samedi 29 mai 2021

Ces compositeurs français presque introuvables en disque.

 Ils sont presque légion. Leur existence s'échelonne entre les temps modernes et le milieu du XXe siècle. Le concert, comme la musique enregistrée, les néglige. Certains ont, par hasard, pu bénéficier de la rare sortie d'un 33 tours ou d'un CD, d'autres jamais. Leurs noms sont oubliés, leur musique inaudible, absente. Bien que les dictionnaires des compositeurs les mentionnent, bien que parfois, quelque buste, plaque ou monument peut rappeler leur souvenir, bien que leur manuscrits ou partitions imprimées soient conservés çà et là, ils brillent par une cruelle absence médiatique et auditive dont seule souvent la toile essaie de remédier. 


Leur importance dans l'histoire de la musique est niée. Une infime poignée d'entre-eux, parfois, émerge du brouillard, comme Albéric Magnard ou Jean Cras. 

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On peut ajouter un troisième larron à cette micro liste : Théodore Gouvy, un cas particulier du XIXe siècle, puisque franco-allemand, d'une famille française à la fois lorraine et de Sarre. Si je n'ai jamais réussi à entendre la moindre note d'Albéric Magnard à la télévision - ce que je déplore - une occasion me fut offerte à l'avantage de Jean Cras... au milieu des années 1980 ! Si ce trio s'en tire à bon compte, qu'en est-il de la foultitude des autres ? 

Commençons par Perrin et Cambert, les vrais pères de l'opéra français alors que beaucoup de mélomanes sont convaincus de la prééminence de Lully. Ils sont presque inexistants en disque. Robert Cambert (vers 1628-1677) était compositeur. Pierre Perrin (vers 1620-1675), son associé et collaborateur, était poète. Pierre Perrin obtint en 1669 le privilège royal de création de l'Académie royale de musique. Bien qu'ils eussent déjà travaillé ensemble dès 1657, Perrin et Cambert furent les premiers à inscrire une oeuvre française au répertoire de l'Académie royale de musique : la pastorale Pomone.



Sans pour autant remonter aux troubadours ou encore aux musiciens du XVIe siècle, comme par exemple le protestant Claude Goudimel - qui était franc-comtois - ou Claude Le Jeune, dont la discographie fut longtemps des plus minces, j'ai choisi de me concentrer préférentiellement sur les compositeurs et compositrices d'avant 1950 mais postérieurs à 1789. Disons que leur activité créatrice s'étend de la Révolution au milieu du XXe siècle. Balayons d'emblée une légende tenace : la musique française ne connut aucune éclipse entre la mort de Jean-Philippe Rameau en 1764 et le choc de la création de la symphonie fantastique de Berlioz en 1830. Au contraire, la créativité fut conséquente, bénéficiant des circonstances révolutionnaires puis napoléoniennes. 
Certains de ces créateurs ont une discographie limitée à moins d'une dizaine de titres, d'autres parfois n'ont eu droit qu' à un seul CD épisodique !  Pour peu que leur redécouverte finisse par advenir, j'ose espérer que le choix de musique enregistrée s'étoffera à leur propos, d'autant plus que leur situation se répercute sur les vidéos de telle ou telle plate-forme : ainsi en est-il de Raymond Loucheur (1899-1979) dont seule la chaîne YouTube collection CB5, réputée comme niche d'incunables musicaux, propose des enregistrements plus ou moins anciens de cet auteur.
Remontons en arrière, jusqu'à Jean-François Lesueur, maître de Berlioz.
 
