(...) Or, à rebours de leurs homologues allemands, les Verts français haïssent la culture classique. Pour un élu communiste, Beethoven était un trésor universel indûment confisqué par les classes possédantes et qu'il fallait rendre au peuple. Pour un élu vert, Beethoven est un mâle blanc élitaire, vestige d'un temps belliqueux, à jeter, à oublier. (...) (Ivan A. Alexandre : le rouge et le vert. Extrait de la chronique publiée dans Diapason n° 625 S juin 2014)
Les Misérables tome II livre
troisième chapitre IV : Entrée en
scène d’une poupée.
La
file de boutiques en plein vent qui partait de l'église se développait, on s'en
souvient, jusqu'à l'auberge Thénardier. Ces boutiques, à cause du passage
prochain des bourgeois allant à la messe de minuit, étaient toutes illuminées
de chandelles brûlant dans des entonnoirs de papier, ce qui, comme le disait le
maître d'école de Montfermeil attablé en ce moment chez Thénardier, faisait «un
effet magique». En revanche, on ne voyait pas une étoile au ciel.
La
dernière de ces baraques, établie précisément en face de la porte des
Thénardier, était une boutique de bimbeloterie, toute reluisante de clinquants,
de verroteries et de choses magnifiques en fer-blanc. Au premier rang, et en
avant, le marchand avait placé, sur un fond de serviettes blanches, une immense
poupée haute de près de deux pieds qui était vêtue d'une robe de crêpe rose
avec des épis d'or sur la tête et qui avait de vrais cheveux et des yeux en
émail. Tout le jour, cette merveille avait été étalée à l'ébahissement des
passants de moins de dix ans, sans qu'il se fût trouvé à Montfermeil une mère
assez riche, ou assez prodigue, pour la donner à son enfant. Éponine et Azelma
avaient passé des heures à la contempler, et Cosette elle-même, furtivement, il
est vrai, avait osé la regarder.
Au
moment où Cosette sortit, son seau à la main, si morne et si accablée qu'elle
fût, elle ne put s'empêcher de lever les yeux sur cette prodigieuse poupée,
vers la dame, comme elle l'appelait. La pauvre enfant s'arrêta pétrifiée. Elle
n'avait pas encore vu cette poupée de près. Toute cette boutique lui semblait
un palais ; cette poupée n'était pas une poupée, c'était une vision. C'étaient
la joie, la splendeur, la richesse, le bonheur, qui apparaissaient dans une
sorte de rayonnement chimérique à ce malheureux petit être englouti si
profondément dans une misère funèbre et froide.
Cosette
mesurait avec cette sagacité naïve et triste de l'enfance l'abîme qui la
séparait de cette poupée. Elle se disait qu'il fallait être reine ou au moins
princesse pour avoir une «chose» comme cela. Elle considérait cette belle robe
rose, ces beaux cheveux lisses, et elle pensait : Comme elle doit être
heureuse, cette poupée-là ! Ses yeux ne pouvaient se détacher de cette boutique
fantastique. Plus elle regardait, plus elle s'éblouissait. Elle croyait voir le
paradis. Il y avait d'autres poupées derrière la grande qui lui paraissaient
des fées et des génies. Le marchand qui allait et venait au fond de sa baraque
lui faisait un peu l'effet d'être le Père éternel.
Dans
cette adoration, elle oubliait tout, même la commission dont elle était
chargée. Tout à coup, la voix rude de la Thénardier la rappela à la réalité
:—Comment, péronnelle, tu n'es pas partie ! Attends ! je vais à toi ! Je vous
demande un peu ce qu'elle fait là ! Petit monstre, va !
La
Thénardier avait jeté un coup d'œil dans la rue et aperçu Cosette en extase.
Cosette
s'enfuit emportant son seau et faisant les plus grands pas qu'elle pouvait.
Chapitre VIII :
Désagrément de recevoir chez soi un pauvre qui peut être un riche (extraits)
Cosette
ne put s’empêcher de jeter un regard de côté à la grande poupée toujours étalée
chez le bimbelotier, puis elle frappa. La porte s’ouvrit. La Thénardier parut
une chandelle à la main.
