Si j'avais été là avec mes guerriers, j'aurais vengé le Christ ! (Clovis : L'Histoire de France en bandes dessinées n° 2 Attila Clovis. Julio Ribera (dessin) et Christian Godard (texte). Editions Larousse novembre 1976)
Le 14 juillet 2017, l'infime poignée des spécialistes de la culture possédant encore un soupçon de connaissances classiques devrait s'atteler en principe à la tâche ardue de commémorer le bicentenaire de la disparition de Germaine de Staël, opposante à Napoléon fort notable.
Mais patatras ! Il n'est nullement nécessaire d'être doté du don de pythonisse pour subodorer que ce jour-là, en dehors de la fête nationale, sera une journée des plus ordinaires, banales, vides, où rien ne sera dit, ou diffusé, sur la fille de Jacques Necker.
Trop suisse pour les Français, trop française pour les Suisses : Madame de Staël, en conformité avec un fourmillement de personnages anciens délaissés par notre culture viscéralement engluée dans le pétrin de l'immédiat faisant sens, en rejet de l'ancienne culture vilipendée comme scolaire, poussiéreuse, fossilisée ou académique, sera réduite à la portion congrue. L'année 2017 sera écrasée par les ombres tutélaires de Jane Austen, Rodin et peut-être Degas... Nada pour le reste !
Trop suisse pour les Français, trop française pour les Suisses : Madame de Staël, en conformité avec un fourmillement de personnages anciens délaissés par notre culture viscéralement engluée dans le pétrin de l'immédiat faisant sens, en rejet de l'ancienne culture vilipendée comme scolaire, poussiéreuse, fossilisée ou académique, sera réduite à la portion congrue. L'année 2017 sera écrasée par les ombres tutélaires de Jane Austen, Rodin et peut-être Degas... Nada pour le reste !
Or, qu'il s'agisse du roman épistolaire Delphine, des essais De l'Allemagne et De la littérature ou encore du roman cosmopolite européen Corinne ou l'Italie nombres d'oeuvres de Germaine de Staël, illustres en leur époque, sont encore disponibles en format de poche (ce qui n'est pas le cas du malheureux Anatole France qui ouvrit notre série et dont les déboires au baccalauréat 2016 ont défrayé la chronique toilée).
On ne peut réduire Germaine Necker à Benjamin Constant... quel que célèbre qu'eût été ce couple libéral.
La relation ne fut pas unique : chacun collectionna les liaisons. Germaine de Staël apparaît comme une femme libre, émancipée, bien que son physique fût quelconque. Contrairement aux idées reçues, elle naquit et mourut à Paris. Coppet, où, en son exil doré d'opposante à l'Empire, elle constitua son cercle politique, n'avait été acquis par Necker qu'en 1784. C'était une héritière des Lumières, une continuatrice des salons du XVIIIe siècle. Cependant, son rôle sous la Révolution s'avéra ambigu. Acquise à la cause de 1789, elle demeura une modérée, proche de Sieyès et des feuillants. Elle joua un rôle politique certain en manoeuvrant en faveur de Narbonne, nommé ministre de la guerre en décembre 1791 dans le gouvernement feuillant, s'attirant les foudres des brissotins. Rompue aux intrigues politiques - Narbonne
était destiné à barrer la route à la Fayette - elle ne put empêcher ni sa chute, ni celle des feuillants, précipitant la constitution du ministère girondin et la déclaration de guerre du 20 avril 1792. Avant même le 10-août, Madame de Staël proposa un plan d'évasion à Louis XVI, que Marie-Antoinette refusa. La chute de la monarchie la vit menacée, de même ses amis Narbonne et Jaucourt. Elle échappa par miracle aux massacres de septembre. Exilée en Suisse et en Angleterre, rencontrant Benjamin Constant en septembre 1794, elle ne revint à Paris qu'en mai 1795 pour rouvrir son salon. Dès lors, bien qu'elle affirmât sa profession de foi républicaine, elle fut en butte aux accusations de conspiration par la Convention thermidorienne, les événements de Vendémiaire (insurrection royaliste), la faisant de nouveau exiler. Germaine de Staël demeura sous le coup d'un mandat d'arrêt jusqu'à ce que Talleyrand la fît rentrer en France.