 Son influence ne fut pas négligeable, tandis que Cherubini,
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 qui dirigea le Conservatoire, servait de repoussoir alors que sa musique fut excellente. Longtemps pour moi, Lesueur ne fut qu'un simple nom, à la discographie fantôme. Il fallut attendre notre siècle pour que des compositions de Lesueur fussent disponibles en CD. 
Au fait, connaissez-vous Pierre de Bréville (1861-1949) ? Je ne le pense pas, tant sa discographie est maigrelette Cet aimable petit maître (pas dans le sens péjoratif du terme) mériterait un meilleur sort, une exhumation plus conséquente, notamment de sa musique de chambre et de son opéra Eros vainqueur, tiré d'un argument de Jean Lorrain, un des "papes" de la littérature décadente qui, lui bénéficie d'une redécouverte fertile en surprises.
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De même, qui se souvient encore d'Henry Barraud (1900-1997) dont la longue existence ne suffit pas à attirer une production discographique fournie à l'heure du CD, au point qu'avant d'avoir Internet, je n'avais jamais entendu la moindre note de lui. Il occupa cependant de hautes fonctions : directeur musical de la Radiodiffusion française, puis de la chaîne nationale RTF, ancêtre de l'ORTF.
BARRAUD Henry | Les Amis de la musique française (AMF)                                                                                            
Quant à Claude Delvincourt (1888-1954),mutilé de la Grande Guerre, pianiste et compositeur, il fut un bon directeur du Conservatoire de Paris (1941-1954) qui sut soustraire ses élèves au STO et, résistant, rejoignit le Front national des musiciens.
Ce n'est que la dernière décennie que j'ai enfin acquis un CD d'oeuvres de Claude Delvincourt ! 
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On peut aussi épiloguer sur les compositrices, guère mieux loties ! Quid de Clémence de Grandval  (1828-1907), aux compositions il est vrai un peu frustes, 

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de Jeanne Leleu (1898-1979),
Description de l'image Jeanne Leleu.jpg.                                                             
dont je ne possède toujours pas le moindre enregistrement musical, ou encore d'Augusta Holmès (1847-1903), trop longtemps réduite au chant de Noël Trois Anges sont venus ce soir pour laquelle une galette argentée bienvenue a enfin procédé à la nécessaire redécouverte ? 
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N'oublions pas Cécile Chaminade (1857-1944), dont j'entendis une seule fois un morceau à la télévision - c'était il y a bien longtemps... 
 
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Certes, il est toujours des hommes à la musique peu courue, tel Louis Durey (1888-1979), sans doute le plus délaissé du Groupe des Six. 

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Inutile d'épiloguer sur les raisons multiples qui conduisirent cette foultitude de musiciens à ne jouir que d'une discographie des plus minces. La profusion des noms injustement négligés menace de rendre ce texte rébarbatif ou purement énumératif, c'est selon. 
Achevons par une coïncidence : moururent chaque début de siècle en une année en 09 des compositeurs français particulièrement méconnus : 
- 1709 fut l'année de la disparition de Pascal Collasse (né en 1649), maudit s'il en fut. Il acheva la dernière tragédie en musique de Lully (qui l'avait aidé à percer) Achille et Polyxène et mourut fou ;
- 1809 vit quitter notre monde Nicolas Dalayrac (né en 1753),
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 auteur qui fut célèbre en son temps, connu alors pour ses nombreux opéras et comédies, que plus personne ne joue car son étoile, sa renommée, pâlirent dès le XIXe siècle. Franc-maçon, il fut pourtant un des contributeurs de l'instauration du droit d'auteur ;
- 1909 fut fatale à Charles Bordes (né en 1863),
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 grand disciple de César Franck, cofondateur, avec Vincent d'Indy et d'autres, de la Schola Cantorum. De lui ne restent que des mélodies, aux vidéos éparses sur le net. 
De Pascal Collasse, je n'ai même pas de portrait gravé à proposer, preuve s'il en est du peu de renommée dont il jouit de nos jours.
Quant à Maurice Jarre, mort en 2009, on ne peut affirmer que la musique dite "savante" fut son domaine créatif exclusif...

Prochainement : Baudelaire à la télévision : l'alerte, enfin. 

