fois, car la petite catin usait du masque comme d’un éventail, éventant ce pubis blond troublant qu’elle cachait puis dévoilait en d’incessants va-et-vient de l’accessoire, vicieux, opiacés et nonchalants, comme si elle eût eu grand chaud.
« Miss Phoébé exhibe trop son…son… Elle devrait re…remonter son…drap. J’ai beau la…la gronder…elle…elle n’obéit pas…n’est-il pas ? »
 Cléore, salace, répondit avec des sous-entendus, prouvant qu’elle s’y connaissait en matière de gaudriole.
« Mon révérend, susurra-t-elle, vous voulez sans doute parler de ce que vous, Anglais, avez baptisé she pussy-cat. »
  Charles Dodgson en devint pourprin car il avait saisi les propos osés de la comtesse de Cresseville.  Il fallut que Sarah rajustât elle-même le drap-draperie à la bonne hauteur du bas-ventre de la poupée-putain pour que tout rentrât dans l’ordre. Alors, Lewis Carroll prononça la phrase rituelle : « Ne bougeons plus ! ». Il se retint d’ajouter : « Le petit canari va sortir. » La poudre s’enflamma et fit un éclair ; les yeux des jumelles clignèrent, car éblouis : le premier tableau vivant était enfin photographié. 
  Vinrent lors Peinture et Poësie, de Francesco Furini. Nos deux galopines délurées purent dès lors prendre leurs dispositions pour cette deuxième photographie, ouvertement saphique. Les valets étalèrent à leurs pieds des paillassons de piassava aux motifs Liberty. Non pas qu’il fallût qu’elles s’y vautrassent : des sièges curules à la romaine, capitonnés de velours pourpre, furent dépliés sur ces paillassons et Dodgson demanda à chacune de s’y asseoir. On posa sur leur chef une couronne de lauriers. Daphné devait figurer la peinture, Phoebé la poësie. Dans le tableau original, il s’agissait jà de jumelles. Peinture, ses attributs en main (pinceaux et palette), devait enlacer Poësie qui tenait les siens (plume, stylet entre autres), dont un des masques de tantôt, tout en présentant frontalement son visage à Dodgson en effleurant la joue de sa sœur-poëtesse de ses lèvres carmines. Face à l’objectif, prises d’un accès torpide, elles parurent s’abandonner à un engourdissement digne d’un fumeur de kif. Il était à craindre qu’à force de se mal conduire et d’afficher leur turpitude au grand jour, nos blondines ne provoquassent un esclandre. C’est ce qu’elles firent d’ailleurs. Phoebé-Poësie ne se gêna aucunement de bécoter Daphné-Peinture au cou et à la naissance de la gorge, en des mamours évocateurs. Elle descendit ensuite jusqu’au téton droit qu’elle suçota. Alors, le révérend explosa d’une saine colère.
« Mesdemoiselles, fulmina-t-il, ce n’est pas ain…ainsi que…que j’entendais que l’on po…posât ! »
  Toutes à leur passion, nos deux coucous maigrichons se moquaient bien des préjugés victoriens du révérend Charles Dodgson. Si jamais il lui venait l’envie d’ébruiter ce qui se passait à Moesta et Errabunda, on l’accuserait lui-même d’être un pornographe et de véhiculer conséquemment des fadaises. On le traînerait peut-être en justice pour obscénité aggravée. Autour de lui, tout ne serait que querelles de quenelles entre puritains et partisans de l’amour libre. Sarah eut beau menacer les deux poupées de sa trique, rien n’y fit. Le temps de pose étant assez long, elles continuèrent à n’en faire qu’à leur guise, quelles que fussent les injonctions du mathématicien. Phoebé reprit son suçotement du mamelon droit de sa sœur, qu’elle transforma promptement en mordillements qui arrachèrent à la consentante catin des gloussements de dinde en extase. Elle mordit si fort qu’elle fit saigner la mignarde mamelle saillante. Sa langue lécha les gouttelettes de sang qui perlaient aux ourlets de sa bouche rosée et maquillée tandis qu’en réplique, de sa main gaillarde demeurée libre, Daphné s’insinuait sous le drap-pagne de son alter-ego. Phoebé émit un rot puis un vent avant d’être prise de halètements saccadés tandis que ses battements cardiaques s’accéléraient au fur et à mesure que les doigts de son autre elle-même la stimulaient sous l’équivoque cachette drapée. Dodgson était atterré par les mœurs débauchées des jumelles, dont les grands yeux cernés de petites filles fragiles au teint pâle semblaient lui jeter un défi.
 Dépité, il se résigna à prononcer la phrase fameuse : « Ne…ne bou…bougeons plus. », plus bègue que jamais. L’éclair éblouit les deux perverses qui, enfin, s’interrompirent. Le plus difficile restait à faire : le dernier cliché, qui impliquait la nudité intégrale des modèles. En principe, elles eussent dû s’allonger en vis-à-vis sur deux sofas jumelés, l’une de dos, l’autre de devant, mais Lewis Carroll refusa que l’une ou l’autre montrât ses cicatrices de flagellation dorsales et les bleuissures de coups de trique des fesses. Elles furent donc disposées chacune de face, avec un éventail de plumes d’autruche, de casoar et d’émeu posé à l’endroit stratégique pubien. Elles s’anonchalirent sur de vastes peaux d’ours recouvrant leur sofa. Afin de se conformer à l’opus d’Alma-Tadema tout en le réinterprétant, Lewis Carroll fit placer en sus des bouquets artificiels d’œillets et de géraniums. Le révérend, qui en avait assez, expliqua qu’il comptait user d’un nouveau procédé d’émulsion inventé depuis peu, plus adéquat que le collodion humide qui commençait à dater : le gélatino-bromure d’argent, inventé en 1872, afin que le temps d’exposition fût beaucoup plus rapide. Il se fit apporter un appareil plus petit et plus maniable, avec un nouveau système révolutionnaire d’obturation de l’objectif, qui permettait de faire des ouvertures dites à l’iris.
