mercredi 7 mai 2014

Le malaise "Monuments Men."

Tapez sur Google l'occurrence "Arte Musée du Louvre" : vous ne trouverez strictement rien, aucun site associant la chaîne culturelle et le plus grand et le plus notable des musées français : preuve sine qua non du désintérêt intégral d'Arte pour le Louvre, pour ne pas dire de l'inimitié quasi pathologique régnant entre ces deux institutions bien installées. (Réflexions d'un internaute cultivé anonyme)

Je remarquai, depuis la disparition de Raymond Macherot en 2008, la propension du journal "Le Monde" à ne plus consacrer un seul mot aux décès des dessinateurs de bandes dessinées dits "classiques", qu'ils s'appelassent Gilles Chaillet, André Geerts ou Fred Funcken, ce qui constituait, selon moi, une indubitable crasserie mâtinée d'ignorance et de mépris envers tout ce qui n'entrait pas dans la vision propre à ce quotidien, dans son moule étréci, tout ce qui paraissait étranger à son discours culturel idéologique, désormais sclérosé, bien qu'il découlât d'une illustre descendance intellectuelle favorable au capitaine Dreyfus ainsi qu'il en avait été lorsque Swann et Bloch s'opposaient aux bruissements inintelligibles polluant les salons antidreyfusards qu'ils fréquentaient pour leur malheur.(Réflexions aiguës du Néo Marcel Proust)

Parmi ceux qui réagirent le plus vigoureusement contre la conception thématique de l’Histoire, figurait le duc de Lévis Mirepoix. Celui-ci lui opposait la vision globale, qui doit caractériser chaque époque, chaque continent, chaque peuple. Il s’agit d’une histoire intégrale, dans l’esprit de ce que j’appellerai la Révolution de 1889. (Léopold Sedar Senghor, discours de réception à l'Académie française - 1984)
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On peut être édité par Gallimard et n'avoir ni succès, ni écho médiatique. (Aphorisme pertinent de Moa)

 La révolte et la volonté de choquer étoient devenues dans l'art des doxas et des académismes. (Mémoires du Nouveau Cyber Saint-Simon)

Il est de bon ton de tirer sur toutes les ambulances culturelles qui roulent encore.(Journal d'un antibourgeois du XXIe siècle)

