Ces écrivains dont la France ne veut plus 31 : Grégoire de Tours.

Il y avait alors à Cambrai lui roi nommé Ragnachaire, si effréné dans ses débauches qu’à peine épargnait-il ses proches parents eux-mêmes. Il avait un conseiller nommé Farron, qui se souillait de Semblables dérèglements. On rapporta que lorsqu’on apportait au roi quelque mets ou quelque don, ou quelque objet que ce soit, il avait coutume de dire que c’était pour lui et son Farron, ce qui excitait chez les Francs une indignation extrême. (Grégoire de Tours : Histoires livre II chapitre XLII)

C'est à un voyage vers un lointain passé que je vous convie aujourd'hui, à une époque où ni la France, ni la langue française, ni la littérature française n'existaient. C'était l'époque du Regnum francorum, royaume des Francs dirigé par la dynastie mérovingienne. Ce fut le temps de Grégoire de Tours. De lui, nous ne possédons aucun portrait d'époque.

Autrefois, on critiqua vertement Grégoire de Tours parce qu'il s'exprimait, écrivait, dans un latin empli de tournures barbares, impur, qui ne valait manifestement plus celui de Cicéron. Les historiens qui se penchent sur l'étude épineuse du règne de Clovis figurent parmi les principaux pourvoyeurs de reproches à Grégoire de Tours, dont ils jugent l'Histoire des Francs (ou des rois Francs) comme une oeuvre imprécise, écrite trop longtemps après les événements, dont la valeur informative n'atteint pas le niveau des grands auteurs antiques comme Thucydide ou Tacite. C'est oublier par exemple les exagérations d'un Suétone,
 
 qui brode à loisirs contre les Julio-Claudiens, ou Domitien, le dernier des Flaviens, en édifiant leur légende noire au profit des Antonins classés comme de "bons Empereurs". La Vie des douze Césars ne constitue pas une source plus subjective que celle de Grégoire de Tours. Ce n'est cependant pas par lui que l'on parviendra à trancher sur des questions épineuses comme la date du baptême de Clovis (qui oscille de 495 à 508 selon les auteurs !) ou la réalité de la bataille de Tolbiac ! Il n'y a qu'à s'esclaffer devant la vision pompière du XIXe siècle telle que la peint Joseph Blanc au Panthéon en 1881.
 
 La gloire de Grégoire de Tours est allée jusqu'à une canonisation dont j'ignore la date. Tout barbare qu'elle soit, l'oeuvre de ce Gallo-romain vaut tout de même mieux que la chroniques du pseudo-Frédégaire, généralement considérée comme médiocre.

De même, Grégoire de Tours use d'un ton qui rappelle davantage le conte ou la fable, le prodige et le miracle, insérant le merveilleux dans son récit.
Curieusement, dans sa longue (et parfois quelque peu fastidieuse) évocation des auteurs latins de l'Antiquité classique aux temps carolingiens, un des épisodes intéressants de son roman décadent A Rebours, Joris-Karl Huysmans passe vite sur Grégoire de Tours alors que sa langue "altérée" eût pu le séduire. Quant à Frédégaire, il appartient à la même énumération, malgré son existence plus que controversée.
L'Histoire des Francs n'est nullement exempte d'affabulations, d'inexactitudes, de broderies, d'une distance par rapport aux événements (surtout au début) nuisant à la véridicité du propos. Heureusement que dans les derniers chapitres, Grégoire de Tours fut chronologiquement proche de ce qu'il rapporte malgré des embellissements d'un côté, et des enlaidissements de l'autre. Un peu comme un Suétone, dont l'objectivité ne fut pas la plus grand qualité. On ne pourra sans doute jamais reconstituer le règne exact de Clovis à partir d'une telle source, cédant la place aux récupérations politiques opportunistes de tout poil.


Grégoire de Tours fut tributaire des formes littéraires et de la mentalité ecclésiastique de son temps. N'oublions pas qu'il mourut sous le pontificat de Grégoire le Grand (590-604). Il nous légua une image négative ô combien de la descendance de Clovis, accréditant d'emblée l'idée d'une époque barbare, cruelle, et tôt décadente (jusqu'aux rois fainéants victime du portrait à charge idéologique carolingien !). Les immenses progrès effectués ces dernières années par la recherche historique et l'archéologie permettent de nuancer le propos : d'excellentes biographies peuvent être citées en exemple, qui éclairent au mieux cette époque lointaine : le Clovis de Michel Rouche (1996) et la Reine Brunehaut de Bruno Dumézil (2008).
Grégoire de Tours forgea pour la postérité la légende rose de Clovis et la légende noire de ses fils et de ses petits-fils. Cependant, ce serait commettre une erreur de réduire son oeuvre à un unique ouvrage, comme on le fit pour René Maran au XXe siècle.
C'est François Guizot,
 
 la sinistre "borne" au service de Louis-Philippe qui, trop longtemps, s'accrocha au pouvoir en homme du "enrichissez-vous" qui dressa, si l'on en croit Wikipedia, la liste des ouvrages que l'évêque de Tours nous légua. Il s'agit évidemment de livres religieux :
- Traité à la Gloire des Martyrs ;
- Sept livres des miracles ;
- Traité à la Gloire des Confesseurs ;
- Notices sur les vies des Pères ;
- Traité sur la Course des Etoiles, qui n'a aucune valeur scientifique.
Le folkloriste Emile Nourry (1870-1935), sous le pseudonyme de Pierre Saintyves, s'intéressa à la production de Grégoire de Tours consacrée aux miracles.
Comme il est courant pour la littérature ancienne, plusieurs textes de Grégoire de Tours sont perdus, parmi eux un Commentaire du Psautier. 
Laissons notre ecclésiastique mérovingien reposer en paix, drapé dans le manteau de sa gloire gallo-romaine et barbare ternie. 

Prochainement : de la dénécrologie de Jean Daniel à l'a-télévision, à l'exception d'Arte.