Sa vie demeura toujours aventureuse, entrecoupée d'exils forcés en fonction des aléas politiques du Directoire, du Consulat puis de l'Empire. Sous Napoléon, Coppet était devenu son lieu de résidence principal,
bien qu'elle séjournât alternativement dans d'autres lieux prisés d'Europe, Autriche, Allemagne, Italie ou France. Bonne connaisseuse de l'Europe lettrée de son temps, on peut affirmer que Germaine Necker fut la première écrivaine cosmopolite, d'essence avant tout européenne, bien avant Stefan Zweig.
Elle fut un témoin de la culture européenne, à la transition du classicisme des lumières et du romantisme, entre l'Empire et le congrès de Vienne.
C'est pour cela qu'à mon sens, Madame de Staël mériterait en cet an de grâce 2017 un hommage général européen, bien que mon mauvais esprit me pousse à penser que rien ne se fera, hélas ! Germaine de Staël souffre de son appartenance à l'ancienne culture érudite, qu'on injurie sans cesse comme scolaire, dépassée, et les cuistres des savoirs contemporains n'en ont rien à fiche d'une relecture enrichissante de son oeuvre littéraire et d'essayiste, car elle est déconnectée de cette dominance immédiate, présentiste, où se perd peu à peu la mémoire culturelle de l'Occident en général et de l'Europe en particulier. On se moquera d'elle comme d'une guigne, comme on a omis de célébrer Henry James en 2016. A moins qu'il s'agisse là encore d'un procès d'intention : lui ferait-on payer son ralliement à la Restauration ?
Je tiens en mes mains les deux volumes de poche de De l'Allemagne, publié en français en 1813 après une première édition en 1810. Germaine de Staël bravait la censure napoléonienne. Je remarque avec pertinence que ce maître ouvrage constitue un tableau culturel exhaustif d'une nation n'existant pas encore politiquement : la culture fut le premier ciment unificateur de l'entité allemande (l'Autriche n'étant pas oubliée), car je me refuse à parler de nation, la notion ayant été galvaudée aux pires profits nationalistes menant à la guerre et à la destruction massive des vies humaines, aux persécutions ethniques et religieuses.
Qu'écrit-elle par exemple au sujet de la poésie ?
Elle évoque et analyse ainsi la poésie allemande :
Les Allemands réunissant tout à la fois, ce qui est très rare, l'imagination et le recueillement contemplatif, sont plus capables que la plupart des autres nations de la poésie lyrique. Les modernes ne peuvent se passer d'une certaine profondeur d'idées dont une religion spiritualiste leur a donné l'habitude; et si cependant cette profondeur n'étoit point revêtue d'images, ce ne seroit pas de la poésie: il faut donc que la nature grandisse aux yeux de l'homme pour qu'il puisse s'en servir comme de l'emblème de ses pensées. Les bosquets, les fleurs et les ruisseaux suffisoient aux poëtes du paganisme; la solitude des forêts, l'Océan sans bornes, le ciel étoilé peuvent à peine exprimer l'éternel et l'infini dont l'ame des chrétiens est remplie.