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Encore un film, au fond assez commercial et imparfait, qui a suscité des débats aigus, des affrontements partisans, des opinions tranchées.
Certes, Monuments Men de Georges Clooney déforme la réalité historique. Certes, il traite insuffisamment du problème fondamental de la spoliation des collectionneurs juifs par l'Allemagne nazie. Certes, il ignore le traînage de pieds des conservateurs de musées français après 1949 pour cataloguer les oeuvres spoliées en dépôt chez nous et les restituer au compte-gouttes. Certes, c'est un film de potes, de copains, d'équipe d'acteurs en brochette à la John Ford dépourvu du génie de ce grand cinéaste. Certes, les Américains y ramènent la couverture à eux comme le capitaine Kirk dans la série Star Trek classique,
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 faisant mourir dans l'équipe le Français et le Britannique. Certes, l'homosexualité de la conservatrice française jouée par Cate Blanchett est gommée. Absurde : Claire Simone s'inspire bien de Rose Valland,
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 attachée de conservation au musée du Jeu de Paume et résistante, mais elle demeure avant tout un personnage fictionnel, et la fiction, comme chez Dumas, Féval ou Zévaco est libre de prendre des libertés avec la vérité historique stricto sensu. Il est à redouter que le mauvais accueil du film à sa sortie ne constitue une amorce de dénigrement à l'encontre du comédien-réalisateur, auparavant loué, ainsi qu'il en a été pour différents cinéastes dont j'ai dernièrement parlé sur ce blog.
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Mais, malgré tout ses défauts incontestables, Monuments Men soulève une question magnifique : peut-on mourir pour une oeuvre d'art ?
Je répondrai sans aucune hésitation : oui, et ce, quelle que soit la forme plastique de l'oeuvre, son style, son auteur, la civilisation, l'ère géographique et l'époque qui nous l'a léguée... Ce n'est pas de ma part du "tout se vaut démagogique", mais de l'humanisme universaliste. On sait que, comme les livres, on peut détruire, immoler des oeuvres d'art. L'Allemagne nazie ne s'en est pas privée, usant du concept révoltant d'entartete Kunst ou art dégénéré.
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Par le dogmatisme raciste qui les justifiait, les destructions nazies exercées à l'encontre de maintes productions remarquables de l'art moderne - après que les sicaires d'Hitler eurent spolié les collectionneurs juifs qui étaient aussi des amateurs éclairés d'art ancien -  préfigurèrent hélas celles des islamistes à Bamyan et au Mali. Il y eut à travers l'Histoire maints anéantissements, qu'ils eussent été causés par les conquistadors, par les iconoclastes de Byzance ou du XVIe siècle, par les colonisateurs en Afrique aussi, parce qu'ils ne comprenaient pas les arts dits "primitifs" et les jugeaient barbares ou les considéraient comme de simples objets "sauvages" et curieux... "Les statues meurent aussi", tel fut le réquisitoire anticolonialiste dressé par le cinéaste Chris Marker.
Oui, il est légitime de vouloir défendre les oeuvres d'art, quelles qu'elles soient contre le vandalisme ou le dogmatisme, au péril s'il le faut de sa vie, car ces oeuvres sont trop souvent victimes des intolérances, des obscurantismes et des haines de toute obédience.
En ce cas, en quoi pèche selon nos critiques actuels ce blockbuster intitulé Monuments Men, premier long métrage de George Clooney en tant qu'auteur à avoir bénéficié d'un circuit aussi conséquent d'écrans ? Défendrait-il une conception réductrice des beaux-arts que l'on se refuse de plus en plus à enseigner au peuple, une vision restreinte de tous ces arts plastiques, passéiste aussi, ne correspondant plus à nos sensibilités contemporaines imposées d'en haut ?  Le film négligerait-il trop (procès d'intention) l'art moderne, ignorant aussi tous les courants esthétiques extra-occidentaux, issus de toutes les aires géographiques non européennes (Etats-Unis exclus), tout autant menacés par l'idéologie nazie qui voulait imposer sa propre vision plastique et biologique de l'humanité ?
Or, hélas, force est de reconnaître que, jusqu'au milieu du XXe siècle, l'art moderne n'avait pas encore totalement triomphé. Il n'était pas encore accepté partout, en cela qu'il heurtait, outre les partisans encore nombreux d'une tradition issue de la Renaissance italienne, les conceptions totalitaires de la culture, qu'elles fussent brune ou rouge. Staline et Hitler haïssaient l'art moderne, le réprimaient, l'interdisaient, au nom du réalisme socialiste ou de la race aryenne. De même, dans les démocraties occidentales, il demeurait parfois contesté, objet de réticences, scandaleux ou choquant les bien-pensants attardés à l'académisme du XIXe siècle. Cet art moderne tel que nous le pensons et l'apprécions désormais, tel qu'il nous a été légué en héritage depuis Manet et tous ses successeurs. 
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En 1940, l'art ancien, de l'Antiquité grecque au XIXe siècle, primait encore.... La tradition l'emportait, avec le respect des maîtres anciens dont il fallait d'abord s'inspirer, desquels il fallait apprendre le B.a. -ba. 
Mais aujourd'hui, les postulats, les dominances, se sont presque intégralement inversés depuis le temps lointain des Monuments Men : la modernité prime tout, la contemporanéité à tout prix écrase tout.
Dans le film de George Clooney, ces malheureux Monuments Men semblent se battre, se sacrifier absurdement, afin de sauver un patrimoine artistique qui ne nous parle plus, qui ne correspond plus à notre intelligentsia de marché méprisant cette culture d'héritage dans laquelle elle ne se reconnaît pas, à laquelle elle ne s'identifie pas. Ils luttent pour retrouver et sauver les arts anciens, et pas assez les autres, ceux qui dominent de nos jours, qui tiennent le haut du pavé, car mieux accessibles à la masse, mieux compréhensibles, mieux déchiffrables et interprétables, plus faciles, plus rentables, plus pourvoyeurs de gros sous spéculatifs. L'art se résume désormais presque exclusivement à sa valeur marchande.
S'il s'avère que (hypothèse invraisemblable mais significative du degré zéro où nous sommes tombés) l'Agneau mystique de Van Eyck cote moins sur le marché qu'un tag de Basquiat, ce dernier sera considéré par les friedmano-hayekiens comme ayant davantage d'intérêt artistique. Stupide !
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On a donc abandonné les arts anciens à une petite coterie de spécialistes pointillistes - seuls habilités à en discourir -  et certains musées commencent à les juger inexposables, reléguant en masse ces collections "inappropriées" dans leurs réserves. Je vous invite à lire ce qu'en dit Didier Rykner sur le site de la Tribune de l'Art, notamment à propos de la politique suivie par le conservateur du musée Granet d'Aix-en-Provence. Les Monuments Men auraient-ils combattu pour rien ? Ces arts d'autrefois, nous ne les transmettons presque plus car nous ne les comprenons plus. Nous ne savons plus en vulgariser l'accès, les expliquer. Les grands pédagogues sont morts, passés. Ces arts dits "anciens" (trente-deux mille ans d'Histoire, de la grotte Chauvet à 1850 !) sont devenus rébarbatifs, scolaires, et on n'est plus capable de saisir pourquoi les Monuments Men luttèrent tant pour les retrouver, les retirer des griffes à croix gammée. C'est comme si j'écrivais - c'est ce que certains, trop nombreux, pensent et j'en souffris enfant et adolescent - que la musique antérieure à Elvis Presley, aux Beatles, aux Stones, aux Doors, au rock en général est devenue inécoutable et archaïque.
Il demeure une catégorie de gens, de gens dangereux, qui veulent s'accaparer de la "niche écologique" ainsi abandonnée. Ils descendent de ceux qui pillèrent l'art... Empêchons les actuels néofascistes de devenir les seuls et ultimes défenseurs de ces arts occidentaux antérieurs, souvent religieux d'ailleurs, incompréhensibles dans un monde sécularisé. Ils dévoieront ces arts à leur service, assurément, les récupéreront, les instrumentaliseront.
Une anecdote authentique et regrettable pour finir, témoignant de la situation dramatique de la culture "non immédiate" : je me suis rendu récemment à la Vieille Charité de Marseille afin de visiter la double exposition "Visages" et "Visages...au commencement". Une des "gardiennes" des salles consacrées au volet antique de la manifestation m'a rapporté que des touristes, imprégnés d'incompréhension pour tout ce qui n'appartient pas aux arts contemporains, ont été scandalisés par "Visages...au commencement", ont refusé de poursuivre leur visite, n'acceptant pas de voir des oeuvres inactuelles, et ont déchiré leurs billets devant la gardienne médusée ! C'est dire où nous en sommes, alors que le volet contemporain de l'expo confirme le retournement esthétique en cours en  défaveur de l'art conceptuel (ni peinture, ni sculpture), retournement qu'Arte, coincée aux tendances précédentes, a des difficultés à appréhender et à traiter. 

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