Symphonie pour le Noir.
A Pierre Soulages, dernier
géant de la peinture.
Premier mouvement : Allegro ma non troppo.
Londres ou ailleurs, vers 1900 ou en un temps inexistant.
J’avais pris ce matin même le hansom cab pour une destination obscure
et inconnue. J’avais un rendez-vous fixé pour nulle part. Une simple lettre
d’invitation, anonyme, me fixant le jour, l’heure, la destination, absurde. Ce
courrier m’intriguait tant que, par simple curiosité naturelle, j’avais décidé
d’y donner suite, quoiqu’il pût m’en coûter. L’attelage avait chevauché
longtemps par des routes de traverse, assombries de bois morts, dépouillés et
sinistres, dont les hiboux grands-ducs faisaient leur ordinaire habitat. Après
un temps incalculable, nous parvînmes à la non-destination que l’on m’avait
fixée après que nous eûmes emprunté un long tunnel cendreux aux quinquets
chiches. Je relevai la vitre de la portière, hésitant à descendre. Je ne vis
rien, personne. M’avait-on posé un lapin ? Où étais-je ? Sans plus
tergiverser, je m'extrayais du cab, non sans avoir gratifié grassement le
cocher de deux souverains, pour me retrouver dans un non-espace apparent, un
néant de noir dans lequel pourtant, je parvins à prendre pied.
**************
De facto, nonobstant le noir
d'encre, ce nulle part apparent n'en était pas exactement un. Il conservait
quelque chose de tangible, du fait de la préservation des trois dimensions
classiques et de la gravité. Conservant ma hauteur, mon épaisseur et ma
verticalité, je pouvais marcher, me déplacer, sur ce que faute de mieux, je
qualifiais de sol, de surface plane.
Quelque chose existait bien, à
part moi, dans ce a-lieu de nuit, dans cet infra-sombre, puisque,
lorsque je tendais les mains, j'effleurais une surface concrète, aussi
lisse que le fameux miroir d'Alice, mais aussi impénétrable qu'une fosse
abyssale, là où le soleil ne parvient jamais. Pourtant, noir était dans noir,
noir contenait noir, partout, dans tout, au-dessus, au-dessous, à côté de tout
: noir était tout. Uniformité du tohu-bohu biblique. Sous-espace, subespace,
a-espace, anti-espace, anté-espace, post-espace...anté-monde, pré-monde,
post-monde, pré-temps, post-temps, anté-temps, a-temps, un rien qui était déjà
quelque chose car j'y existais. Un leurre de néant, donc. Des volumes de
matière témoignant d'une seule absence confirmée dans ce clos-du-Rien : la
lumière elle-même. Appartenait-elle à une théorie des ondes ou des corpuscules ?
Y avait-il non encore création des quanta de lumière ?
Je touchai de nouveau les volumes
inconnus. A ma gauche, à ma droite, les mêmes choses planes, parfaites,
s'étendant en longueur, mais aussi en hauteur. Des parois délimitant un nouveau
corridor ? Aucune plasticité. Surface non déformable. Quelle matière?
J'égrenais la table des éléments de Mendeleïev. Les métaux les plus rares...
Des murs de strontium ? Une galerie de miroirs, d'un seul tenant, non pas en
verre, mais en un métal si lisse, si poli, qu'il eût dû me refléter et se
refléter lui-même, si la lumière avait existé, en une infinité gigogne de
doubles inversés mis en abyme...à moins que ces glaces ne fussent sans tain. Je
n'étais pourtant pas un vampire ! A force de parcourir des mains ces parois, je
me déplaçais dans la galerie, qui tourna à angle droit à plusieurs reprises. Un
labyrinthe, encore ? Puis, je me dis :
« S'agirait-il d'un dédale
inconnu bâti dans une matière inédite ? Comme il y a une chambre, un salon
d'ambre jaune, il existerait un labyrinthe d'ambre noir...conceptualisé par un Empereur
chinois du futur. Et cet empereur doit se nommer Fu Qin si je dois en croire ce qu’un ami illuminé m’a conté à son
propos. »
Je me targuais de connaissances
sur l’Extrême-Orient ; j’étais féru de civilisation chinoise, de mystères
philosophiques confucéens ou taoïstes. C’était pourquoi la première référence
qui m’était venue en tête avait trait à cette Chine fascinante.
Étais-je dans un Hortus Deliciarum de noir, ou mieux
arpentant une des ailes du palais impérial de Fu Qin localisé dans une autre cité interdite ? Nouvelle
métaphore sombre, ténébreuse de
l'absolutisme ?