—
Ah ! c’est toi, petite gueuse ! Dieu merci, tu y as mis le temps ! elle se sera
amusée, la drôlesse !
—
Madame, dit Cosette toute tremblante, voilà un monsieur qui vient loger.
(…)
Cosette
était laide. Heureuse, elle eût peut-être été jolie. Nous avons déjà esquissé
cette petite figure sombre. Cosette était maigre et blême ; elle avait près de
huit ans, on lui en eût donné à peine six. Ses grands yeux enfoncés dans une
sorte d’ombre étaient presque éteints à force d’avoir pleuré. Les coins de sa
bouche avaient cette courbe de l’angoisse habituelle, qu’on observe chez les
condamnés et chez les malades désespérés. Ses mains étaient, comme sa mère
l’avait deviné, « perdues d’engelures ». Le feu qui l’éclairait en ce moment
faisait saillir les angles de ses os et rendait sa maigreur affreusement
visible. Comme elle grelottait toujours, elle avait pris l’habitude de serrer
ses deux genoux l’un contre l’autre. Tout son vêtement n’était qu’un haillon
qui eût fait pitié l’été et qui faisait horreur l’hiver. Elle n’avait sur elle
que de la toile trouée ; pas un chiffon de laine. On voyait sa peau çà et là,
et l’on y distinguait partout des taches bleues ou noires qui indiquaient les
endroits où la Thénardier l’avait touchée. Ses jambes nues étaient rouges et
grêles. Le creux de ses clavicules était à faire pleurer. Toute la personne de
cette enfant, son allure, son attitude, le son de sa voix, ses intervalles
entre un mot et l’autre, son regard, son silence, son moindre geste,
exprimaient et traduisaient une seule idée : la crainte. (…)
Cependant
une porte s’était ouverte et Éponine et Azelma étaient entrées.
C’étaient
vraiment deux jolies petites filles, plutôt bourgeoises que paysannes, très
charmantes, l’une avec ses tresses châtaines bien lustrées, l’autre avec ses
longues nattes noires tombant derrière le dos, toutes deux vives, propres,
grasses, fraîches et saines à réjouir le regard. Elles étaient chaudement
vêtues, mais avec un tel art maternel, que l’épaisseur des étoffes n’ôtait rien
à la coquetterie de l’ajustement. L’hiver était prévu sans que le printemps fût
effacé. Ces deux petites dégageaient de la lumière. En outre, elles étaient
régnantes. Dans leur toilette, dans leur gaîté, dans le bruit qu’elles
faisaient, il y avait de la souveraineté. Quand elles entrèrent, la Thénardier
leur dit d’un ton grondeur, qui était plein d’adoration : — Ah ! vous voilà
donc, vous autres !
Puis,
les attirant dans ses genoux l’une après l’autre, lissant leurs cheveux,
renouant leurs rubans, et les lâchant ensuite avec cette douce façon de secouer
qui est propre aux mères, elle s’écria : — Sont-elles fagotées !
Elles
vinrent s’asseoir au coin du feu. Elles avaient une poupée qu’elles tournaient
et retournaient sur leurs genoux avec toutes sortes de gazouillements joyeux.
De temps en temps, Cosette levait les yeux de son tricot, et les regardait
jouer d’un air lugubre. (…)
La
poupée des sœurs Thénardier était très fanée et très vieille et toute cassée,
mais elle n’en paraissait pas moins admirable à Cosette, qui de sa vie n’avait
eu une poupée, une vraie poupée, pour nous servir d’une expression que tous les
enfants comprendront. (…)
Comme
les oiseaux font un nid avec tout, les enfants font une poupée avec n’importe
quoi. Pendant qu’Éponine et Azelma emmaillotaient le chat, Cosette de son côté
avait emmailloté le sabre. Cela fait, elle l’avait couché sur ses bras, et elle
chantait doucement pour l’endormir.
