(Marguerite Yourcenar : Carnets de notes des "Mémoires d'Hadrien", Plon 1958)
(La scène se déroule au château de Bonnelles, chez la duchesse d'Uzès, durant une soirée boulangiste courue de tout le gratin nationaliste et monarchiste. La duchesse interrompt un dialogue avec le sieur Saturnin de Beauséjour, fonctionnaire retraité et gourmet rubicond.)
Madame la
duchesse s’interrompit car Aurore-Marie faisait son entrée, une entrée de
reine, jugez-en un peu.
- Madame de
Saint-Aubain, baronne de Lacroix-Laval, prononça le larbin perruqué.
La duchesse
d’Uzès, à la vue de sa chère amie, ne put s’empêcher de murmurer ces mots
précieux:
- Ô Korê
delphique ! Comme vous voilà parée !
Aurore-Marie
avait revêtu une toilette de bal dernier cri, signée Worth,
tout en soie
brodée, dont la sur-jupe ou polonaise s’ouvrait sur une traîne gaufrée et
brochée. Les motifs argentés, en formes de gouttes d’eau, étincelaient sous la
lumière des lustres à girandoles. Le décolleté, en V évasé, laissant deviner le
galbe de ses épaules, se terminait par une engrêlure de dentelle chantilly. Les
manches petit ballon avaient un revenez-y de mode Premier Empire. Mais ce qui
les différenciait fondamentalement de ces dernières, c’étaient les nœuds
marquant la naissance des épaules. Les longs gants de satin montaient jusqu’à
ses coudes ; par-dessus la main gauche était passé un simple bracelet d’or
blanc. Par contre, le cou gracile s’ornait d’un magnifique pendentif octogonal
en diamant dont un œillet rouge ne parvenait pas à éteindre le feu. La coiffure
de Madame la baronne était travaillée avec art. Ses cheveux blonds avaient opté
pour une torsade destinée à recevoir une demi-lune toute adamantine. Il
s’agissait de bijoux sans prétention mais dont le coût total aurait permis à
une famille ouvrière de vivre aisément durant deux cent cinquante ans. Quant
aux pendentifs, ils étaient du même acabit, des gouttes d’eau, affinant encore
si possible les lobes délicats et pellucides de Madame de Saint-Aubain. On eût
cru ces boucles d’oreilles atteintes de stillation. Accessoire indispensable :
l’éventail. Tel un Marcel Proust glosant sur les monocles, il est temps pour
nous de nous amuser à l’inventaire de ces différents accessoires de toilette,
qui, cette soirée-là, tentaient de rivaliser entre eux, sans pour autant
détrôner celui de la poétesse décadente.
Toutes les
Dames présentes agitèrent à dessein leur accessoire de mode, s’éventant comme
si elles eussent eu grand chaud, bien que la température qui régnait dans ce
salon, du fait de ses dimensions conséquentes le rendant malaisé à chauffer
l’hiver, malgré le printemps assez avancé, fût quelque peu fraîche. Ce geste
délicat, bien synchronisé par une quinzaine de mains gantées avec ostentation,
longues, fines ou potelées, n’avait donc pas pour but de soulager ces
précieuses, de les aérer, de prévenir de malséants accès de vapeurs, mais bien
de montrer, à titre de comparaison, de représentation, leur objet de
toilette mondaine aux yeux de celle qu’elles enviaient, nonobstant son provincialisme
point toujours bien vu à Paris. C’eût été inconséquent, malséant, de ne
point leur donner la réplique à l’identique ; aussi, Aurore-Marie répéta le
même geste, ouvrant son éventail, l’agitant de quelques languides battements,
l’exposant aux regards avides et concupiscents de celles dont ne manquait qu’un
face-à-main pour mirer le moindre détail infime de l’accessoire ouvragé. Quoi
qu’elles murmurassent - admiratives ou jalouses, appréciatrices ou
critiques - les lèvres des rivales en
coquetterie fat, fort agitées et tremblotantes, indifférèrent la baronne de
Lacroix-Laval, qui poursuivit son entrée et salua tour à tour chaque invité,
avec un jeu d’échanges protocolaires de baisemains et de courbettes.
C’était là plus qu’un usage, plus qu’un savoir-vivre ; c’était une assuétude.
Au friselis de la robe d’Aurore-Marie se mêla le bruissement ostensible de son
éventement, superposé aux quinze autres, dont une ouïe exercée et subtile
aurait su distinguer et analyser les divers types de dentelles et autres
matières nobles entrant dans la façon des indispensables et dispendieux
objets.
Celui de la
poétesse lyonnaise, voulions-nous sous-entendre, l’emportait en préciosité sur
tous les autres, non qu’il fût d’exception ; mais les motifs japonards qui
l’ornementaient, en sus de la soie et des dentelles chantilly entrant dans sa
composition, brodés de fils d’or, surpassaient tout le reste… Il s’agissait
d’une soyeuse reproduction art pour l’art d’une estampe d’Hiroshige
s’intitulant Le Mont Fuji au printemps.
La mieux pourvue des convives -
comtesse de** - brandissait une pâle imitation de De Nittis calquée sur Hokusai,
aussi inspirée et enchanteresse qu’elle eût pu sembler, en mièvre évocation de
cette Vague impressionniste, fleuron de nos parangons du modernisme
esthétique. Une autre - Gyp en personne, qui n’avait point oublié qu’elle
descendait de Mirabeau - arborait un
éventail de dentelles du Puy où se mélangeaient des broderies représentant des
grues cendrées. Les autres se contentaient d’éléments répétitifs floraux,
agrestes, pastoraux, paysannesques, grecs, marins ou faunesques, jamais
géométriques ou schématiques, à la stylisation limitée par l’esprit
bourgeois du temps. Rien, selon ces Dames, n’égalait les broderies
anglaises (caractérisant dix des quinze éventails rivaux), quoiqu’elles
valussent peu (et encore moins que de dévaluées toiles de Jouy passées de mode)
aux yeux experts de Madame de Saint-Aubain, car son accessoire surpassait
indéniablement tous ceux de ses rivales, dont ne restait que la variété des
matières des manches pour la concurrencer, en sus du gland ou du pompon bariolé
retombant, argenté - car assorti à la toilette Worth - dans le cas de la
baronne. C’était donc un cortège de manches composites de nacre, d’écaille,
d’ivoire, d’ambre, de corne, d’os (ostéodontokératiques, eût écrit Raymond Dart
selon une théorie paléontologique erronée émanant de lui seul, bien que ces
Dames ne pussent s’assimiler aux Australopithèques) surmontés par
d’arachnéennes images brodées ou tissées, osant parfois jusqu’aux crêpures et
lourdes damassures inutiles et superfétatoires, cortège qui s’essayait à accompagner
la marche triomphale d’Aurore-Marie. Elle s’amusa à ouvrir grand son objet de
coquette, y affichant et affirmant ostensiblement son nom, broché et
tissé, en caractères nippons, agrémenté du lambel des Lacroix-Laval
(cela afin d’ajouter une touche d’une superfluité encore plus décadente) comme
signature ou armoiries de la propriétaire du chef-d’œuvre.
Mais toutes les bonnes choses ayant une fin, la vedette de l’instant fut surpassée par le couple que tout le monde attendait :
« Le
général Georges Boulanger et Madame De
Bonnemains ! » trompeta le « chambellan ».
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