Qui disait verre, métal poli ou
ambre, même noir, sous-entendait un minimum de transparence...mais comment
apercevoir quelque chose au-delà de ce qui était peut-être une vitre ? Je
collais mon regard contre le supposé vitrage à ma droite, d'un seul tenant,
voulant voir l'au-delà, ce qu'il pouvait renfermer, contenir. Je soupçonnais
qu'il y avait de la vie à l'intérieur, que je parcourais en touriste dilettante
le réseau d'un aquarium de noir. Cela contenait de l'eau, ou autre chose de
liquide. J'en eus la ferme conviction. Des créatures benthiques,
halieutiques ou abyssales y vivaient, y nageaient, quoique je ne les visse
nullement, mais je percevais leur réalité au-delà du vitrage d'ambre noir ou de
cristal de roche micacée.
Deuxième mouvement :
scherzo.
Et le rire éclata, au bout de la
galerie, et le noir fut moins noir. Une jeune femme rousse, là-bas, à l’extrémité, venait d’apparaître. Elle me
toisait, vêtue d’une toilette somptueuse à la grâce aérienne, une toilette de
cour qui paraissait plus foncée que ces ténèbres dont la nuance différa. La
masse volumineuse de sa chevelure de flammes disparaissait partiellement sous
une toque d’astrakan. Alors, il n'y eut plus un noir, mais une pluralité
subtile, une variété de noirs plus ou moins brillants, mats, profonds,
anthracite, jais, seiche, ébonite, bakélite, mica, corbeau ou ébène. Noir-vert,
noir-bleu, noir-rouge, noir-pourpre, noir-jaune, noir-rose, noir-fraise,
noir-jujube, noir-canari, noir-pomme, noir-épinard, noir-ciel, noir-lapis-lazuli,
noir-indigo, noir-garance, noir-béryl, noir-diamant, noir-palladium,
noir-épicéa, noir-nymphéa, noir-terre de Sienne, noir-jade, noir-cocon,
noir-agate, noir-aigue marine, noir-opale, noir-cornaline, noir-gris-de-fer,
noir-cobalt, noir de Prusse, noir-outremer, noir-électrum, noir azimutal, noir
adret, noir ubac, noir-caresse, noir-coupe-coupe, noir tranchant,
noir-samouraï, noir sanglant, noir-fou-rire, noir-nid, noir-coq, noir-croquis,
noir-déchet, noir-kaki, noir-chamois, noir-Neandertal, noir-collyre, noir
opiacé, noir-laudanum, noir-ipécacuanha, noir-chicotin, noir-peyotl, ocre noir,
noir composite enfin. Forêt de noir, prégnance de noir, orgasme de noir, ivresse de noir, lie de
noir, ivraie de noir, ambroisie noire, manne noire, libation de noir, oraison
de noir, bénédicité de noir, déconstruction de noir, saint noir, diable noir,
vierge noire, Popol Vuh noir, Bardo Thödol noir, Avesta noir, Necronomicon
noir, Upanishad noirs, Rig Veda noir, Talmud noir, Mahâbhârata noir, atome
primitif noir, créateur noir...anti-créateur ? Noir, noir, NOIR... Je suis le
Noir, le Commencement et la Fin...
Toujours aussi coruscante et rieuse,
la jeune fille rousse, au regard espiègle, dont le visage m’apparut si diaphane,
au-delà de la vie même, qu’il semblait appartenir à un fantôme ou à une
sylphide, m’adressa un geste, m'invitant à la suivre à travers les couloirs de
l'aquarium, en un marivaudage ridicule,
jeu de cache-cache ou partie de colin-maillard de l'ancien temps
pratiquée sans yeux bandés !
Je n'étais plus aveugle. Je
courais de galerie de miroirs d'ambre noir en galerie de miroirs d'ambre noir,
en leur incommensurable infinitude minoenne, dans un temps suspendu,
poursuivant le rire juvénile de ma chimère rousse sans jamais l'attraper, rire
d'une gorge blanche qui jamais ne se taisait, tel Achille courant derrière la
tortue dans le célèbre paradoxe de Zénon d'Elée.
Plus mon expérience se
prolongeait, plus j'avais l'impression de me mouvoir dans un milieu aqueux,
comme si j'eusse revêtu un scaphandre autonome de Rouquayrol et Denayrouze, qui
avait inspiré les tenues de plongée du capitaine Nemo dans l'immortel
« Vingt mille lieues sous les mers » de Jules Verne, un des livres de
chevet de mon enfance. J'étais passé de l'autre côté de l'aquarium. J'avançais
avec aisance, sans avoir besoin de nager, n'éprouvant aucune gêne pour
respirer.
Et je vis les créatures qui
peuplaient cet outre-monde.