Les Allemands n'ont pas plus que nous de poëme épique; cette admirable composition ne paroît pas accordée aux modernes, et peut-être n'y a-t-il que l'Iliade qui réponde entièrement à l'idée qu'on se fait de ce genre d'ouvrage: il faut pour le poëme épique un concours singulier de circonstances qui ne s'est rencontré que chez les Grecs, l'imagination des temps héroïques et la perfection du langage des temps civilisés. Dans le moyen âge, l'imagination étoit forte, mais le langage imparfait; de nos jours le langage est pur, mais l'imagination est en défaut. Les Allemands ont beaucoup d'audace dans les idées et dans le style, et peu d'invention dans le fond du sujet; leurs essais épiques se rapprochent presque toujours du genre lyrique. Ceux des Français rentrent plutôt dans le genre dramatique, et l'on y trouve plus d'intérêt que de grandeur. Quand il s'agit de plaire au théâtre, l'art de se circonscrire dans un cadre donné, de deviner le goût des spectateurs et de s'y plier avec adresse, fait une partie du succès; tandis que rien ne doit tenir aux circonstances extérieures et passagères dans la composition d'un poëme épique. Il exige des beautés absolues, des beautés qui frappent le lecteur solitaire, lorsque ses sentiments sont plus naturels et son imagination plus hardie. Celui qui voudroit trop hasarder dans un poëme épique pourroit bien encourir le blâme sévère du bon goût français; mais celui qui ne hasarderoit rien n'en seroit pas moins dédaigné. (...)
Les citations sont garanties en orthographe d'époque (1810), soit une persistance de la manière d'orthographier d'Ancien régime. Car Germaine de Staël est tout entière, en son style d'écriture, une femme issue des Lumières qu'elle clôture.
Et les premières lignes de Corinne ou l'Italie, roman publié en 1807, avec ses accents pré-romantiques venus de Goethe, du "mal du siècle", n'ont rien à envier à Jane Austen, exacte contemporaine de Germaine de Staël, bien que la seconde fût sans doute alors plus célèbre que notre pimpante et piquante Britannique, dont la notoriété parfois un peu factice en France remonte surtout aux années 1990, au détriment d'autres romancières d'outre-Manche bien plus passionnantes comme Elizabeth Gaskell ou George Eliot. On m'objectera : où sont donc passés chez notre franco-suisse la légèreté, la désinvolture et le flegme so british ?
Oswald lord Nelvil, pair d' Écosse, partit d' Édimbourg pour se rendre en Italie pendant l' hiver de 1794 à 1795. Il avait une figure noble et belle, beaucoup d' esprit, un grand nom, une fortune indépendante ; mais sa santé était altérée par un profond sentiment de peine, et les médecins, craignant que sa poitrine ne fût attaquée, lui avaient ordonné l' air du midi. Il suivit leurs conseils, bien qu' il mît peu d' intérêt à la conservation de ses jours. Il espérait du moins trouver quelque distraction dans la diversité des objets qu' il allait voir. La plus intime de toutes les douleurs, la perte d' un père, était la cause de sa maladie ; des circonstances cruelles, des remords inspirés par des scrupules délicats aigrissaient encore ses regrets, et l' imagination y mêlait ses fantômes. Quand on souffre, on se persuade aisément que l' on est coupable, et les violents chagrins portent le trouble jusques dans la conscience. À vingt-cinq ans il était découragé de la vie ; son esprit jugeait tout d' avance, et sa sensibilité blessée ne goûtait plus les illusions du coeur. Personne ne se montrait plus que lui complaisant et dévoué pour ses amis quand il pouvait leur rendre service, mais rien ne lui causait un sentiment de plaisir, pas même le bien qu' il faisait ; il sacrifiait sans cesse et facilement ses goûts à ceux d' autrui ; mais on ne pouvait expliquer par la générosité seule cette abnégation absolue de tout égoïsme ; et l' on devait souvent l' attribuer au genre de tristesse qui