La
poupée est un des plus impérieux besoins et en même temps un des plus charmants
instincts de l’enfance féminine. Soigner, vêtir, parer, habiller, déshabiller,
rhabiller, enseigner, un peu gronder, bercer, dorloter, endormir, se figurer
que quelque chose est quelqu’un, tout l’avenir de la femme est là. Tout en
rêvant et tout en jasant, tout en faisant de petits trousseaux et de petites
layettes, tout en cousant de petites robes, de petits corsages et de petites
brassières, l’enfant devient jeune fille, la jeune fille devient grande fille,
la grande fille devient femme. Le premier enfant continue la dernière poupée.
Une
petite fille sans poupée est à peu près aussi malheureuse et tout à fait aussi
impossible qu’une femme sans enfants.
Cosette
s’était donc fait une poupée avec le sabre. (…)
Tout
à coup Cosette s’interrompit. Elle venait de se retourner et d’apercevoir la
poupée des petites Thénardier qu’elles avaient quittée pour le chat et laissée
à terre à quelques pas de la table de cuisine.
Alors
elle laissa tomber le sabre emmaillotté qui ne lui suffisait qu’à demi, puis
elle promena lentement ses yeux autour de la salle. La Thénardier parlait bas à
son mari, et comptait de la monnaie ; Ponine et Zelma jouaient avec le chat ;
les voyageurs mangeaient, ou buvaient, ou chantaient, aucun regard n’était fixé
sur elle. Elle n’avait pas un moment à perdre. Elle sortit de dessous la table
en rampant sur les genoux et sur les mains, s’assura encore une fois qu’on ne
la guettait pas, puis se glissa vivement jusqu’à la poupée, et la saisit. Un
instant après elle était à sa place, assise, immobile, tournée seulement de
manière à faire de l’ombre sur la poupée qu’elle tenait dans ses bras. Ce
bonheur de jouer avec une poupée était tellement rare pour elle qu’il avait
toute la violence d’une volupté.
Personne
ne l’avait vue, excepté le voyageur, qui mangeait lentement son maigre souper.
Cette
joie dura près d’un quart d’heure.
Mais
quelque précaution que prît Cosette, elle ne s’apercevait pas qu’un des pieds
de la poupée — passait, — et que le feu de la cheminée l’éclairait très
vivement. Ce pied rose et lumineux qui sortait de l’ombre frappa subitement le
regard d’Azelma qui dit à Éponine : — Tiens ! ma sœur !
Les
deux petites filles s’arrêtèrent, stupéfaites. Cosette avait osé prendre la
poupée ! (…)
Cette
fois, l’orgueil blessé exaspérait encore sa colère. Cosette avait franchi tous
les intervalles, Cosette avait attenté à la poupée de « ces demoiselles ».
Une
czarine qui verrait un mougick essayer le grand cordon bleu de son impérial
fils n’aurait pas une autre figure.
Elle
cria d’une voix que l’indignation enrouait :
—
Cosette !
Cosette
tressaillit comme si la terre eût tremblé sous elle. Elle se retourna.
—
Cosette ! répéta la Thénardier.
Cosette
prit la poupée et la posa doucement à terre avec une sorte de vénération mêlée
de désespoir. Alors, sans la quitter des yeux, elle joignit les mains, et, ce
qui est effrayant à dire dans un enfant de cet âge, elle se les tordit ; puis,
ce que n’avait pu lui arracher aucune des émotions de la journée, ni la course
dans le bois, ni la pesanteur du seau d’eau, ni la perte de l’argent, ni la vue
du martinet, ni même la sombre parole qu’elle avait entendu dire à la
Thénardier, — elle pleura. Elle éclata en sanglots.
Cependant
le voyageur s’était levé.
—
Qu’est-ce donc ? dit-il à la Thénardier.
—
Vous ne voyez pas ? dit la Thénardier en montrant du doigt le corps du délit
qui gisait aux pieds de Cosette.
—
Eh bien, quoi ? reprit l’homme.
—
Cette gueuse, répondit la Thénardier, s’est permis de toucher à la poupée des
enfants !
—
Tout ce bruit pour cela ! dit l’homme. Eh bien, quand elle jouerait avec cette
poupée ?
—
Elle y a touché avec ses mains sales ! poursuivit la Thénardier, avec ses
affreuses mains !
Ici
Cosette redoubla ses sanglots.
—
Te tairas-tu ! cria la Thénardier.