Troisième mouvement : Largo appassionato
Je me promenais dans un univers
en blanc et noir, ou plutôt en gris et noir, où baignaient, surdimensionnés,
des êtres invertébrés, mono ou pluricellulaires parfaitement classés,
catalogués, immobiles comme pour me saluer en une parade monstrueuse et
solennelle bien que non dépourvue de beauté et d'enchantement, secouant
imperceptiblement cils vibratiles, flagelles, piquants ou tentacules afin de
rappeler qu'ils n'étaient point morts. J'avais pénétré dans le saint des saints
d'un des plus extraordinaires ouvrages de zoologie du siècle passé, le Kunstformen
von der Natur d'Ernst Haeckel, me déplaçant au sein de ses gravures, en
symbiose parfaite, comme si j'eusse été inscrit de tous temps dans ce maître
livre, osmose aboutie de l'être humain et des créatures inférieures que le
savant allemand aussi bien que la croisière du Challenger nous avaient révélées. Livre de la Vie, livre devenu
Vie. Les espèces contemporaines côtoyaient les fossiles.
C'était une fantasmagorie
d'animalcules géants, grisâtres mais d'une moirure de nacre, de perle, une
symphonie de formes et de nuances composée en l'honneur d'un muséum d'histoire
naturelle aquatique, un cabinet de curiosités abritant les fantasmagores les
plus incroyables, bien au-delà de ce que toute l'imagerie lanterniste de la fin
du XVIIIe siècle avait pu imaginer et concevoir. Plaisir des yeux retombés dans
l'enfance, si prompte à s'émerveiller d'un rien, jouissance sans cesse
renouvelée. Phytoplancton, zooplancton, diatomées, foraminifères, radiolaires,
zoés de crabes, pluteus d’oursins, cœlentérés, trilobites, graptolites, lys de
mer, bélemnites, ammonites d'une taille colossale en comparaison desquels un
bénitier paraissait bien falot. Ces créatures primitives étaient non sans
évoquer une vie embryonnaire issue d'un improbable trophoblaste. Au sein du
monochromatisme gris se firent jour les couleurs, lorsque d'autres animaux
crûrent et multiplièrent au sein d'une variance infinie et baroque de plans
d'organisation, sans trêve recréés, recombinés, gastrulation de la Vie,
éruption d'embranchements, de phylums... Holothuries, plathelminthes, vers
priapuliens, anémones de mer, limaces, concombres de mer, cnidaires, cténaires,
huîtres, coraux, hydraires, siphonophores, copépodes, anatifes, pagures,
cigales de mer, spongiaires, argonautes, nautiles, échinodermes, astéries,
céphalopodes communiquant par le langage des couleurs... Des méduses de toutes
tailles, encore, toujours, émettant des pensées raisonnées. Monochromie,
bichromie, trichromie...
Créatures tétrachromes, pentachromes, hexachromes,
heptachromes, octochromes, énnéachromes, décachromes, hendécachromes,
dodécachromes, triskaidécachromes... Baïfain de couleurs, de quinze teintes
comme ce poète de la Pléiade qui voulut imposer des vers de quinze pieds.
Spectre lumineux de seize couleurs, d'un monde à venir. Divisionnisme de Chevreul,
tachisme, art optique, kaléidoscope. Phénakistiscope tournant, accélérant,
égrenant toute la gamme chromatique. Kinétoscope de nuances multicolores :
polychromatisme par effet d'optique trompeur issu de tout un appareillage
animant l'image de ces fantasmagores. Zootrope, fantascope, zoopraxiscope,
praxinoscope, apollogrammaphone, paléophone mêlant couleurs et sons,
expériences de Scott de Martinville, thaumatrope, théâtre catoptrique
trompeur... spectacle total, miracle de l'holographie. Simulation, arrivée des
agnathes, des mérous et des poissons perroquets...
Il me semblait que le liquide
dans lequel je marchais prenait une consistance épaisse, gélatineuse. De même,
l'intérieur de ce gigantesque aquarium se rapprochait de celui d'un polyèdre
cristallin. Je me retrouvais au sein d'une géode aux angles et facettes
infinies, comme pris dans l'œil d'un insecte...plus exactement, j'étais le
regard ou plutôt les regards de cet animal inconnu, telle une caméra à
objectifs multiples conçue par ce pionnier du cinéma mystérieusement disparu en
1890, Louis-Aimé Augustin Le Prince. Caméra subjective ? Je devinais la
forme inédite de l'être dont les yeux étaient moi. Il en comptait
cinq, à facettes. Son corps long, segmenté sans pattes, aux flancs garnis de
branchies, était exclusivement conçu pour la nage. Côté bouche, un tuyau
s'achevant par une pince préhensile. Côté anus, une queue, ou plutôt, un
gouvernail penta lobé. Ses pensées rudimentaires se substituaient aux miennes,
par places. Chasser, manger, se reproduire, mourir. Rien d'autre. Les miroirs
de ses yeux percevaient l'enfermement dans cette figure close, cette structure
transparente, adamantine, holographique, fasciée, facettée, dans ce multicaèdre
ou pluricaèdre infinitésimal, lui-même constitué de glaces d'un
nombre tel qu'elles en devenaient indénombrables et infinies, objet contenu
lui-même dans une multitude gigogne d'autres polyèdres armillaires, empilés,
superposés. A l'intérieur de l'ultime volume miroirs, une décomposition
mosaïquée d'un humain estropié, marchant avec des béquilles, démultiplié en une
myriade d'alter-ego, chacun brandissant un revolver, à la semblance d'un film
expérimental de l'avenir, constructiviste ou autre...