 

samedi 15 mai 2021

Ces peintres dont on ne veut plus 8 : le baron Gros.

   

En cette année du bicentenaire de la disparition de Napoléon premier, il m'a paru judicieux de traiter en ce blog un peintre emblématique de la propagande et de la légende napoléonienne, qu'il contribua à forger par la diffusion de tableaux spectaculaires ancrés dans nos mémoires : le baron Antoine-Jean Gros (Paris 16 mars 1771 - Meudon 25 juin 1835). Il fut longtemps considéré comme un préromantique parmi les néoclassiques. Son suicide par noyade le 25 juin 1835 contribua à forger sa réputation d'artiste incompris.

Gros, c'est le grandiose, l'épopée, le bruit et la fureur, le sang et les cadavres aussi.

Le portrait d'Antoine-Jean Gros illustrant l'annonce du présent article n'est pas de lui mais de son contemporain François Gérard, son aîné d'une année, mais disparu deux ans après lui, soit en 1837. L'équivoque avec Gros, c'est sa rencontre avec Bonaparte à l'occasion de la campagne de l'armée d'Italie, Gros étant présent près d'Arcole le fameux 15 novembre 1796. Ainsi, Bonaparte commande à notre peintre un tableau destiné à immortaliser l'événement du célèbre pont, occasion pour déjà défigurer la réalité historique au profit de la légende héroïque.

 

 Le futur empereur tomba dans un marécage, et son aide de camp Jean-Baptiste Muiron fut tué. Le tableau de Gros ne dit rien de ce sacrifice, ni du rôle d'Augustin -Daniel Belliard, qui contribua à sauver son commandant en chef dudit marécage et fut promu général de brigade à l'issue de cet exploit. L'oeuvre fausse de Gros a donc transmis aux générations futures une vision erronée. Le sort du peintre était scellé. 

Rebelote avec les Pestiférés de Jaffa, postérieur à l'événement puisque de 1804. 

 

Une impressionnante et édifiante toile en laquelle Bonaparte touche le bubon d'un soldat français atteint par la peste. Beau coup publicitaire destiné à prouver le courage du général, par ma foi... sans que la véracité de l'anecdote puisse être prouvée. Difficile de conserver sa renommée à partir de trucages historiques, de ne pas essuyer les critiques lorsqu'on appartient au cénacle des peintres officiels de tel ou tel régime, dans le sillon d'un David, par exemple.

Autre cas célèbre, emblématique, illustré en ouverture de ce texte : la bataille d'Eylau (7-8 février 1807), qui opposa Napoléon aux Russes. Antoine-Jean Gros peignit son tableau dès 1808. Le problème était : comment magnifier, héroïser un combat qui fut une boucherie incertaine, une victoire à la Pyrrhus, bien connue des balzaciens, puisque l'intrigue du Colonel Chabert repose sur cette bataille. Gros opta sans hésitation sur l'humanité de Napoléon. On remarque un personnage en bras de chemise près du cheval de Napoléon, comme s'il se jetait à ses pieds. Cet homme, c'est un Russe. Nous sommes au lendemain de la bataille, et si, au premier plan au centre, l'on remarque d'emblée un monceau de cadavres déjà roides et gelés, l'action se focalise sur le rescapé russe qui semble vouloir embrasser le symbole impérial de l'aigle. Gros n'hésite pas à annexer les atrocités de la guerre à la propagande du gendre des Césars. Détail des plus sordides mais habituel : la présence des détrousseurs de cadavres, ces émules de Thénardier à Waterloo. Mettre l'accent sur la compassion et la magnanimité de l'Empereur tout en peignant les horreurs de la guerre, n'est-ce pas la meilleure des propagandes ? Au salon de 1808, cet Eylau-là brilla tout particulièrement. 