L’homme
alla droit à la porte de la rue, l’ouvrit et sortit.
Dès
qu’il fut sorti, la Thénardier profita de son absence pour allonger sous la
table à Cosette un grand coup de pied qui fit jeter à l’enfant les hauts cris.
La
porte se rouvrit, l’homme reparut, il portait dans ses deux mains la poupée
fabuleuse dont nous avons parlé et que tous les marmots du village
contemplaient depuis le matin, et il la posa debout devant Cosette en disant :
—
Tiens, c’est pour toi.
Il
faut croire que, depuis plus d’une heure qu’il était là, au milieu de sa
rêverie, il avait confusément remarqué cette boutique de bimbeloterie éclairée
de lampions et de chandelles si splendidement qu’on l’apercevait à travers la
vitre du cabaret comme une illumination.
Cosette
leva les yeux, elle avait vu venir l’homme à elle avec cette poupée comme elle
eût vu venir le soleil, elle entendit ces paroles inouïes : c’est pour toi,
elle le regarda, elle regarda la poupée, puis elle recula lentement, et s’alla
cacher tout au fond sous la table dans le coin du mur.
Elle
ne pleurait plus, elle ne criait plus, elle avait l’air de ne plus oser
respirer.
La
Thénardier, Éponine, Azelma étaient autant de statues. Les buveurs eux-mêmes
s’étaient arrêtés. Il s’était fait un silence solennel dans tout le cabaret.
La
Thénardier, pétrifiée et muette, recommençait ses conjectures : — Qu’est-ce que
c’est que ce vieux ? est-ce un pauvre ? est-ce un millionnaire ? C’est
peut-être les deux, c’est-à-dire un voleur.
La
face du mari Thénardier offrit cette ride expressive qui accentue la figure
humaine chaque fois que l’instinct dominant y apparaît avec toute sa puissance
bestiale. Le gargotier considérait tour à tour la poupée et le voyageur ; il
semblait flairer cet homme comme il eût flairé un sac d’argent. Cela ne dura
que le temps d’un éclair. Il s’approcha de sa femme et lui dit bas :
—
Cette machine coûte au moins trente francs. Pas de bêtises. À plat ventre
devant l’homme !
Les
natures grossières ont cela de commun avec les natures naïves qu’elles n’ont
pas de transitions.
—
Eh bien, Cosette, dit la Thénardier d’une voix qui voulait être douce et qui
était toute composée de ce miel aigre des méchantes femmes, est-ce que tu ne
prends pas la poupée ?
Cosette
se hasarda à sortir de son trou.
—
Ma petite Cosette, reprit le Thénardier d’un air caressant, monsieur te donne
une poupée. Prends-la. Elle est à toi.
Cosette
considérait la poupée merveilleuse avec une sorte de terreur. Son visage était
encore inondé de larmes, mais ses yeux commençaient à s’emplir, comme le ciel
au crépuscule du matin, des rayonnements étranges de la joie. Ce qu’elle
éprouvait en ce moment-là était un peu pareil à ce qu’elle eût ressenti si on
lui eût dit brusquement : Petite, vous êtes la reine de France.
Il
lui semblait que si elle touchait à cette poupée, le tonnerre en sortirait.
Ce
qui était vrai jusqu’à un certain point, car elle se disait que la Thénardier
gronderait, et la battrait.
Pourtant
l’attraction l’emporta. Elle finit par s’approcher, et murmura timidement en se
tournant vers la Thénardier :
—
Est-ce que je peux, madame ?
Aucune
expression ne saurait rendre cet air à la fois désespéré, épouvanté et ravi.
—
Pardi ! fit la Thénardier, c’est à toi. Puisque monsieur te la donne.
—
Vrai, monsieur ? reprit Cosette, est-ce que c’est vrai ? c’est à moi, la dame ?
L’étranger
paraissait avoir les yeux pleins de larmes. Il semblait être à ce point
d’émotion où l’on ne parle pas pour-ne pas pleurer. Il fit un signe de tête à
Cosette, et mit la main de « la dame » dans sa petite main.