Et je nageais. Je franchissais à
l'accéléré les volumes polyédriques, atteignant bientôt la surface, ne sachant
comment cette faculté de fendre ces obstacles m'avait été octroyée...
probablement par quelque démiurgique dieu ? Je m'extirpais d'un étang de
gélatine amarante peuplé de nymphéas d'une teinte rouille, humain en apparence
ou de nouveau. Je vis une échelle métallique ; je la gravis. Tout
bascula : je fus l’autre narrateur, le il.
***********
Finale : Prestissimo.
Franchie l’échelle, Rien, un désespérant, un monotone, monocorde rien,
sans couleur ni saveur, sans sentiment ni émotion…
Le sein même du Néant, comme s’il pouvait y avoir un centre à celui-ci !
Notion difficilement conceptualisable.
Espace à zéro dimension, alors que l’espace supérieur aurait dû en
avoir comporté seize au moins à défaut d’une infinité.
Même le monde bidimensionnel de Flatland
avait eu une consistance et une réalité.
Seuls les sages Hindous védiques avaient osé tenter une conception de
ce Rien. Ici, la raison s’abolissait, la logique s’effondrait.
Alors, inattendu, il se
résigna. Intimement, il savait qu’il ne pouvait aller plus loin. Il n’était pas outillé pour cela, il ne l’avait jamais été. Tout
simplement, il n’avait pas été conçu
pour ce qui allait suivre mais pour lui permettre de se révéler.
Au seuil de l’inéluctable, lui aussi vivait sa Révélation. Empli d’une
abnégation dépourvue d’orgueil, il
allait donner à Fu Qin, l’Empereur concepteur de ce Rien noir, l’illusion
éphémère d’une dernière victoire. Son sacrifice ne serait pas vain. À son tour,
il acceptait d’être anéanti. Seul le
Surgeon comptait. Seul lui était capable de permettre à la Vie de s’imposer
partout.
Pour que la douleur lui fût moins insoutenable, il se mit lui-même en veilleuse. Acte sublime. Encore un…
La lueur serpentiforme orange vif le constituant désormais disparut
sans prévenir. L’invagination l’avait-elle donc gobée, ses a-couches mouvantes
digérant ce qui, encore pour elle, conservait une certaine matérialité?
Seul lui détenait désormais
la réponse.
L’affrontement ultime, le renversant duel entamait sa dernière phase.
Il était devenu Le Ying Lung de la Compassion,
et, repoussant l’angoisse de se savoir Seul, tout Seul, il ne se déroba point. Avec courage, avec détermination, il fit face au Dragon Noir imposant,
multiforme, désespérément négatif et entropique, incarnation du Néant.
Cependant, le jeune réseau résille s’était-il assez remis de
l’extinction de l’Observateur, son mentor ? Avait-il assez mûri, assez appris
pour ruser, multiplier les leurres et les tromperies, les illusions miroir,
pour transcender son humanité, ses émotions, ses deux réelles faiblesses?
Était-il prêt?
L’heure de vérité sonnait.
Sous l’aspect d’un frêle toron de lumière, Il était au milieu du Rien, et ce Rien l’englobait, et ce Rien
l’entourait, et ce Rien le frappait, le cognait, le heurtait, et ce Rien
voulait l’avaler, l’aspirer, revenant pour cela à l’assaut, encore et encore.
Vague rugissante, vague hurlante de noir, mais pas d’un noir uniforme,
un prisme plutôt, mieux, un kaléidoscope de noir. Comme les plumes d’une pie,
comme la houille extraite de la mine, comme le mica aux éclats brillants, comme
le jais non encore taillé, comme la bakélite d’un antique téléphone, comme
l’écran éteint d’une télé plasma.
Poussière de noir, gamme et gomme de noir, laque de noir, jaspe noir,
diamant noir aux facettes infinies et miroitantes d’obscurité, mise en abyme du
carbone abouti, contenant et contenu infinitésimaux.