ne lui permettait plus de s' intéresser à son propre sort. Les indifférents jouissaient de ce caractère, et le trouvaient plein de grâces et de charmes ; mais quand on l' aimait, on sentait qu' il s' occupait du bonheur des autres comme un homme qui n' en espérait pas pour lui-même ; et l' on était presque affligé de ce bonheur qu' il donnait sans qu' on pût le lui rendre. Il avait cependant un caractère mobile, sensible et passionné ; il réunissait tout ce qui peut entraîner les autres et soi-même : mais le malheur et le repentir l' avaient rendu timide envers la destinée : il croyait la désarmer en n' exigeant rien d' elle. Il espérait trouver dans le strict attachement à tous ses devoirs, et dans le renoncement aux jouissances vives, une garantie contre les peines qui déchirent l' âme ; ce qu' il avait éprouvé lui faisait peur, et rien ne lui paraissait valoir dans ce monde la chance de ces peines : mais quand on est capable de les ressentir, quel est le genre de vie qui peut en mettre à l' abri ? Lord Nelvil se flattait de quitter l' Écosse sans regret, puisqu' il y restait sans plaisir ; mais ce n' est pas ainsi qu' est faite la funeste imagination des âmes sensibles : il ne se doutait pas des liens qui l' attachaient aux lieux qui lui faisaient le plus de mal, à l' habitation de son père. Il y avait dans cette habitation des chambres, des places dont il ne pouvait approcher sans frémir : et cependant quand il se résolut à s' en éloigner, il se sentit plus seul encore. Quelque chose d' aride s' empara de son coeur ; il n' était plus le maître de verser des larmes quand il souffrait ; il ne pouvait plus faire renaître ces petites circonstances locales qui l' attendrissaient profondément ; ses souvenirs n' avaient plus rien de vivant, ils n' étaient plus en relation avec les objets qui l' environnaient ; il ne pensait pas moins à celui qu' il regrettait, mais il parvenait plus difficilement à se retracer sa présence. Quelquefois aussi il se reprochait d' abandonner les lieux où son père avait vécu. (...)
En notre époque contemporaine se targuant de féminisme à tout-va, il est flagrant de constater, deux siècles après sa disparition, l'injustice mémorielle oublieuse qui entoure Madame de Staël-Holstein (du nom du mari dont elle sut divorcer), non réparable par nos édiles déculturés. Pourtant, cette femme émancipée pourrait donner des leçons aux gens du XXIe siècle ! Elle est sans doute la dernière grande figure féministe des Lumières après Madame Roland et Olympe de Gouges, un pont indispensable jeté entre elles et le romantisme de George Sand.Nous assistons jour après jour à un pourrissement tout à la fois graduel et intentionnel de la transmission et de la réception de l'ancienne culture par ce qui fut la voie royale, la voie par excellence, celle de l'Ecole des hussards noirs chers à Monsieur Péguy. Ce pourrissement - qu'écris-je ! ce renoncement (démission, renonciation à toute ambition) obéit à des motifs démagogiques, eux mêmes dictés par un relativisme culturel intense (ce qui va au-delà d'une simple manifestation phénoménologique) dicté autrefois par la funeste figure de Johann Gottfried von Herder. Le "tout se vaut" étend lors ses ravages en la gaste plaine désolée d'un monde ancien, écroulé à jamais. Dans la deuxième partie de De l'Allemagne, notre bas-bleu de génie consacra au philosophe allemand tout un chapitre XXX :
La fameuse comtesse d'Haussonville peinte par Ingres est une descendante de notre femme de lettres...
Louise de Broglie naquit à Coppet en 1818, sans jamais avoir connu son illustre grand-mère. Elle nous a légué une oeuvre d'historienne non négligeable, en partie consacrée à la grande figure tutélaire du romantisme anglais : Lord Byron.
La prochaine fois, j'évoquerai le premier grand sabotage filmique de l'année 2017 : The birth of a Nation, de Nate Parker.