Cosette
retira vivement sa main, comme si celle de la dame la brûlait, et se mit à
regarder le pavé. Nous sommes forcé d’ajouter qu’en cet instant-là elle tirait
la langue d’une façon démesurée. Tout à coup, elle se retourna et saisit la
poupée avec emportement.
—
Je l’appellerai Catherine, dit-elle.
Ce
fut un moment bizarre que celui où les haillons de Cosette rencontrèrent et
étreignirent les rubans et les fraîches mousselines roses de la poupée.
—
Madame, reprit-elle, est-ce que je peux la mettre sur une chaise ?
—
Oui, mon enfant, répondit la Thénardier.
Maintenant
c’était Éponine et Azelma qui regardaient Cosette avec envie.
Cosette
posa Catherine sur une chaise, puis s’assit à terre devant elle, et demeura
immobile, sans dire un mot, dans l’attitude de la contemplation.
—
Joue donc, Cosette, dit l’étranger.
—
Oh ! je joue, répondit l’enfant.
Confrontation
thématique : extraits du Trottin d’Aurore-Marie de Saint-Aubain.
Où le thème de la
poupée prend des connotations plus ambiguës et perverses.
Chapitre III :
Les jeux troubles de Cléore de Cresseville
avec ses vieilles poupées.
(...)
Cette
petite, elle l’eût voulue à l’instant, dans ses bras. A onze ou treize ans,
avait-on encore besoin de poupées Jumeau, de câlins ? Cléore avait conservé
toutes ses poupées dans une armoire. Elle les en tirait parfois, et tentait de
se remémorer leurs noms. Il y avait Ellénore, à la robe vert pomme, Ophélie,
tout en rose, Isoline aux blondes anglaises tombantes… En des jeux étranges et
pervers, qui frôlaient l’onanisme, elle aimait à soulever leurs jupes et jupons
empesés, à les frotter contre sa peau nue – ô, les douces caresses
incomparables prodiguées à la jeune vierge par la porcelaine et le biscuit ! -,
à tâter leurs pantalons là où il ne fallait pas afin qu’elle explorât leur
anatomie, qu’elle connût leurs secrets les plus intimes. Mais ces poupées
demeuraient désespérantes et coites, car sans sexe aucun et cela la fâchait,
l’importunait. Cléore devenait lors colère, emportement, une Sophie adulte,
allant jusqu’à briser la porcelaine puis quémandant qu’on réparât ce malheur.
De nombreuses petites victimes muettes, lèvres closes, reposaient en son
jardin, à jamais, en une fosse prévue à cet effet, qu’elle fleurissait
régulièrement de lits de primeroses, ne pouvant se résoudre au deuil des
familières amies de son enfance enfuie qu’elle avait honteusement martyrisées.
Cléore était donc gravement malade. Solitaire, trop longtemps. Il fallait
qu’elle en passât par les filles de chair, qu’elle assouvît et soulageât sa
passion trouble…sinon, elle mourrait prématurément. (…)
Chapitre VIII :
(…)
Introduction du personnage de Quitterie.