  Il n’était plus temps de s’encolérer avec un ramasse-burette. Bonnes filles, Daphné et Phoebé décrétèrent une trêve des sens et firent la paix avec Dodgson ; elles avaient obtenu gain de cause. Elles savaient ne rien redouter ; nulle correction ne leur serait infligée pour l’heure… Le Tepidarium, pourtant si lascif du fait de l’audace de ses nus orientalistes d’odalisques impubères, fut lors le plus facile à photographier bien qu’il consistât en un manifeste de la nudité enfantine artistique faussement innocente, allant bien au-delà de ce que la décence anglaise permettait et exigeait. Il fallait s’attendre à l’avenir à ce que nombre de gentlemen portés sur les fillettes pratiquassent le rite d’Onan en leur cabinet privé, en s’extasiant sur la copie de ce cliché par eux possédée. Grâce à Daphné et Phoebé, les ventes de corsets de lutte contre l’onanisme masculin feraient des bonds incroyables.
*****
  Dès que le petit serin fut sorti, nos Dioscures femelles s’étirèrent sur leurs peaux d’ours en poussant des soupirs d’aise. Leurs petites bouches émettaient des mmm d’extrême contentement d’elles-mêmes, comme si elles eussent émergé de la douceur d’un coït. Une fois debout, Sarah s’empressa de couvrir leur pudeur de leur drap d’Aphrodite, car, marmottait-elle « tous ces étalages de chairs de vierges pré-nubiles concupiscentes avaient assez duré. » Elle leur ordonna de s’aller revêtir décemment après s’être lavées car leurs miasmes prégnants l’insupportaient. Mais Phoebé traînait des pieds. Elle s’adossa à un mur mitoyen au corridor menant à l’escalier principal du pavillon et jeta une œillade au révérend encore à peine vêtue de son drap. C’était une invite explicite au baiser furtif et à la caresse discrète osée. La fillette avait juré qu’elle se paierait la tête de Dodgson. Elle rabaissa de nouveau sa draperie sur son bassin, en dévoilant ses tendres pousses de poupée indécente. Le membre du mathématicien enfla lors pour la quatrième fois devant ce modèle tentant qui multipliait les avances torves et dont la translucidité opaline n’était pas le moindre de ses atours et de ses charmes.
« Embrassez mes petits seins, my friend », susurra-t-elle en grasseyant sur le ton d’une mademoiselle j’ordonne s’amusant du pucelage d’un jeune fat acnéique. Phoebé s’arqua et se cambra, afin que ses tétins saillissent avec agressivité, dans une posture qu’Adelia lui avait enseignée, tandis que ses mains achevaient de rabaisser son drap-pagne au ras de son pubis dont le duvet naissant, folâtre, brillait à la lueur d’un candélabre comme une abeille d’or. La petite gaupe gonflait et avançait ses lèvres pour administrer un suçon à Dodgson dont la turgescence virile devenait insoutenable. Alors, en un geste brutal, inattendu, elle plaqua sa main droite en l’entrejambes de l’écrivain photographe, et, à travers l’étoffe de son pantalon, palpa et pinça son scrotum. Un hurlement de douleur s’ensuivit. Attouché, presque violé par une petite garce de treize ans, Charles Dodgson la gifla sans retenue, jusqu’à ce qu’elle jouât de son côté petite fille et pleurât telle une jolie enfant gâtée capricieuse dont on aurait brisé la poupée Bru. En riposte, par esprit de revanche, Phoebé mordit le mathématicien à l’index droit dont elle lécha le sang. Elle ne cessa ensuite de jeter des menaces de sa bouche maculée à travers ses pleurnicheries hypocrites :
« Je le dirai à Mademoiselle Cléore qui vous punira et vous chassera d’ici ! On ne frappe pas impunément une baronne de Tourreil de Valpinçon, monsieur ! »
  Daphné rappela à l’ordre sa catin gémellaire : « Phoebé, as-tu fini ? Viens donc, il se fait tard… Nous devons nous toiletter et rhabiller pour le souper. »
  Tout se conclut par un effroyable éclat de rire alors que le duo démoniaque rejoignait sa chambre.
  Sans trop s’en rendre compte, impures se croyant encore pures, Daphné et Phoebé contribuaient par leurs hauts faits à la déliquescence de Moesta et Errabunda. Qui mettrait la main sur leurs carnets intimes et parcourrait leurs pages d’un œil indiscret, les huerait et vitupérerait. Quant à Lewis Carroll, il avait renoncé à cette paire de petites diablesses auxquelles n’eussent manqué que les petites cornes, préférant terminer son séjour en parties de thé, de croquet, de volant et d’énigmes mathématiques avec d’autres amies-enfants plus acceptables.
FINIS

Toute personne qui lira ou téléchargera ce texte sulfureux sera considérée comme un délinquant sexuel et sera passible de cinq ans de prison et 25 000 euros d’amende. 







[1] Sous ce pseudonyme se cache une auteure décadente homosexuelle de la fin du XIXe siècle amie de Joris-Karl Huysmans, Aurore-Marie de Saint-Aubain (1863-1894), dont les amours saphiques envers les fillettes et préadolescentes firent scandale.
[2] Faustine, l’auteur de ce texte érotique saphique, par l’emploi ces néologismes alambiqués caractéristiques de son style décadent, veut dire que Daphné et Phoebé ont une peau de nymphes (dans le sens actuel de nymphettes) épilée.
[3] Manière de dire victorienne et pudibonde que les jumelles souffrent d’énurésie.