La relation ne fut pas unique : chacun collectionna les liaisons. Germaine de Staël apparaît comme une femme libre, émancipée, bien que son physique fût quelconque. Contrairement aux idées reçues, elle naquit et mourut à Paris. Coppet, où, en son exil doré d'opposante à l'Empire, elle constitua son cercle politique, n'avait été acquis par Necker qu'en 1784. C'était une héritière des Lumières, une continuatrice des salons du XVIIIe siècle. Cependant, son rôle sous la Révolution s'avéra ambigu. Acquise à la cause de 1789, elle demeura une modérée, proche de Sieyès et des feuillants. Elle joua un rôle politique certain en manoeuvrant en faveur de Narbonne, nommé ministre de la guerre en décembre 1791 dans le gouvernement feuillant, s'attirant les foudres des brissotins. Rompue aux intrigues politiques - Narbonne
était destiné à barrer la route à la Fayette - elle ne put empêcher ni sa chute, ni celle des feuillants, précipitant la constitution du ministère girondin et la déclaration de guerre du 20 avril 1792. Avant même le 10-août, Madame de Staël proposa un plan d'évasion à Louis XVI, que Marie-Antoinette refusa. La chute de la monarchie la vit menacée, de même ses amis Narbonne et Jaucourt. Elle échappa par miracle aux massacres de septembre. Exilée en Suisse et en Angleterre, rencontrant Benjamin Constant en septembre 1794, elle ne revint à Paris qu'en mai 1795 pour rouvrir son salon. Dès lors, bien qu'elle affirmât sa profession de foi républicaine, elle fut en butte aux accusations de conspiration par la Convention thermidorienne, les événements de Vendémiaire (insurrection royaliste), la faisant de nouveau exiler. Germaine de Staël demeura sous le coup d'un mandat d'arrêt jusqu'à ce que Talleyrand la fît rentrer en France.
Sa vie demeura toujours aventureuse, entrecoupée d'exils forcés en fonction des aléas politiques du Directoire, du Consulat puis de l'Empire. Sous Napoléon, Coppet était devenu son lieu de résidence principal,
bien qu'elle séjournât alternativement dans d'autres lieux prisés d'Europe, Autriche, Allemagne, Italie ou France. Bonne connaisseuse de l'Europe lettrée de son temps, on peut affirmer que Germaine Necker fut la première écrivaine cosmopolite, d'essence avant tout européenne, bien avant Stefan Zweig.
Elle fut un témoin de la culture européenne, à la transition du classicisme des lumières et du romantisme, entre l'Empire et le congrès de Vienne.
C'est pour cela qu'à mon sens, Madame de Staël mériterait en cet an de grâce 2017 un hommage général européen, bien que mon mauvais esprit me pousse à penser que rien ne se fera, hélas ! Germaine de Staël souffre de son appartenance à l'ancienne culture érudite, qu'on injurie sans cesse comme scolaire, dépassée, et les cuistres des savoirs contemporains n'en ont rien à fiche d'une relecture enrichissante de son oeuvre littéraire et d'essayiste, car elle est déconnectée de cette dominance immédiate, présentiste, où se perd peu à peu la mémoire culturelle de l'Occident en général et de l'Europe en particulier. On se moquera d'elle comme d'une guigne, comme on a omis de célébrer Henry James en 2016. A moins qu'il s'agisse là encore d'un procès d'intention : lui ferait-on payer son ralliement à la Restauration ?
Je tiens en mes mains les deux volumes de poche de De l'Allemagne, publié en français en 1813 après une première édition en 1810. Germaine de Staël bravait la censure napoléonienne. Je remarque avec pertinence que ce maître ouvrage constitue un tableau culturel exhaustif d'une nation n'existant pas encore politiquement : la culture fut le premier ciment unificateur de l'entité allemande (l'Autriche n'étant pas oubliée), car je me refuse à parler de nation, la notion ayant été galvaudée aux pires profits nationalistes menant à la guerre et à la destruction massive des vies humaines, aux persécutions ethniques et religieuses.
Qu'écrit-elle par exemple au sujet de la poésie ?
Ce qui est vraiment divin dans le cœur de l'homme ne peut être défini; s'il y a des
mots pour quelques traits, il n'y en a point pour exprimer l'ensemble, et sur-tout
le mystère de la véritable beauté dans tous les genres. Il est facile de dire ce qui
n'est pas de la poésie; mais si l'on veut comprendre ce qu'elle est, il faut appeler
à son secours les impressions qu'excitent une belle contrée, une musique harmonieuse,
le regard d'un objet chéri, et par-dessus tout un sentiment religieux qui nous fait
éprouver en nous-mêmes la présence de la divinité. La poésie est le langage naturel
à tous les cultes. La Bible est pleine de poésie, Homère est plein de religion;
ce n'est pas qu'il y ait des
fictions dans la Bible, ni des dogmes dans Homère;
mais l'enthousiasme rassemble dans un même foyer des sentiments divers,
l'enthousiasme est l'encens de la terre vers le ciel, il les réunit l'un à l'autre.
Le don de révéler par la parole ce qu'on ressent au fond du cœur est très rare; il
y a pourtant de la poésie dans tous les êtres capables d'affections vives et profondes;
l'expression manque à ceux qui ne sont pas exercés à la trouver. Le poëte ne fait, pour
ainsi dire, que dégager le sentiment prisonnier au fond de l'ame; le génie
poétique est une disposition intérieure de la même nature que celle qui rend
capable d'un généreux sacrifice: c'est rêver l'héroïsme que composer une belle
ode. Si le talent n'étoit pas mobile, il inspireroit aussi souvent les belles
actions que les touchantes paroles; car elles partent toutes également de la
conscience du beau, qui se fait sentir en nous-mêmes.(...)Elle évoque et analyse ainsi la poésie allemande :
Les Allemands réunissant tout à la fois, ce qui est très rare, l'imagination et le recueillement contemplatif, sont plus capables que la plupart des autres nations de la poésie lyrique. Les modernes ne peuvent se passer d'une certaine profondeur d'idées dont une religion spiritualiste leur a donné l'habitude; et si cependant cette profondeur n'étoit point revêtue d'images, ce ne seroit pas de la poésie: il faut donc que la nature grandisse aux yeux de l'homme pour qu'il puisse s'en servir comme de l'emblème de ses pensées. Les bosquets, les fleurs et les ruisseaux suffisoient aux poëtes du paganisme; la solitude des forêts, l'Océan sans bornes, le ciel étoilé peuvent à peine exprimer l'éternel et l'infini dont l'ame des chrétiens est remplie.
Les Allemands n'ont pas plus que nous de poëme épique; cette admirable composition ne paroît pas accordée aux modernes, et peut-être n'y a-t-il que l'Iliade qui réponde entièrement à l'idée qu'on se fait de ce genre d'ouvrage: il faut pour le poëme épique un concours singulier de circonstances qui ne s'est rencontré que chez les Grecs, l'imagination des temps héroïques et la perfection du langage des temps civilisés. Dans le moyen âge, l'imagination étoit forte, mais le langage imparfait; de nos jours le langage est pur, mais l'imagination est en défaut. Les Allemands ont beaucoup d'audace dans les idées et dans le style, et peu d'invention dans le fond du sujet; leurs essais épiques se rapprochent presque toujours du genre lyrique. Ceux des Français rentrent plutôt dans le genre dramatique, et l'on y trouve plus d'intérêt que de grandeur. Quand il s'agit de plaire au théâtre, l'art de se circonscrire dans un cadre donné, de deviner le goût des spectateurs et de s'y plier avec adresse, fait une partie du succès; tandis que rien ne doit tenir aux circonstances extérieures et passagères dans la composition d'un poëme épique. Il exige des beautés absolues, des beautés qui frappent le lecteur solitaire, lorsque ses sentiments sont plus naturels et son imagination plus hardie. Celui qui voudroit trop hasarder dans un poëme épique pourroit bien encourir le blâme sévère du bon goût français; mais celui qui ne hasarderoit rien n'en seroit pas moins dédaigné. (...)
Les citations sont garanties en orthographe d'époque (1810), soit une persistance de la manière d'orthographier d'Ancien régime. Car Germaine de Staël est tout entière, en son style d'écriture, une femme issue des Lumières qu'elle clôture.