Reflets chiffonnés et gluants d’une encre de seiche, fragments
pétrifiés, fossilisés de l’ébène.
Perle diaprée et irisée noire, toujours noire, anthracite carbonifère, liquide visqueux et noir d’un pétrole aux effluves nauséabonds, huile noire, bois noir, métal noir, feu noir aux flammes dansantes au sein du noir, pierre noire, terre noire, air noir, minéraux noirs, œil noir…
Perle diaprée et irisée noire, toujours noire, anthracite carbonifère, liquide visqueux et noir d’un pétrole aux effluves nauséabonds, huile noire, bois noir, métal noir, feu noir aux flammes dansantes au sein du noir, pierre noire, terre noire, air noir, minéraux noirs, œil noir…
Tout était noir. Absolument tout et plus encore.
Espace noir sans luminosité aucune, main noire, toron noir, filet noir,
brane noire, extension noire, particule noire, atome noir et sphère noire.
Résille noire par-dessus tout le noir. Aucune autre couleur n’était possible,
n’existait dans ce a-lieu noir.
A-couleur, a-forme, a-espace, a-temps, a-lieu donc, a-monde,
a-Pantransmultivers, a-dieu… jusqu’à la satiété, jusqu’à l’écœurement, jusqu’au
trop-plein.
Renversement. Éblouissement dans cette obscurité transcendante, dans
cette fulgurance immanente, mais aussi, inévitablement, douleur, écartèlement
et redécouverte.
Diverticule a-astral de la négativité fouettant toute la Weltanschauung antérieure, précédente du
Créateur. A-gésine de Néant a-pluri-édrique. Vide, perte, solitude, absence,
jusqu’au RIEN…
Pourtant, au milieu, au-dessus, en-dessous, au centre, partout,
toujours, Il était.
- Oui, Je suis, pensa-t-Il, s’exclama-t-Il.
Musique noire, sculpture noire, figure noire, peinture noire, sonorité
noire, rythme noir, fragrance noire, onde noire, ciel noir, renversement,
bousculade, sens dessus dessous, capharnaüm, descente, vertige, tohu-bohu,
retournement, gastrulation, révolution, descendance par modification et
mutation du Noir, Révélation, Reconnaissance.
Dissonance, assonance, tempête, cyclone, hurlement, résistance,
démence, effroi, affadissement, destructuration, rage, colère, impuissance,
contournement, vanité, inanité, mais pas encore renoncement.
Malgré les efforts furieux, désordonnés, chaotiques, gigantesques,
imprévisibles, incertains dans le sens d’Heisenberg, Il était, Il restait, Il
résistait et ne pliait pas. Il s’obstinait à exister, toujours présent,
toujours là…
Or, ce toujours fragmentait Fu Qin, le fendillait, le démultipliait
au-delà du concevable. Les rides devenaient fossés, crevasses, failles, abîmes,
ruptures divisionnistes de l’A-continuum, pointillisme de Seurat, composant une
non-image a-picturale.
Fu s’acharnait donc, ne comprenant pas, sur cette fragile et si ténue
langue-lumière non langue, non lumière mais tout à fait autre chose
d’indescriptible et d’innommable. Il la bombardait, la mitraillait, la
submergeait de terribles et de tempétueux coups de boutoir, de vagues
monstrueuses effroyables, de vent hurlant en tempête, de dépressions cassant
tous les baromètres, de tsunamis impossibles engendrés par des géants à la
taille et à la force inimaginables. Il grondait, griffait, grognait, lacérait.
Il secouait le réseau résille, voulant le précipiter dans son Rien. Mais le
vacillant toron, imperturbable, restait intact, s’entêtant à être, un point
c’est tout.
Devant cette résistance au-delà de tout entendement, pour parvenir
coûte que coûte à ses fins, le Dragon opta pour une autre tactique.
L’Inversé choisit le fractionnement de lui-même. Avec raison ?
Ses doubles fragmentés frappèrent alors, battant encore et encore
simultanément, partout et nulle part dans cet Ailleurs, dans cet Infra-Monde
qui s’était apparemment substitué à la Totalité, au Pantransmultivers, en
gésine la fragile lueur du Ying Lung, le filin opiniâtre et vaillant.
Or, des échos séparés du magnifique Sombre lui revenaient inquiets,
déformés, pris tous d’une bouffée d’angoisse irrépressible, le martelaient, lui
envoyant des messages parfois obscurs et sibyllins, parfois clairs, que lui,
buté, s’évertuait à ignorer, ligoté dans sa haine inextinguible, dans sa sotte
et toisante ignorance.
- Prends garde Fu! Sais-tu bien
si tu es un papillon qui rêve qu’il est un homme qui rêve qu’il est un papillon
?
- Songe au phtisique et à ses
bronchioles absentes. Le vide a remplacé le poumon. Il crache toute la matière
rosâtre de cet organe détérioré, presque absent et quasi mort. Il s’essouffle
et ne peut plus parler. Mais il croit qu’il possède encore cette capacité. Il
s’épuise ! Rappelle-toi la fin tragique de La Dame aux camélias qui chante ses ultimes minutes de vie et
qui, ainsi, gaspille ses dernières forces.
- Le dernier tétra-épiphane
tissa au XIIe siècle la célèbre tapisserie de Gérone, image de la Genèse. Qu’y
a-t-il après le Et tenebrae super
faciem abyssi ? Pourquoi voit-on une colombe ? Qui représente-t-elle ?
Crois-tu réellement être cette colombe ?
- Triple volaille gigogne
farcie ! Une oie qui contient un canard qui, lui-même, contient un coquelet. Ne
crains-tu pas d’être cet oison? Ne te montre donc pas si stupide ! Coquille
vide d’œuf prisonnière d’un œuf plus grand, lui-même à l’intérieur d’un autre
œuf !
Par orgueil Fu piétina ces pensées malsaines indésirables. Immense, il
planait par dessus les sphères, les mondes, les devenir, lui-même circulaire,
lenticulaire, muni d’aberrants tentacules, entourant, enserrant le timide toron
qui luisait doucement, qui brillait d’un éclat orangé apaisant.
Mais comme une sérénade, une ritournelle, une litanie obsédante, les
mises en garde revenaient et résonnaient en canon.
- Le fretin a gobé l’hameçon.
Mais… qui gobe le fretin ? Une tanche. Elle-même avalée par un brochet. Tête
d’âne !
Mais l’Inversé Noir n’en avait cure. Sa haine l’aveuglait et l’occupait
tout entier, abolissant sa raison. Il ne s’étonnait même pas de la non réaction
apparente de son adversaire.
En effet, depuis le début de ce duel, de cet affrontement direct, le
Ying Lung semblait bien passif. Il se
contentait de résister, de parer les coups, d’être et de ne pas agir.
Erreur !
Bien avant que le combat ne commençât, bien avant l’ultime phase de la
Simulation menée à son terme, il avait trouvé la faille par laquelle il s’était
engouffré. Voilà à quoi rimaient tous ses échanges avec ses amis, ses
compagnons, l’étalage complaisant de ses faiblesses supposées, de ses émotions,
de son attachement envers la Vie en général et envers les humains en
particulier.
Certes, il tenait réellement à faire triompher cette Vie, à permettre à
l’Humanité d’exister, mais il était fort capable de grossir, de travestir,
d’accentuer ses sentiments, de mentir, d’exagérer, de tromper et de leurrer.
Après tout, grandi, mûri, il était, par excellence, l’Immanent
Créateur. Cela lui était tombé dessus lorsqu’il avait accédé à la conscience
jadis, il y avait des éons, il y avait un instant. Il ne l’avait pas voulu. La
charge était trop lourde. Il se pensait trop impatient, trop imparfait. Sa
Nature réelle lui pesait. Ainsi donc la faille était tapie non pas en lui, le
Ying Lung, mais bien dans l’incommensurable orgueil de Fu. Un Fu qui avait pu
surgir parce que l’Unicité avait mal pris en compte l’émergence des sentiments.
Le dernier des Yings Lungs se gardait bien d’afficher toute
satisfaction. Il veillait à ne rien révéler mais non pas à ne rien ressentir.
Et, « pendant ce temps », devant cette impassibilité, Fu
s’escrimait, s’épuisait à vouloir absorber l’inabsorbable, le minuscule et
frêle toron insaisissable, enroulé sur lui-même, l’improbable et toujours
vaillant filin serpentiforme, le Ying Lung si têtu, si merveilleux dans son
courage. Une pico seconde, et c’était un instant infini pour ce Ying Lung Noir,
un des ultimes multiples du Dragon Inversé - les autres, tous les autres, les
différentes parties de lui-même se suicidaient mais pas avec noblesse - lui
jeta:
- Descartes a écrit: « je
m’avance masqué ».
Le dernier, tout dernier filin du Dragon Sombre conclut :
- Corneille composa ou un jour
composera ce vers à propos de lui-même: Je
ne dois qu’à moi seul toute ma renommée. Comprends et médite… si tu le
peux encore… médite et renonce!
Peine perdue !
Les tentacules de Fu s’étaient maintenant dissous. L’Inversé n’en avait
tiré aucune leçon.
Or, sans qu’il en eût pris conscience, accablé par sa colère,
parallèlement, son rayon d’action ainsi que sa globalité avaient rétréci
graduellement, infinitésimalement, d’une manière à peine perceptible. Le
processus s’était engagé par la catalyse déclenchée et menée par le Ying Lung
créateur. Lui agissait avec subtilité. Le phénomène, il va de soi, était
irréversible.
D’abord, ce fut la perte d’emprise de l’A-Pan-PNEUMA. Quelque chose
d’indescriptible se mit à frémir, quelque chose qui se libérait. Mais notre
Dragon Noir ne vit rien venir et ne ressentit aucun trouble.
Intérieurement, le Préservateur jubilait. Toutefois, sa joie se parait
de tristesse. Par où avait-il dû passer pour en arriver là ! Tant d’amis
sacrifiés, tant d’intelligences sublimes anéanties !
Ensuite, pour Fu s’en vint la perte de contrôle de l’A-Pan-NOUS. Or,
toujours, l’Inversé ignorait la déliquescence qu’il subissait. Car il
s’agissait bien de ce phénomène.
Puis, le futur Pantransmultivers, désentravé, amorça une pulsation
infime, un premier battement.
Trop tard, Fu réagit. Il eut cette pensée exclamative mi angoissée mi
coléreuse:
« Je ne perçois plus ni le Pan-LOGOS ni le Pan-CHRONOS. Pourquoi ?
Que se passe-t-il donc ? Je perds ma transcendance. Comment une telle chose
est-elle possible ? Je ne suis plus ni omnipotent ni omniscient, ni multiple ni
transtemporel. Cela ne peut venir que de toi, Surgeon. Comment t’y es-tu pris
pour réussir pareil tour de force ? Que m’as-tu fait ? ».
Il s’abstint de répondre.
Soumis à une fureur au-delà de tout contrôle, tel un enfant gâté qui se
voit refuser la concrétisation de son dernier caprice, le Dragon Noir se jeta
contre les « parois » de la sphère qui, maintenant, le contenait tout
entier, avec l’absurde espoir d’en briser la substance et, ainsi, se libérer.
- Encagé! Emprisonné, moi! Comme un vulgaire rat de laboratoire, hurla
l’ex-entité. Surgeon ! poursuivit le vaincu, dis-moi de quel truc de
prestidigitateur as-tu donc usé à mon encontre ? Je n’y comprends rien !
Le Dragon Noir paniquait et cédait au plus grand effroi.
- Je perds Mon Pouvoir ! Je suis en train de régresser en simple psyché
humanoïde. Même pas un ridicule Homo Spiritus ! À quoi m’as-tu condamné? Ah!
Enfin, j’ai saisi, Dan El… Car ton vrai nom est Dan El, n’est-ce pas ? Tu m’as pris à mon propre piège. Tu as eu le
culot de recréer une Anakouklesis dans laquelle tu m’as enfermé. Une
Anakouklesis néoplatonicienne, un grand bon en arrière, une grande régression à
l’échelle de tous les Pantransmultivers. Bravo ! Quel prodige ! Et tu as réussi
cet exploit dans l’Infra-Monde… salut, l’Artiste ! Même moi, lors de ma
flamboyance, je n’ai pu aller jusque là. À qui donc as-tu volé un tel pouvoir ?
Mais non, je me trompe. Ce pouvoir a toujours été en toi. Depuis l’aube de des
temps.
- Depuis les tout débuts de la Simulation, pensa Dan El.
- Quel rusé tu fais, Surgeon ! Je le répète: bravo !
Comme à l’accoutumée, le Ying Lung s’obstinait dans son mutisme. Les
compliments d’un Fu en train de se déliter ne l’émouvaient guère. Il n’en avait
rien à faire de cette admiration malsaine.
Cependant, la métamorphose régressive de l’Inversé se poursuivait
tandis que le jeune Expérimentateur ignorait les imprécations, puis les
supplications de son adversaire. Impavide, inaccessible, divin, il œuvrait,
accomplissait la tâche nécessaire et contingente. Il se devait au Vivant. À
tout le Vivant. Ensuite… hé bien, ensuite, il verrait.
Amoindri, acculé, de plus en plus inaudible, ni entité ni Homo
Spiritus, Fu en fut réduit à revêtir non son apparence des origines mais son
avatar des prémices de cette histoire. Il devint un être humanoïde, un simple
humain, de taille médiocre, une soma des plus ordinaires, sans force ni
pouvoir, à peine sapiente, bornée dans sa compréhension de l’Univers, ignorant
la Supra-Réalité et toute sa complexité, bien éloignée de l’entité divine dont
la créature pitoyable avait revêtu un court instant les oripeaux magnifiques,
durant un rêve fugace, si bref que déjà, il était oublié et effacé.
Le Ying Lung, sûr de lui et plus que jamais omnipotent, avait-il
atteint son but ? Magnanime, allait-il se contenter de ce stade de
déliquescence atteint par son ennemi ? Non. Le Pantransmultivers et la Vie
exigeaient davantage.
Alors, la créature se scinda encore, diminua pour laisser la place à
deux êtres fort distincts : l’humain tout d’abord, silhouette fantomatique,
perdit toute sa substance dans un processus inexorable, et… fut gommé ! L’autre
être, l’Homunculus anti-crée qui avait fusionné avec Fu Qin autrefois, subit
lui aussi la métamorphose régressive et létale. Le Ying Lung avait besoin d’en
arriver à ce stade. Implacablement, l’Homunculus se réduisit en une momie
fœtale papyracée et noire, au crâne énorme, tout à fait disproportionné, à la
fontanelle éclatée et, naturellement, dépourvue de ses facultés
transdimensionnelles.
Désormais, la chose-lithopédion ne pouvait que se contenter de flotter
à l’état de peau-mue pétrifiée au sein d’un Outre-Lieu de moins en moins
Infra-Monde. La monstruosité ratatinée au rictus grimaçant engendré par la
terreur justifiée et persistante de ne jamais pouvoir un jour être
véritablement quelque chose de conscient, ne savait même plus qu’elle était !
Quelle ironie !
Mais ce pendant horrifique du fœtus astral du film 2001
l’Odyssée de l’espace, allait avoir son obsédante et insupportable utilité.
Il serait le carburant de l’expansion du Pantransmultivers, son énergie noire
et sa matière noire.
Vanité des vanités, tout est vanité…
Fu avait été sublimement domestiqué.
Dan El, car tel était bien son véritable nom, le Ying Lung ou plus
exactement, LE YING LUNG, avait dû se départir de ses pulsions négatives,
s’arracher à ses penchants, mater sa peur du Néant et accepter la Mort, faire
avec, composer avec l’obligation de se servir de l’énergie noire et de la
matière noire, de l’Entropie car pour que le Pantransmultivers fût, évoluât,
mutât, tout cela était nécessaire.
L’Expérimentateur l’avait bien compris au milieu de toutes ces
épreuves, de toutes ces leçons. Il avait dû ruser et avec lui-même et avec le
Néant qui était aussi une partie intrinsèque de lui-même, le Noir, le A-Lieu,
le A-Monde, en le cernant, en étant à la fois à l’extérieur et en lui, tout
autour et étranger mais pourtant si intimement lié à lui.
Alors, tout simplement, Il
avait plané au-dessus des eaux.
Et spiritus sanctus superferabatur super acquas.
Ce combat sans précédent s’acheva par KO debout du Sombre, du Repoussé
mais pas nié, par la victoire totale du dernier des Yings Lungs, mais aussi, en
fait, de l’UNIQUE et pourtant PLURIEL RIU SHU.
Ayant été confronté avec lui-même dans une schizophrénie dépassant tout
entendement mais voulue, enfin réunifié, Dan El se sentait vide, bien au-delà
de toute satisfaction et de joie. Triomphe sur lui-même… mais à quoi bon?
L’amertume le submergeait, menaçait de le noyer. Certes, il avait accompli ce qu’il devait, lui auto conscient, auto-créé,
mais… il était Seul. Il l’avait toujours été.
Cela, il ne pouvait le
tolérer. Cela ne serait pas, ne serait plus.
Il pouvait TOUT. La réémergence de la Totalité
au sein du Rien pour commencer. Nul ne saurait, nul ne se douterait. Les voiles
se maintiendraient non pour lui mais pour les autres, les pseudos membres du
Chœur Multiple. Il l’avait déjà fait
dans le Simulacre. Il pourrait le
refaire. Il le referait. Le mensonge
était préférable à la solitude.
N’était-il pas le Révélateur ?
Le Juge ? Lui seul détiendrait la Vérité, lui seul gouvernerait la
Supra-Réalité tout en laissant croire l’inverse. L’illusion lui était
nécessaire afin de ne pas succomber au désespoir et à la folie.
Il voulait jouer le rôle de l’Ultime Riu Shu,
le Ying Lung de la Compassion, ce fichu garnement, cet adolescent prodige et
prodigieux doté de toutes les qualités, fou d’amour pour la vie en son entier
d’abord mais aussi entiché de l’humanité, empli de sérénité, de gaité, de
courage et d’abnégation.
- Attelons-nous à cette tâche ingrate, songea-t-Il.
Il fit comme Il l’avait dit, sans enthousiasme mais résolu, opiniâtre
et humble à la fois.
Au commencement, Dieu créa le
ciel et la terre…
Christian et Jocelyne Jannone, d’après G.O.L. et Le Nouvel Envol de
l’Aigle (romans).
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