Cependant, le baron Gros fut raillé, accusé de manger à tous les râteliers : lui qui avait si bien servi le Premier Empire voulut, comme Gérard et d'autres, poursuivre sa carrière sous la Restauration. Ce fut là que les choses se grippèrent. Comme son confrère, qui fut fait baron et peintre du roi Louis XVIII, Gros connut un spectaculaire retournement de veste, comme en témoigne un tableau de propagande royaliste datant de 1818, exposé au Musée des Beaux-Arts de Bordeaux : Embarquement de la duchesse d'Angoulême à Pauillac. 

 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/9/95/Antoine-Jean_Gros_004.jpg 

Ainsi, Gros passa en plusieurs années d'un portrait en pieds du premier Consul daté de 1803 

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/c/cd/Antoine-Jean_Gros_-_Portrait_of_Napoleon_Bonaparte%2C_full-length%2C_as_First_Consul%2C_1803.jpg 

à celui grotesque - lorsqu'on sait qu'à juste raison, ce monarque, au contraire de son frère, refusa le sacre - de Louis XVIII sous l'apparat monarchique suranné.

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/e/ee/Gros_-_Louis_XVIII_of_France_in_Coronation_Robes.jpg 

Celui de François Gérard, de 1815, lui est supérieur et la pose assise sied mieux à cet infirme que la station debout convenue, qu'on retrouve chez Louis XIV âgé et jusqu'à Louis XVI :

 

Ceci étant écrit, le meilleur portrait que Gérard nous légua de Louis XVIII, plus sobre, plus représentatif d'une monarchie ne se prétendant plus absolue, est le suivant, déjà tardif, puisque de 1823  : 

 

Le vieux roi est représenté aux Tuileries, à sa table de travail. 

Cependant, nous ne pouvons quitter ainsi Antoine-Jean Gros, par une comparaison défavorable avec son contemporain. Gros, tout comme David ou Ingres jeune, est devenu indissociable de l'époque napoléonienne et de la légende qu'il contribua à véhiculer via des toiles devenues iconiques et représentatives - je dirais même démonstratives et emblématiques - d'une certaine propagande par l'image. Nous sommes avant le développement des mass media, et à la veille de l'essor de la presse, alors (et pour encore un moment) entravée par de multiples restrictions à la liberté. 

Lui qui annonçait le romantisme, on lui reprocha après 1815 son revirement en faveur de la peinture mythologique néoclassique. Le doute avait rongé Gros, qui ne souhaitait pas renier l'héritage de David. Géricault arriva, plus en vogue, tandis que, dans les salons, les toiles antiquisantes de Gros recevaient un accueil glacial. Ainsi passa de mode un créateur estimable quoiqu'entaché d'ambiguïtés politiques. Devenu baron en 1824, membre de l'Institut et professeur à l'Ecole des beaux-Arts de Paris, Antoine-Jean Gros est accusé de trop de déférence envers le nouveau régime. Raillé par ses propres élèves, rejeté par la jeunesse romantique - nous sommes désormais en pleine rivalité entre Delacroix et Ingres, avec l'essor tout à la fois de l'orientalisme et de la peinture troubadour, notre vedette déchue, qui tant contribua à transmettre l'épopée napoléonienne, après un ultime échec au Salon de 1835, met fin à ses jours le 25 juin de cette même année, en se noyant dans la Seine, tout en ayant laissé un ultime message dans son chapeau : "Las de la vie, et trahi par les dernières facultés qui (la lui rendaient) supportable, (il avait) résolu de (s') en défaire."

Il eut le temps de former de nombreux élèves, dont seuls Thomas Couture et Paul Delaroche parlent encore un peu à nos contemporains amateurs d'art. Hercule et Diomède fut son oeuvre ultime.

 

Prochainement : Ces compositeurs français presque introuvables en disques.

Description de cette image, également commentée ci-après

Jean-François Lesueur (1760-1837) : gravure représentant ce compositeur, prédécesseur de Berlioz, dont l'oeuvre disponible en disques est très peu abondante.