Résumé : Aurore-Marie de Saint-Aubain, blessée, revit le crime odieux qu'elle commit à l'âge de treize ans, le 1er septembre 1876, lorsqu'elle traversa le miroir de sa chambre et rencontra son double brun : la poétesse Marie d'Aurore.
Elle
usa d’un biais, murmurant, à l’oreille de celle qui lui parut soumise, ce qu’il
lui fallait dire, afin de rassurer cette copie autre de la fidèle
servante.
« Laissez-moi
encore quelques instants, Alphonsine. J’éprouve un petite faiblesse et n’ai
qu’un chiche appétit. Je souhaiterais absorber quelque électuaire ou une tisane
quelconque. »
Elle
répéta, mot pour mot, en leur exactitude, les paroles susurrées par les lèvres
vénéneuses du double blond. Il était logiquement prévisible que Marie
d’Aurore se pliât aussi facilement à la volonté d’Aurore-Marie. La gémellité de
la psyché imposait qu’elles possédassent les mêmes schémas de pensée, le même
fonctionnement commun du cerveau, et il était indéniable qu’au contact
magnétique des mains, toutes deux avaient en quelque sorte fusionné en esprit. La
brune enfant, exécutant les volontés de la rivale, comme obéissant à une
admonestation, tira de la chemise qu’elle avait désignée un petit cahier
contenant les brouillons manuscrits de ses poèmes et le fourra dans la poche de
son tablier, l’excluant provisoirement à la convoitise littéraire de
l’usurpatrice potentielle.
La
future baronne de Lacroix-Laval, tenant fermement par la taille celle qu’elle
jalousait, l’obligea, par des détours tortus, à rejoindre le lieu de passage,
de jonction, entre les deux mondes, sans que Marie d’Aurore eût bronché, sans
qu’elle eût émis la moindre protestation, sans plus qu’elle résistât, telle une
chiffe, une misérable poupée bourrée de son sans consistance, sans intellect ni
volonté. Le libre arbitre s’était envolé à tire d’ailes, évaporé du mental du
double brun. Elles passèrent parmi les nuées de fantômes indifférents à leur
duo, vapeurs humaines désincarnées à peine discernables, identifiables, peu
individualisées car presque virtuelles : Marie d’Aurore demeurait la seule, en
ce fantasme, en ce rêve éveillé, qui eût conservé la matérialité de la chair et
des tissus coquets qui la vêtaient et l’apprêtaient. Aurore-Marie ne pouvait
s’empêcher d’humer, çà, là, en un frémissement sensuel des narines, en un
ravissement de l’effleurement épidermique, la douceur embaumante de la noire
chevelure de la jalousée.
Marie
d’Aurore mourrait. Il ne pouvait y avoir simultanément deux poétesses
adolescentes sur Terre, appartinssent-elles à deux univers parallèles. Enfin,
elles furent dans la chambre du passage, debout, devant la psyché coupable de
ce transport extraordinaire.
« Passe
devant, franchis-le, franchis-le te dis-je… Je te suivrai, ma chère Marie
d’Aurore, ma mie… » dit la future criminelle en des inflexions compassées,
hypocrites, achevant d’endormir le peu de méfiance et de réticences qui eussent
pu subsister en la personnalité de la belle enfant aux cheveux noirs. Elle
s’exécuta ; l’autre la suivit, comme franchissant l’onde d’un lac opalescent
scintillant de milliers de lueurs ogivales et fugaces au soleil déclinant. Au
surgissement du duo, à leur extirpation de la glace, la lumière eût dû dévier,
se réfracter, en cela qu’un dérangement venait de se produire dans l’agencement
de l’édifice du Pantransmultivers suffisamment sensible pour que Kulm et ses
agents eussent capté l’événement. Car Aurore-Marie venait de décider de son
destin ; elle était repérée et désormais, faisait figure d’Élue
de par les facultés qui venaient de se manifester en elle.
