Avec "l'Etranger", Albert Camus signa son premier grand chef-d'oeuvre romanesque, en cela qu'il démontra comment le style d'écriture d'un auteur ne devait pas se limiter à une ligne de conduite unique, mais épouser le plus étroitement possible son sujet, être en adéquation avec son personnage, le narrateur Meursault, quitte à changer de démarche scripturale à l'ouvrage suivant.
Tout y est remarquable de précision et de concision. C'est Meursault qui s'exprime. Camus se refusa dans "L'Etranger" à tout lyrisme, à tout épanchement, quitte plus tard, à être protéiforme et lyrique, en fonction de ce qu'il écrivait, voulait démontrer dans son art narratif insigne. Dans "l'Etranger", il opta délibérément pour l'épure. La poésie propre à sa prose superbe ne transparaît que dans la séquence du meurtre, qui clôt la première partie. Cette scène en acquiert des accents impressionnistes dans sa violence épurée, dans ce rendu exact et vécu du climat d'Alger, si particulier et sublimé, dans cette évocation d'une chaleur méditerranéenne extrême, d'un soleil cruel, tourmentant les corps et les esprits, modifiant la perception des choses.Ce roman affiche donc un "anexotisme" assumé, tout en insistant sur l'atmosphère, la chaleur, le soleil. Il se débarrasse de tous les artifices de la littérature coloniale, orientaliste ou "légionnaire" localisée en Afrique du Nord. Meursault vit dans un vase clos, modeste, une société de quartier où tous se connaissent, où l'on aime la mer, le cinéma, les filles.
Je n'éprouve aucune sympathie pour Meursault. Ce personnage, ce narrateur, qui dit souvent que cela lui est égal, ne suscite sciemment ni identification, ni empathie, ni idiosyncrasie, ni pitié. Il est froid, détaché, ordinaire, banal, indifférent. Il n'est aucunement mon symbiote mais apparaît monstrueux dans sa banalité même tant il ne ressent ni l'amour (seulement du désir sexuel), ni la compassion (compatit-il vraiment au chagrin du vieux Salamano qui a perdu son chien ?). Il tue en aveugle, entraîné par les événements, par les ennuis de Raymond. C'est un étranger, oui, étranger jusqu'à lui-même...ainsi que le déclara une connaissance de mon père, à Orléans, en 1980, alors que, jeune lycéen, je venais d'étudier cette haute manifestation de la littérature contemporaine. La société a de lui une image négative d'insensibilité, parce qu'il ne réagit pas en conformité avec ce qu'elle attend. Meursault évolue en prison, se révèle, constate que sa vie fut heureuse, attend le spectacle de sa mort, de son exécution publique, de la haine manifestée à son égard, après que sa violence libératrice se soit exercée contre le confesseur et contre Dieu.
Le regard, le style de Camus, disais-je, sont admirablement adaptés à l'oeuvre et au personnage. Sobriété donc, laconisme assumé, concision, dépouillement de la langue de tous les artifices... Pas un mot de trop, pas de fioritures, pas d'emphase. L'essentiel, toujours, tout en préservant cette atmosphère particulière, torride, pesante, de l'Algérie coloniale. Le meurtre commis par Meursault est impulsif, il n'est même pas raciste. Ce serait là commettre un contresens. Meursault est un petit employé modeste, un petit blanc, un pied-noir ordinaire de ces années trente là, tel qu'il y en avait tant à l'époque. Il ne se pose aucune question existentielle, métaphysique. Albert Camus rejette en lui le mélodrame artificiel, le sentimentalisme. Indifférent à la femme, à Dieu, à la justice des hommes, à la mort de sa mère, Meursault est le monstre froid, l'être du commun inappréhendable et absurde. Soixante-dix ans après, "L'Etranger" nous touche toujours par sa modernité. Il s'agit sans doute là du premier vrai roman contemporain ayant renoncé à tout le décorum littéraire passé, voué aux oubliettes. A tort, des épigones crurent qu'il s'agissait d'une règle d'écriture érigée en système obligatoire. Ils imitèrent (mal) le Camus de "L'Etranger", oubliant le Camus de "La Peste", le Camus du lyrisme algérien. Il y a eu un avant et un après "L'Etranger". Ce grand livre fut l'affirmation neuve d'un rigorisme ascétique du style, confinant presque à l'abstraction. Il marqua une dissolution de la littérature, limitée, avec un génie inégalé, à ses signifiants essentiels. Si nous n'y prenons garde, dans ce monde dépersonnalisé, nous deviendrons tous de nouveaux Meursault. Tel me semble le message actuel. Camus a toujours su manier la parabole avec maestria. Il est devenu universel...un classique pérenne.
Cher Christian ,j'ai vu le "Faust " de Sokurov le jour de sa sortie nationale :cinq spectateurs ! Une misère ...Ce chef-d'oeuvre mérite mieux .Des plans extraordinaires pareils à des tableaux de Rembrand ,les scènes d'anatomie sont saisissantes ,presque frénétique cette recherche de l'âme dans les viscères ,les membres ...La sensualité ,le désir ,la mort ne cessent de se croiser ,corbillards ,tombes ...Grouillement des êtres ,on sent presque les odeurs putrides évoquées dans les scènes d'intérieur . La nature admirablement cadrée ,Faust dans la forêt cueillant plantes et fleurs pour Marguerite ,le bruissement d'une robe sur les feuilles d'automne ...Faust à l'automne de sa vie pour une nuit avec celle qu'il convoite accepte de signer le parchemin de l'usurier ,un Méphisto dont la morphologie est totalement fabuleuse ( la scène de la baignoire ...quand il se dénude coupe le souffle ) . Il y a l'irradiant plan du visage de Marguerite baigné d'une lumière d'or,la pureté d'un visage de madone où la bouche est tel un fruit qui appelle à la lubricité sans aucune vulgarité ,un érotisme d'autant plus troublant qu'il passe par le regard ,tout comme la fente de féminité au coeur de la nuit ,entre les cuisses blondes ...Le film s'achève dans une ambiance comparable à celle de Tarkoski dans " Salker " .
RépondreSupprimerQuand au film d'après Edgar Poë ,hélas je ne l'ai pas vu ,j'ignorais même son existence . Et je sens un peu de frustration ." Le corbeau " tourné par Corman est loin. Une autre version ,très tentant, je l'avoue .
Votre article autour de "l'étranger " de Camus m'a beaucoup intéressée .
Je ne voudrais pas que mon commentaire soit trop envahissant ...
Bien à vous
Hécate