Et les premières lignes de Corinne ou l'Italie, roman publié en 1807, avec ses accents pré-romantiques venus de Goethe, du "mal du siècle", n'ont rien à envier à Jane Austen, exacte contemporaine de Germaine de Staël, bien que la seconde fût sans doute alors plus célèbre que notre pimpante et piquante Britannique, dont la notoriété parfois un peu factice en France remonte surtout aux années 1990, au détriment d'autres romancières d'outre-Manche bien plus passionnantes comme Elizabeth Gaskell ou George Eliot. On m'objectera : où sont donc passés chez notre franco-suisse la légèreté, la désinvolture et le flegme so british ?
Oswald lord Nelvil, pair d' Écosse, partit d' Édimbourg pour se rendre en Italie pendant l' hiver de 1794 à 1795. Il avait une figure noble et belle, beaucoup d' esprit, un grand nom, une fortune indépendante ; mais sa santé était altérée par un profond sentiment de peine, et les médecins, craignant que sa poitrine ne fût attaquée, lui avaient ordonné l' air du midi. Il suivit leurs conseils, bien qu' il mît peu d' intérêt à la conservation de ses jours. Il espérait du moins trouver quelque distraction dans la diversité des objets qu' il allait voir. La plus intime de toutes les douleurs, la perte d' un père, était la cause de sa maladie ; des circonstances cruelles, des remords inspirés par des scrupules délicats aigrissaient encore ses regrets, et l' imagination y mêlait ses fantômes. Quand on souffre, on se persuade aisément que l' on est coupable, et les violents chagrins portent le trouble jusques dans la conscience. À vingt-cinq ans il était découragé de la vie ; son esprit jugeait tout d' avance, et sa sensibilité blessée ne goûtait plus les illusions du coeur. Personne ne se montrait plus que lui complaisant et dévoué pour ses amis quand il pouvait leur rendre service, mais rien ne lui causait un sentiment de plaisir, pas même le bien qu' il faisait ; il sacrifiait sans cesse et facilement ses goûts à ceux d' autrui ; mais on ne pouvait expliquer par la générosité seule cette abnégation absolue de tout égoïsme ; et l' on devait souvent l' attribuer au genre de tristesse qui ne lui permettait plus de s' intéresser à son propre sort. Les indifférents jouissaient de ce caractère, et le trouvaient plein de grâces et de charmes ; mais quand on l' aimait, on sentait qu' il s' occupait du bonheur des autres comme un homme qui n' en espérait pas pour lui-même ; et l' on était presque affligé de ce bonheur qu' il donnait sans qu' on pût le lui rendre. Il avait cependant un caractère mobile, sensible et passionné ; il réunissait tout ce qui peut entraîner les autres et soi-même : mais le malheur et le repentir l' avaient rendu timide envers la destinée : il croyait la désarmer en n' exigeant rien d' elle. Il espérait trouver dans le strict attachement à tous ses devoirs, et dans le renoncement aux jouissances vives, une garantie contre les peines qui déchirent l' âme ; ce qu' il avait éprouvé lui faisait peur, et rien ne lui paraissait valoir dans ce monde la chance de ces peines : mais quand on est capable de les ressentir, quel est le genre de vie qui peut en mettre à l' abri ? Lord Nelvil se flattait de quitter l' Écosse sans regret, puisqu' il y restait sans plaisir ; mais ce n' est pas ainsi qu' est faite la funeste imagination des âmes sensibles : il ne se doutait pas des liens qui l' attachaient aux lieux qui lui faisaient le plus de mal, à l' habitation de son père. Il y avait dans cette habitation des chambres, des places dont il ne pouvait approcher sans frémir : et cependant quand il se résolut à s' en éloigner, il se sentit plus seul encore. Quelque chose d' aride s' empara de son coeur ; il n' était plus le maître de verser des larmes quand il souffrait ; il ne pouvait plus faire renaître ces petites circonstances locales qui l' attendrissaient profondément ; ses souvenirs n' avaient plus rien de vivant, ils n' étaient plus en relation avec les objets qui l' environnaient ; il ne pensait pas moins à celui qu' il regrettait, mais il parvenait plus difficilement à se retracer sa présence. Quelquefois aussi il se reprochait d' abandonner les lieux où son père avait vécu. (...)
En notre époque contemporaine se targuant de féminisme à tout-va, il est flagrant de constater, deux siècles après sa disparition, l'injustice mémorielle oublieuse qui entoure Madame de Staël-Holstein (du nom du mari dont elle sut divorcer), non réparable par nos édiles déculturés. Pourtant, cette femme émancipée pourrait donner des leçons aux gens du XXIe siècle ! Elle est sans doute la dernière grande figure féministe des Lumières après Madame Roland et Olympe de Gouges, un pont indispensable jeté entre elles et le romantisme de George Sand.Nous assistons jour après jour à un pourrissement tout à la fois graduel et intentionnel de la transmission et de la réception de l'ancienne culture par ce qui fut la voie royale, la voie par excellence, celle de l'Ecole des hussards noirs chers à Monsieur Péguy. Ce pourrissement - qu'écris-je ! ce renoncement (démission, renonciation à toute ambition) obéit à des motifs démagogiques, eux mêmes dictés par un relativisme culturel intense (ce qui va au-delà d'une simple manifestation phénoménologique) dicté autrefois par la funeste figure de Johann Gottfried von Herder. Le "tout se vaut" étend lors ses ravages en la gaste plaine désolée d'un monde ancien, écroulé à jamais. Dans la deuxième partie de De l'Allemagne, notre bas-bleu de génie consacra au philosophe allemand tout un chapitre XXX :
Les hommes de lettres en
Allemagne, sont à beaucoup d’égards la réunion la plus respectable que le monde
éclairé puisse offrir ; et parmi ces hommes, Herder mérite encore une place
à part : son âme, son génie et sa moralité tout ensemble ont illustré sa
vie. Ses écrits peuvent être considérés sous trois rapports différents :
l’histoire, la littérature et la théologie Il s’était fort occupé de
l’antiquité en général et des langues orientales en particulier. Son livre
intitulé la Philosophie de l’Histoire est
peut-être le livre allemand écrit avec le plus de charme (…)
Elle ne tarit pas d'éloges, comparant ensuite le travail de Herder à celui de Montesquieu sans toutefois citer Edward Gibbon, dont, à sa décharge, la première traduction française, imparfaite, remontait à 1795, la seconde, plus complète et satisfaisante, étant postérieure de deux ans à la rédaction de l'essai de Madame de Staël. Elle regrettait profondément que Herder fût mort en 1803 et qu'elle n'eût pu le rencontrer en ses pérégrinations européennes.
La fameuse comtesse d'Haussonville peinte par Ingres est une descendante de notre femme de lettres...
Louise de Broglie naquit à Coppet en 1818, sans jamais avoir connu son illustre grand-mère. Elle nous a légué une oeuvre d'historienne non négligeable, en partie consacrée à la grande figure tutélaire du romantisme anglais : Lord Byron.
La prochaine fois, j'évoquerai le premier grand sabotage filmique de l'année 2017 : The birth of a Nation, de Nate Parker.
En ces prémices de l'été, je tiens à nuancer mon propos : au final, Germaine de Staël a tiré son épingle du jeu et maints articles viennent de lui être consacrés dans la presse, bien mieux que pour Cervantes, Ferré, James ou Charlotte Brontë en 2016. Même plus que pour Diderot en 2013 ! Sa dimension européenne la sauve de l'oubli crasse... Quant à Octave Mirbeau, il doit se contenter d'une présence fictionnelle filigranée dans le film de Jacques Doillon sur Rodin...
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