Nullement
déstabilisée, Marie d’Aurore se contenta de cligner des yeux, en présence de
l’autre chambre. Elle en scrutait, notait les différences avec la pièce
familière de son domaine, comme en un de ces jeux puérils où il s’agit de
repérer les sept ou huit divergences entre deux dessins naïfs, ou, lorsque des
experts en fausse monnaie ou en copies de toiles de maîtres affrontent un
faussaire hors pair et peinent, à la loupe, à remarquer d’infimes détails
permettant de déceler l’inauthenticité de tel prétendu Rembrandt ou d’un billet
de banque. Le lieu était certes cossu ; les meubles de prix dénotaient un goût
aristocratique certain (le qualifier de bourgeois eût été péjoratif), mais une
atmosphère glauque, lugubre, endeuillée, s’en dégageait, alors qu’en son
univers, Marie d’Aurore vivait dans la joie et la lumière, dans la gaîté
chatoyante et rutilante qui inspirait sa
plume. Encore eût-il fallu qu'Aurore-Marie en eût perçu les coloris réels en lieu et place de cette dérangeante monochromie sépiée.
Marie-Aurore eut à cœur de s’enquérir des poupées dont elle supposait qu’elles existassent
là, parce qu’il eût été affligeant qu’on privât une fillette de la classe de sa
compagne des joujoux indispensables au divertissement de son sexe. A ses
questionnements, Aurore-Marie fut évasive, peu diserte, se
contentant d’un vague grommellement qui signifiait : « Père m’a punie et a
caché tous mes jouets. »
Treize
ans était-il encore l’âge de la dînette ?
« Plutôt
que de simuler avec des amies de cire et de porcelaine, nous allons toutes deux
au jardin faire cela pour de bon. Il n’est plus temps de poursuivre la
comédie. »
Marie
d’Aurore aurait pu s’inquiéter des dernières paroles prononcées d’un ton
détaché, indifférent, par la bouche pourprine mais amère de son double
imparfait. Aurore-Marie aimait à musarder et à baguenauder dans le jardin de
Lacroix-Laval, à y inviter quelquefois des amies aussi snobs et distinguées
qu’elle. Aussi, bien qu’elle fût en deuil, de par l’absence du père en voyage
pour régler les affaires de succession, nul, dans la domesticité, pas même
Alphonsine, que Marie d’Aurore reconnut en retenant de justesse un cri de
surprise, ne s’étonna de voir la jeune fille tenir la main d’une ravissante
brunette à la toilette un peu démodée, et la conduire droit au belvédère où une
table et des chaises cannelées semblaient les attendre pour le thé. Au soleil,
il était quatre heures de l’après-midi. Aurore-Marie calcula que, là-bas,
comme ici, le temps avait filé ordinairement. Elle ne pouvait appréhender
la relativité des choses, l’entropie quantique que son déplacement fortuit
trans-univers n’avait pas manqué de provoquer.
Le
service à thé reposait, un service de Chine, bien sûr, marqué du lambel des
Lacroix-Laval, deux L entrelacés, serpentins, sensuels, comme en une
union à la fois mystique et scabreuse aux relents de Gomorrhe.
« Que
souhaiteriez-vous prendre ? Nous avons des assortiments de thés anglais des
Indes… Darjeeling, Earl Grey, Orange Jaipur, jasmin, bergamote, rose, du
thé vert à la menthe aussi …
-
Je me contenterai de quelques gorgées d’orangeade bien fraîche. Il fait quelque
peu chaud encore, en cette arrière-saison et je ressens une grand’soif.
-
C’est que… Nous n’en avons point. Mis à part de l’orgeat, je ne puis vous
offrir autre chose que du thé, ma mie. »
D’instant
en instant, Marie d’Aurore paraissait toujours plus subjuguée par sa compagne.
Elle fixait la ciselure de la bouche, ressentait une sorte d’enchantement
prendre possession d’elle. La robe noire de sa compagne, d’un rigorisme
espagnol aulique, la fascinait, car elle créait un contraste coruscant avec la
pâleur de son épiderme, les cernes de ses grands yeux ambrés marqués par une
douleur obituaire non feinte, et par-dessus tout, cette chevelure soyeuse
tire-bouchonnée, aux mille dorures subtiles, diamantée par un soleil déclinant
de milieu d’après-midi qui s’en venait frapper le belvédère orienté au sud,
ornementé de vasques moussues d’où s’échappaient des bouquets odoriférants, un
pot-pourri composé de toutes les senteurs fleuries de la fin de l’été. Qu’en
eût-il été au printemps ?
