vendredi 15 décembre 2017

Ces écrivains dont la France ne veut plus 21 : Ponson du Terrail.

La gazette intitulée "Le Monde" n'avoit pas consacré un seul mot à l'élection de l'historien Michel Zink à l'Académie françoise, que cela fust dans l'édition papier ou lignée. Pour ce journal, cette élection faisoit figure de non-événement insignifiant, anecdotique, minuscule, de basse importance, tant l'Académie symbolisoit selon luy quelque sphère picrocholine réactionnaire, quelque assemblée  de l'entre-soi anti mouvement de mai-1968. Joly moy de may ! Que de turpitudes l'on commit en ton nom ! (Mémoires du Nouveau Cyber Saint-Simon) 

 Pierre Alexis de Ponson du Terrail (Montmaur, 8 juillet 1829 - Bordeaux 20 janvier 1871) : un maître du roman-feuilleton du XIXe siècle, certes, mais un maître qui n'a jamais eu bonne presse... Un vicomte ayant dérogé, s'étant compromis avec les goûts de la populace, de la Cariatide - ainsi qu'aimait à l'exprimer Henri Guillemin dans ses livres et émissions historiques iconoclastes... Un écrivain mineur, loin de Stendhal,
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 Balzac, Hugo, George Sand ou Zola, ces géants, car accusé d'avoir trop et mal écrit.
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Malgré toutes ces hostilités provenant des "gens de bien", de la culture officielle établie, Ponson du Terrail a survécu, surtout grâce à Rocambole, adapté de multiples fois au cinéma et à la télévision. Car l'adaptation "historique" de l'ORTF des années 1964-1966 fait toujours référence...
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Comment écrire avec impartialité, de manière dépassionnée, sur un écrivain honni et vomi par la bien-pensance ?
Ponson du Terrail est réputé avoir écrit deux cents romans-feuilletons en vingt ans. Il est, avec Paul Féval, un des grands feuilletonistes du Second Empire. De fait, sa littérature prolixe et prolifique n'a rien à envier - quantitativement parlant - à Balzac, Dumas et Féval. Si Féval a débuté sous Louis-Philippe, l'écart générationnel explique les débuts de Ponson autour de 1850, avec déjà un roman gothique à son actif : La baronne trépassée, librement adaptée par la télévision française en 1982 sous le titre Le Veneur noir, avec Georges Marchal, Anne Canovas et François-Eric Gendron. Paul Planchon était derrière la caméra. Notre écrivain ne se contenta pas du roman-feuilleton, puisqu'il s'intéressa à la littérature régionale avec des ouvrages comme Le Chambrion et Le Nouveau Maître d'Ecole.
Le cycle de Rcocambole - encore en cours en 1870 à la chute de Napoléon III - débuta en 1857 avec L'Héritage mystérieux, paru dans le journal La Patrie sous le titre général Les Drames de Paris (l'on sent la dette envers Eugène Sue, le pionnier des feuilletonistes). Ponson du Terrail fit paraître ses oeuvres dans des journaux forts divers comme L'Opinion nationale, Le Moniteur et Le Petit Journal. N'oublions pas qu'à l'origine, Rocambole ne joue qu'un second rôle. C'est Sir Williams le personnage central... Le Club des Valets de Coeur suivra en 1858, puis Les exploits de Rocambole, Les chevaliers du Clair de Lune, La Résurrection de Rocambole, Le Dernier Mot de Rocambole, Les Misères de Londres etc.