La
récompense du jour échut à Quitterie. La jolie fouine boitillante s’avança,
adonisée de ses nœuds bleus comme un rameau. Elle susurra une menace à
l’encontre de Daphné et Phoebé, qui exécraient sa fourberie portée sur sa
figure. Elle tira même la langue à l’encontre d’Ysalis, contre laquelle elle
avait rapporté le menu vol d’un joujou de quatre sous, un toton ordinaire en
bois même pas peint ; et la rancune d’Ysalis demeurait tenace, du fait que
Délie l’avait corrigée en public de sept coups de martinet, chose dont se
souvenaient encore ses muscles fessiers. Mademoiselle caressa ses anglaises
d’un marron clair doré, sa seule fierté et beauté, et flatta ses joues maigres,
sa poitrine creuse même pas esquissée et son ovale triangulaire de petit
prédateur des bois. Elle la cita en exemple devant toutes ses camarades,
annonça solennellement que sous peu, elle avancerait en grade et rejoindrait
conséquemment le club très fermé des nœuds chamois. Puis, félicitant encore
cette chouchoute, elle la coiffa d’une sorte de chrémeau d’enfançon ou de
fanchon, coiffe toute ruchée et gaufrée, cadeau insigne qui désignait la vierge
baptismale d’entre les vierges, parce qu’elle n’avait jamais failli au
règlement quelles qu’eussent été les exigences salaces des Dames à son égard,
parce qu’elle n’avait point besoin d’une gemme intime pour préserver sa vertu
de petiote effarouchée. Quitterie multiplia en remerciement les courbettes gracieuses
et obséquieuses, quoique son pauvre pied tordu appareillé la fît souffrir dans
l’exercice. Après ce couronnement de pucelle suivit l’offre de la poupée, un
Bébé Bru de biscuit aux yeux de névrasthénique en toilette de communiante que
Quitterie, tout en continuant à remercier déféremment Mademoiselle avec des
larmes de joie, prit dans ses bras, berça et embrassa d’abondance, inondant ses
joues rosées et son voile de salive. On ne savait plus qui était chosifié, de
la poupée ou de la fillette, mais Odile crut saisir en quoi consistait la
déviance de Quitterie : un fétichisme des poupards de porcelaine, de biscuit ou
de cire, qui envahissaient sa chambre, avec lesquels elle couchait sans doute
et faisait des choses, parce que Quitterie était au fond d’elle-même une
innocente, une candide, incapable de concevoir que des actes charnels pussent
exister entre deux personnes vivantes. Elle demeurait infantile, attardée, cinq
ans d’esprit à près de douze, ayant reporté sur des joujoux adventices toute
l’affection filiale dont elle avait manqué de la part de sa mère débauchée
révulsée par son léger handicap congénital. Sans doute jouerait-elle encore à
la poupée à trente ans passés ; elle demeurerait fille à jamais, refusant de
convoler avec qui que ce fût, pas seulement à cause de son pied-bot
malgracieux. Au fond, contrairement à ce que Jeanne-Ysoline eût pu penser,
Odile la plaignit. Il faudrait qu’elle lui parlât, qu’elles liassent
connaissance. En tant qu’amie-enfant, elle en valait peut-être la peine. Odile
pressentait la santé fragile de Quitterie, dont la maigreur annonçait l’étisie,
ses fièvres, ses problèmes osseux, tuberculeux peut-être, cet insidieux mal de
Pott qui jà la rongeait et abrégerait sa douloureuse petite vie. (…)
Chapitre IX :
(…)
La première rencontre entre Cléore de
Cresseville et Quitterie dans un hôtel de Château-Thierry où la gamine de onze
ans sert de bonne à tout faire.
Notre
soi-disant Anne Médéric, avant toute action, ne put s’empêcher de dévisager et
de détailler la gracile silhouette de la petite domestique qui gisait sur le
parquet depuis de trop longues minutes. La syncope paraissait plus grave que
Cléore ne l’eût pensé. Elle s’effraya de la maigreur de la petite miséreuse.
Ses employeurs devaient mal la nourrir. Elle n’avait jamais vu de pauvresse
d’aussi près, et cela la choquait. Heureusement que sa toilette de servante
cachait aux yeux ce qu’elle avait de pis. La comtesse de Cresseville parvint à
s’apitoyer, surtout lorsqu’elle remarqua le pied gauche contrefait, de guingois
de la gamine, emprisonné dans le carcan d’une chaussure orthopédique inadaptée.
C’était une espèce de prison de cuir, tout en sangles, en lanières et en tiges
de métal, lourde, à la semblance de ces appareils conçus pour les enfants
souffrant de rachitisme ou de poliomyélite, qu’elle avait rencontrés aux fêtes
de charité. Et cette horreur essayait de
redresser le pied bossu, d’en corriger dérisoirement la boiterie congénitale.
Les prunelles de Cléore remontèrent vers le
visage de la petite meurt-de-faim, qu’elle pensait rachitique. L’ovale triangulaire
et les pommettes la frappèrent, tant il venait à sa souvenance des images de
ces jolis animaux auxquels cet ovale faisait songer, ces visons, belettes,
hermines, fouines ou mangoustes qu’elle trouvait fort mignons et sympathiques.