« Tant
pis, fit la rivale aux boucles de jais. Je prendrai une tasse d’Orange
Jaipur.
-
Je m’occupe de la bouilloire et je reviens. »
Marie
d’Aurore attendit patiemment qu’Aurore-Marie revînt, profitant de ce laps de
temps pour s’abandonner à une rêverie poétique dont les cheveux blonds de la
nouvelle amie constituaient la principale source d’inspiration. Ses sens
s’éveillaient à quelque chose d’étrange ; elle s’enhardissait à souhaiter
qu’Aurore-Marie ôtât sa résille et défît toutes les épingles retenant ce
plantureux ensemble digne de Marie de Magdala, parure de la pécheresse qui,
cependant, passait à l’action. Oui, Aurore-Marie savait doser les médicaments,
les électuaires, les thériaques, les opiats, afin qu’ils devinssent de
foudroyants poisons. Il suffisait d’ajouter le
suffisant soupçon de digitaline au désaltérant breuvage, l’infinitésimale
goutte de ciguë, pour que l’efficience de cette potion de mort, mélangée au thé
à l’orange (un parfum d’écorce forte, propre à blaser le palais, avec assez de
fragrance et d’amertume pour dissimuler les efflorescences d’amande amère et la
saveur altérée de la boisson d’Albion), fût totale et comblât l’envie de
meurtre qui habitait toute la juvénile jalouse.
Aurore-Marie
revint, portant un plateau avec la théière dont le col laissait échapper de
mignardes et fragrantes corolles.
« Attention,
il est bouillant. »
Marie
d’Aurore désira que la boisson refroidît quelque peu, car elle craignait de
brûler ses muqueuses délicates.
Elle
balbutia :
« Vos
cheveux… Vos cheveux sentent bon… Avec quoi les parfumez-vous ?
-
Je les humecte d’essence de violette et de néroli.
-
Puis-je toucher, sentir ?
-
Je vous le permets. »
C’était
là la dernière faveur accordée à celle qui doit mourir. Aurore-Marie défit
toutes les épingles qui retenaient sa splendide parure qui cascada jusqu’à ses
mollets. Alors, Marie d’Aurore s’y noya toute, humant cet orpiment miellé et
fabuleux, se grisant de ses exhalaisons presque à en vomir, caressant les
douces mèches parfumées, les embrassant, les parcourant de l’ourlet de ses
lèvres, se délectant en un jeu troublant et vertigineux de Gomorrhe de ce qui
constituait la quintessence de son exécutrice. Son cœur battait à grands coups,
presque à en meurtrir sa gorge de nymphe. Jà enivrée, elle se détacha de cette
masse d’enfer, de prostituée de Babylone en miniature, puis, sans marquer la
moindre hésitation, but d’un seul trait la tasse d’Orange Jaipur.
Les
convulsions survinrent, immédiates. Marie d’Aurore ne put que balbutier un
« Quoi ? » prosaïque et dérisoire tandis qu’elle se tordait de
douleur et s’affaissait en vomissant, empoissant sa robe blanche de vierge
pure. Son forfait accompli, Aurore-Marie contempla le cadavre de celle qui ne
rivaliserait plus avec elle. Un phénomène étrange advint : la morte devint
luminescente, phosphora quelques instants, puis parut s’altérer, s’étioler, se
désagréger particule par particule, pour ne plus demeurer, après cinq minutes,
que sous la forme de traces persistantes d’une poussière cendrée collante, qui
adhérait aux bottines d’Aurore-Marie telle une colle insane.
Seul
demeura de Marie d’Aurore le tant convoité cahier de poèmes, qu’elle avait
placé dans la poche du tablier blanc agrémentant sa vêture virginale.
Aurore-Marie le ramassa : il contenait tout le recueil désiré, bien dans son
style parnassien inoubliable. Elle en déchiffra le titre, afin de vérifier s’il
concordait bien avec les dires de la défunte : Le Cénotaphe théogonique,
à l’hermétisme insigne. L’usurpation littéraire pouvait débuter. Nul ne la
décèlerait sauf…
L'épisode précédent est paru sur ce blog le 1er septembre 2012.
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