On a accusé Ponson du Terrail de cultiver les invraisemblances, de se complaire dans un style médiocre, tonitruant, dans des récits composés à la va-vite (l'affaire du personnage doté de trois mains serait une légende forgée de toute pièce pour discréditer notre écrivain) : c'est pourquoi on a créé le mot rocambolesque pour qualifier ces aventures échevelées qui peuvent annoncer le serial muet. Ponson du Terrail ne s'embarrasse pas de fioritures, de broderies maniérées : il vise l'efficacité, le rebondissement, et ce que l'on ne nomme pas encore le suspense. Nos modernes séries télé, avec leur "cliffangers" d'une saison à l'autre sont les héritières contemporaines de Rocambole.
C'est sans doute cette efficacité du style, ces intrigues échevelées qui ont permis de constater que le petit écran des années 1960 constituait le médium idéal pour adapter Rocambole en images, mieux encore que le cinéma ne l'avait fait. Au feuilleton papier, puis radiophonique, allait s'ajouter le feuilleton télévisé, assuré d'autant de succès que ses prédécesseurs. Je vais donc un peu m'attarder sur le Rocambole de Jean-Pierre Decourt avant de conclure cet article...
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Issu d'une certaine sous-culture populaire du XIXe siècle, du temps de l'essor du nombre de personnes sachant lire, Rocambole allait marquer l'avènement de la nouvelle culture populaire de l'image animée télévisée, concurrençant celle du cinéma, d'une nouvelle culture de masse, lors des Trente Glorieuses. La réalisation était signée Jean-Pierre Decourt. Le feuilleton se décomposa en trois époques (on ne disait pas alors saisons, du moins en France) : L'Héritage mystérieux, Les Etrangleurs et La Belle Jardinière, soit en tout 78 épisodes de 13 minutes, programmés d'abord sur la deuxième chaîne de la RTF devenue en cours de route l'ORTF (1964-1965) qui passa ensuite le relais à la première chaîne, le tout tourné en noir et blanc.
La distribution était à l'avenant : Rocambole consacra Pierre Vernier dans le rôle titre et Jean Topart dans celui du "méchant" Sir Williams. Une foultitude de comédiennes et comédiens solides les entouraient : Marianne Girard (Baccarat), Cécile Vassort (Cerise), Raoul Curet (Collard puis Le Pâtissier), Michel Beaune (Armand de Kergaz), Jacques Dynam (Bastien)... mais aussi Jean Négroni, Henri Virlogeux, Pierre Santini, Nadine Alari, Edmond Beauchamps, Jean Franval, Julien Guiomar, Martine Sarcey, Dominique Davray. Cécile Vassort incarnera des seconds rôles dans plusieurs films de Bertrand Tavernier. Rocambole permit de révéler plusieurs comédiennes : Marie-France Boyer, Elisabeth Wiener (qui jouera dans La Prisonnière de Clouzot) et Francine Bergé. Cette dernière avait déjà fait sensation dans le Judex de Georges Franju, aux côtés d'Edith Scob. Il y eut aussi Alain Decock, acteur enfant puis adolescent, qui dura peu de temps.
Une mention spéciale doit être attribuée à René Clermont (1921-1994),
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formidable comédien demeuré méconnu, qui interpréta Antoine de Beaupréau, sorte d'âme damnée de Sir Williams, paradigme du bourgeois moyen falot, du XIXe siècle, à l'air bonhomme mais vrai couard et poltron, sorte d'héritier et continuateur de Jean Brochard dans le Boule de Suif  de Christian-Jaque.
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Comme  Sir Williams, son personnage eut tellement de succès que les adaptateurs de Ponson triturèrent le scénario de Rocambole, lui faisant jouer les prolongations pour notre plus grand bonheur. Il était inénarrable dans ses contre-exploits étonnants. Il fut tour à tout fonctionnaire, clown, prince russe, Africain, au gré des rebondissements des intrigues. 


Antoine de Beaupréau, par ses facéties involontaires, introduit une touche d’humour indispensable qui ponctue et pondère le côté mélodramatique feuilletonnesque du XIXe siècle, devenu pesant et ridicule pour les téléspectateurs de 1964. Un Noir lui vient en aide lorsque, dans La Belle Jardinière, piégé sous la défroque d’un prince russe dans la serre empoisonnée, il parvient à s’échapper en absorbant une potion ou un philtre (qualifié de poudre de perlimpinpin) qui le métamorphose en Africain. Il déclare avec justesse à son bon Samaritain : « Je suis un Blanc qui ne te vaut pas. »
De nos jours, ère de passions et d’hystéries, de braises d’indignation souvent allumées pour un rien, le grimage et l’accent forcé, le langage même de René Clermont (il utilise le mot colonial connoté de « missié ») auraient du mal à passer, alors que la phrase de remerciement adressée à celui qui s’est montré charitable, sans équivoque, exprime un non-racisme évident. Nous sommes à l’époque de Senghor et Martin Luther King, ne l’oublions pas, même si perdurent des clichés et apriorismes issus de l’époque coloniale. Beaupréau parviendra presque à berner Sir Williams, qui tôt cependant le reconnaîtra. 
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Pierre Vernier, quant à lui, joue à la perfection les Rocambole à la fois rusé et primesautier, à la décontraction malicieuse et à la détermination sans faille. Il tutoie sans vergogne son ancien mentor, qu’il appelle avec une ironie mordante Monseigneur, mon bon maître avec une désinvolture et une insolence assumées : le temps des privilèges est dépassé. Jean Topart, qui force sciemment le trait sans jamais sombrer dans l’outrance et la caricature, évitant le piège de l’histrion lui réplique : mon fils. Sir Williams est un rôle théâtral assumé, une figure, un archétype de méchant de mélodrame, dont le machiavélisme diabolique aboutira à Moriarty puis Fantômas et enfin Mabuse (le pouvoir hypnotique en plus chez ce dernier). La comparaison avec le « Napoléon du crime » de Conan Doyle n’est chez moi pas fortuite. 
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Jean-Pierre Decourt et le dialoguiste Louis Falavigna se surpassent, multipliant les phrases d’anthologie, surtout chez Sir Williams. Un des sommets de la série est l’épisode du tonneau de poudre, où Jean Topart et Pierre Vernier s’affrontent verbalement en champ clos, dans une carrière souterraine dont la sortie s’est éboulée, tandis que se consume la mèche d’un baril…
Les plus belles fleurs poussent sur les champs de bataille (…) Ainsi s’exprime Sir Williams par la voix inoubliable de Jean Topart aux inflexions magiques. Pierre Vernier lui répond brillamment (notez le tutoiement) : Monseigneur, respecte au moins la fleur ! Chaque fleur est unique !  Et Sir Williams de répliquer : Et chacune doit passer. La vie, la mort, sont les deux battements de cœur de la nature….
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Je ne peux résister au plaisir de citer encore une fois René Clermont en Beaupréau, acteur extraordinaire et méconnu (Beaupréau fut le rôle de sa vie) :
Je parle, elle m’obéit. Je commande aux éléments. (il vient d’envoûter Baccarat victime d’une drogue et la kidnappe sur ordre de Sir Williams).
Les comédiens œuvrant alors à la télévision, faut-il le rappeler, ne faisaient pas cela pour l’argent. 
La musique de Jacques Loussier contribue elle-même à l’édification du mythe Rocambole. Par exemple, au thème sifflé, rythmé, vif, du personnage titre s’oppose l’air d’orgue lugubre et moderato de Sir Williams.
Pour finir, rappelons que Ponson du Terrail voulut résister aux Prussiens en 1870, mettant sur pied un corps de francs-tireurs, dans la forêt d’Orléans, tels qu’on en voit dans Boule de suif. Comme Nana de Zola, il mourut de la variole noire, maladie dont ce fut alors la dernière grande manifestation épidémique en France, à Bordeaux, au mois de janvier suivant. 
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Prochainement : reprise début 2018 de la série consacrée aux peintres dont plus personne ne veut : Oskar Kokoschka. Bonnes fêtes à toutes et à tous, et à bientôt. 
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mardi 5 décembre 2017

Maud Linder oubliée.