De la coiffe tuyautée de la juvénile bonne s’échappaient des mèches lisses et
raides, fourchées et cassantes, d’un blond foncé terne ; une chevelure qui eût
été splendide si on l’eût bien soignée. Les vêtements étaient propres,
convenables, son tablier impeccable, la bottine noire du petit pied valide tout
à fait mignonne et bien astiquée, mais, à y regarder de plus près, cette
première impression, due surtout au tablier blanc des gens de maison, camouflait une certaine usure de la robe de
couleur chocolat, d’une étoffe commune, ordinaire, lustrée par endroits, un peu
râpeuse et peluchée de-çà de-là, avec un trou au côté droit, un accroc que la
fillette avait essayé maladroitement de recoudre. Sans doute était-elle
responsable de cette déchirure, et elle l’avait réparée elle-même de crainte
que ses patrons ne s’en aperçussent et la renvoyassent.
Cléore eut alors des pensées coupables. La
fragilité de l’enfant la chagrinait. Sa commisération se doublait d’une
fascination trouble. Selon elle, les misérables ne portaient aucun dessous ;
les pantalons étaient a fortiori inconnus de leur progéniture femelle. Elle
voulut vérifier. Elle tâtonna d’abord dans la zone du col de la fillette,
essayant de savoir si elle portait ne serait-ce qu’une chemise sous son
uniforme de servante. A moins qu’elle arborât d’abord un chemisier, mais
c’était là trop de luxe, qu’une petite aux gages dérisoires ne pouvait se
permettre. Ce col était d’ailleurs la seule fantaisie de la tenue, la seule que
cette petite boniche se fût octroyée, puisque, comme Cléore elle-même, elle y
avait mis sa seule touche de coquetterie de pauvresse, son unique bijou, une
broche du même strass brillant et médiocre que celui d’Anne Médéric. Cléore vit
que la fillette respirait ; une respiration régulière mais quelque peu sifflante
soulevait sa poitrine maigre. Cléore pinça l’étoffe au niveau du buste : elle
sentit bien qu’il y avait une épaisseur en-dessous. Alors, elle souleva les
jupes sans se gêner. La petite misérable aux jambes frêles était tout sauf nue
sous sa robe : elle arborait bel et bien un trousseau complet d’enfant
comme-il-faut, bas noirs de coutil (bien chauds pour la saison), dont un était
troué au genou, jupon blanc amidonné, jarretières, chemise grège et surtout
pantalons de lingerie. Le tout en lin, toile, linon et coton ordinaires, en
tissu écru, rêche au toucher. Mais cette petite fille peut-être poitrinaire
était très propre sur elle, bien sage et convenable, telle que Cléore eût pu
s’en enticher si elle avait été sienne, tant sa maigreur lui plaisait, quoique,
sous la légère fragrance de lessive régulière et d’eau de toilette ordinaire à
la violette, que la pauvrette devait s’acheter pour un sou le flacon,
transparût une odeur de médicaments, confirmant les soupçons de la jeune femme,
odeur de morbidité qui frappa les narines sensibles de Mademoiselle de
Cresseville. Alors, les yeux embués de larmes, Cléore rajusta les vêtements de
la petite bonne et lui fit respirer les sels salvateurs. Elle sut lors qu’elle
l’aimait.
(…)
-
Et ma maman ?
-
La misère excuse bien des choses. Elle aurait cependant besoin que le Bon Dieu
lui fît la leçon. »
Et
Quitterie de riposter, les lèvres pincées d’un soupçon de méchanceté :
«
Elle m’a jamais donné de jouets, et m’a jamais embrassée ! J’veux toutes les
poupées, de chiffons, de bois, de cire, de porcelaine et de biscuit ! J’adore
les poupées ! » cria-t-elle, comme déchaînée, en énumérant avec logique la
matière constitutive de ces joujoux qu’elle convoitait, allant du meilleur
marché au grand luxe, ces moi en réduction qui lui faisaient tant envie,
occasionnant en son être fragile une obsession trouble, narcissique peut-être.
En cela, elle rappelait Cléore, son égoïsme pur. Cette affinité de pensée et de
comportement fascina la comtesse plus que de raison. (...)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire