Longtemps, j'ai cru que Lucie Delarue-Mardrus (1874-1945) était une poétesse mineure, voire minorée, car je ne la connaissais que par les fameuses récitations que nous, écoliers et écolières, devions apprendre par coeur afin de les réciter à notre maîtresse au sein d'une classe aux bancs de bois avec la craie et le célèbre tableau noir nous faisant face.
Lucie Delarue-Mardrus naquit à Honfleur le 3 novembre 1874. Il est curieux que la communauté LGBT mette désormais davantage en avant Renée Vivien que la ci-présente écrivaine, qui, pourtant, eut autrefois bien plus de renommée. Elle se retrouva malgré elle intégrée dans la catégorie des poètes scolaires du primaire, en compagnie des Maurice Fombeure, Albert Samain, Maurice Carême ou encore Tristan Klingsor... tous minorés ou presque ! Seul Prévert se maintenait au-dessus du lot.
Les détails croustillants émaillèrent son existence. Ainsi, on apprend que sa famille refusa qu'elle épousât... Pétain, qui n'était alors que capitaine ! Notre Lucie Delarue - de son nom de jeune fille - dut bien convoler en justes noces afin de se conformer (temporairement toutefois) aux conventions sociales de son époque. Son dévolu fut jeté (il ne pouvait y avoir un vrai mariage d'amour) sur l'orientaliste Joseph-Charles Mardrus (1868-1949) et le mariage se conclut à Paris (où sa famille avait déménagé depuis 1880) le 5 juin 1900.
Notre "princesse Amande" ainsi qu'on la surnommait, dut bien suivre l'époux dans ses pérégrinations au Maghreb, en Italie et en Orient mais cette union ne pouvait pas durer, puisqu'elle fut dissoute en 1923.
Ne négligeons point Joseph-Charles Mardrus : nous lui devons une traduction non expurgée des Mille et une nuits qui, enfin, ne gommait plus, n'éludait plus, l'érotisme manifeste de ce chef-d'oeuvre. Quant à notre écrivaine prolifique (soixante-dix romans, recueils de poèmes, récits, biographies, mémoires, contes, nouvelles, récits de voyages, pièces de théâtre en prose ou en vers, le tout à peu près regrettablement presque introuvable à défaut de lectrices et lecteurs), elle multiplia les aventures saphiques, les amantes souvent illustres comme Natalie Barney (qui fricota avec Colette et Renée Vivien) ou la peintre américaine Romaine Brooks. Joseph-Charles Mardrus envisagea d'utiliser Natalie Barney... comme mère porteuse !
Durant le premier conflit mondial, déjà séparée de l'époux, elle revint à Honfleur servir comme infirmière avant d'emménager au 7 bis Quai Voltaire dans le 7e arrondissement de Paris, son adresse jusqu'en 1936. Championne d'échecs, conférencière, elle s'en vint toujours plus souvent en sa cité natale avant de choisir ses ultimes pénates à Château-Gontier dans la Mayenne, avant de rendre l'âme le 26 avril 1945.
Pourquoi Lucie-Delarue Mardrus n'est-elle plus si connue ? Pourquoi la communauté LGBT ne la soutient-elle pas autant que Renée Vivien, dont la notoriété posthume ne cesse de croître ? Je pourrais en dire autant de Joyce Mansour (sur laquelle je compte bien m'attarder un jour), que la télé bouda lorsqu'elle mourut au sinistre été déculturé de 1986.
Considèrerait-on notre Lucie comme une poétesse datée, compassée, dépassée, une égérie de la pseudo-Belle Epoque, une simple contemporaine d'Anna de Noailles qui, contrairement à ce que j'affirmais voici une poignée d'années en ce même blog, connait désormais un retour de fortune positif ?
Il faut sauver Lucie Delarue-Madrus, d'autant plus que la tombée de ses oeuvres dans le domaine public, le 1er janvier 2016 (comme tous les écrivains trépassés en 1945) se fit dans l'indifférence générale ! Pourquoi des recueils comme Occident, Ferveur ou La Figure de Proue n'ont-ils plus de public ? Notre impétrante se serait-elle trop intéressée à Sainte Thérèse de Lisieux à laquelle elle consacra deux ouvrages ?
Citons Prière marine, dans La Figure de Proue :
À travers des chemins nuptiaux d’orangers,
Je suis venue à toi, mer Méditerranée,
Et me voici debout, face à face, étonnée
D’ouvrir sur ta splendeur mes regards étrangers.
Ce soir, ce premier soir, t’es-tu faite si pâle
Pour ne pas m’offenser de tes bleus inouïs.
Toi qui n’es pas l’horizon gris de mon pays.
Mer éternellement, rythmiquement étale ?
Je tremble de venir à toi, de t’apporter
Toute mon âme où crie et chante l’Innommable…
Quoique fille d’ailleurs, voudras-tu m’adopter,
M’enseigner le secret de tes eaux sur ton sable ?
Ah ! berce-moi, beau flot qui ne me connais point,
Moi qui suis veuve de ma mer et de ma terre,
Moi qui t’aime déjà, moi qui viens de si loin,
Moi qui voudrais commettre avec toi l’adultère !
Certains m'objecteront : c'est trop classique encore ! On peut citer, bien sûr, les poèmes liés à la nature et aux saisons, par exemple L'Automne :
On voit tout le temps, en automne,
Quelque chose qui vous étonne,
C'est une branche, tout à coup,
Qui s'effeuille dans votre cou.
C'est un petit arbre tout rouge,
Un, d'une autre couleur encor,
Et puis, partout, ces feuilles d'or
Qui tombent sans que rien ne bouge.
Nous aimons bien cette saison,
Mais la nuit si tôt va descendre !
Retournons vite à la maison
Rôtir nos marrons dans la cendre.
Ou encore ces vers enchanteurs et tout simples de Pluie à la vitre, dédiés à André Gide :
Pluie à la vitre! Pluie, ô fraîcheur des prairies,
Larmes d'Avril ingrat pleurant la puberté
De la terre inquiète en qui couve l’Été,
Gouttes au cœur des fleurs encor si peu fleuries!
Breuvage de l'oiseau qu'altéra sa chanson,
Eau que secoue au vent la première feuillée,
Clarté des ruisselets dans de l'herbe mouillée
Et qu'un rai de soleil tiédit à sa cuisson,
Je voudrais, pluie, ô pluie odorante qui passe!
M'humecter le visage au bain de ta fraîcheur
Pour imiter les prés, l'oiseau, l'arbre, la fleur,
Et le ruisselet clair qui court dans l'herbe grasse.
Je n'ai plus rien à ajouter.
Prochainement : reprise de la série consacrée aux peintres dont on ne veut plus, avec le trio injustement négligé des Carrache.
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