Mais le sable échappe au calcul : les joies aussi que cet homme a données aux autres, qui pouvait en dire le nombre ? (Pindare : Deuxième Olympique. Traduction Aimé Puech. Les Belles Lettres, Paris. Réédition 1999)
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Maud Linder nous a quittés le 25 octobre dernier, dans un silence médiatique presque total, même s’il n’atteignit pas le degré terminal qui entoura les disparitions de Rémy Chauvin et de Liliane Funcken. Ceci est étonnant au sujet d’une femme à laquelle Arte avait consacré un documentaire remarquable : Tout sur mon père Max Linder, réalisé en 2013 par Jean-Michel Meurice, que je vis un été.
Or, je puis l’écrire en toute franchise : l’exclusion médiatique dont Maud Linder fut victime à sa mort (à l’exception notable du Figaro et d’un quotidien régional) est immonde et déshonorante pour la culture, lorsqu’on songe à l’œuvre de toute une vie vouée à la redécouverte de son père, génie du burlesque et précurseur de Chaplin
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 reconnu et adoubé comme tel par Charlot en personne.
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 Le silence du Monde notamment m’interpelle. Comment un tel journal, qui publia justement un excellent article critique consacré au documentaire de Jean-Michel Meurice (article toujours disponible sur la Toile) a-t-il pu manquer d’évoquer une vie sur laquelle le lecteur éclairé attendait qu’il s’y arrêtât ? Symptôme supplémentaire, s’il en est, du déclin de ce quotidien, autrefois de référence, incapable par exemple de prendre en compte plus de 99% des sportifs décédés.
Comment Arte elle-même, qui diffusa le film de Meurice nous contant avec émotion l’existence de notre orpheline, la tragédie qui fonda sa vie, dont longtemps elle ignora les fondements, et, lorsqu’elle les connut, son combat incessant pour la reconnaissance posthume de Max Linder, afin de l’extirper de l’oubli et de réparer une injustice historique et cinématographique, put-elle se taire à ce point-là ? Pour rappel, Maud Linder ne connut pas ses parents, suicidés alors qu’elle était encore un bébé…
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Je me suis permis de citer, en ouverture de ce billet réparateur et nécessaire, la phrase magnifique qui clôture la Deuxième Olympique de Pindare.
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 Bien qu’elle célèbre la gloire désormais fanée et révolue de Théron d’Agrigente, vainqueur à la course des chars, j’estime qu’elle convient idéalement à Max Linder. Que de joies indénombrables il procura à ses contemporains lorsqu’ils se rendaient dans les premières salles obscures de l’aube du XXe siècle ! Que de joies aussi pour celles et ceux qui le redécouvrent, émerveillés, de nos jours en des images autrefois cahotantes et trébuchantes, que l’on sait désormais projeter à une vitesse adéquate ne ridiculisant plus les silhouettes qui se meuvent sur l’écran ! L’omission nécrologique de Maud Linder est ignoble, lâche, stupide. Elle préjuge mal de l’avenir de notre culture, toujours plus ébranlée par la crétinerie crasse, que je ne cesse de fustiger en ce blog depuis six ans déjà. A croire que celles et ceux qui trient les morts à oublier et ceux à célébrer sont des faces de carême, des rabat-joie, des pseudo-Buster Keaton ténébreux et grincheux qui oublient que le rire est indispensable à l’humanité. Même les singes rient ! Et Bergson, ce grand philosophe par trop méprisé au XXIe siècle, que j’aborderai peut-être un jour, ne commit-il pas un essai sur le rire, toujours disponible aux PUF et chez d’autres éditeurs, puisque tout récemment entré dans le domaine public ?
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Qui se souviendra encore dans dix ans, dans trente ans, du remarquable documentaire de Maud Linder L’Homme au chapeau de soie, véritable somme célébrant le génie de Max Linder, nous rappelant aussi sa fin tragique ? 
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Se vouer toute son existence à la réhabilitation d’un père, n’est-ce pas magnifique ?

Prochainement : reprise de la série consacrée aux écrivains dont la France ne veut plus : Ponson du Terrail, le père de Rocambole.
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 Par la suite, ces dames auront les honneurs de cette rubrique avec Gyp,
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 puis ultérieurement Germaine Acremant, Madame Simone, Renée Vivien, Madeleine de Scudéry et d’autres encore, ainsi qu’une autre littérature de genre trop souvent décriée, méprisée dans la France cartésienne : la science-fiction, avec Jimmy Guieu.