Aurore-Marie, c’est moi ! (d’après Gustave Flaubert : Madame Bovary, c’est moi !)
Monologue intérieur.
Le narcissisme extrême avait ma préférence exclusive. Je me tenais en
la feuillée profuse, méditant en la serre aux mille efflorescences tropicales.
Je me savais d’exception, poëtesse de talent et de mondanité.
Aurore-Marie, c’est moi ! Aurore-Marie de Saint-Aubain, née
Aurore-Marie Victoire de Lacroix-Laval, le 4 mai 1863, d’une intelligence rare,
coiffée, prédestinée par les muses,
protégée par les fées des lettres. Un don me fut octroyé ; j’en ai usé
avec brio. Je suis, et l’on parle de moi. Oui, vous dis-je, ô mon ego ! Je planais
en des sphères supérieures, par-dessus la mêlée vile du commun. Je suis une
chatte précieuse et gracile, une rose irisée et pourprée. Lorsqu’on me
dit : « D’où vient votre génie, votre style ? » et que
j’accepte de dédicacer un de mes recueils de poëmes chers à mon cœur fragile et
passionné, je réponds avec constance, non sans candeur et quant-à-soi, lissant
mes boucles toutes blondines :
« Aurore-Marie, c’est moi ! »… et je signe, d’un paraphe
énergique, dédiant mon ouvrage à mes admiratrices, luttant ainsi pour la cause
féministe. Je suis snob, égotiste, égocentrique, pleine de hâblerie, vipérine,
cruelle, insupportable, fieffée garce, me pensant l’Unique sur cette terre, la
plus belle fleur d’entre les fleurs, la plus rare aussi. Aurore-Marie, c’est
moi !
J’étais l’ingénuité incarnée, jusqu’à quatorze ans même, lorsque
m’accepta Le Parnasse… Je fus lors
amoureuse, oui, amoureuse d’une femme… Elle me recueillit en son doux et
réconfortant foyer de belle-sœur de peintre. Charlotte Dubourg, ô cœur
blond-roux, inspiratrice de mes vers, les plus loués, concélébrés d’entre tous
en leur conque nacrée, enchâssés en leur réceptacle de papier gaufré…
J’affichai mes longs cheveux de miel cendré à touche vénitienne, pour
que tous les peintres inscrivissent sur la toile mon visage inoubliable de
rêveuse perdue en ses songes esthétiques. Ovale d’elfe, ovale de toujours, éternel…
« Aurore-Marie, c’est moi, c’est bien moi »…répétai-je, presque
contemplative et mélancolique, à Marie, à Rosa, à Nélie, à Jean-Jacques[1], à toutes celles et ceux
pour lesquels je posais, qui acceptèrent de m’immortaliser mieux qu’en
photographie, capture trop fugace et incertaine du corps de la sylphide frêle.
Baronne étais-je ; sang bleu je suis… De Lyon, d’Outre-France aussi, de
par ma mère d’Irlande qui sa chevelure magnifique me légua, ainsi que son iris
d’ambre citrin. Florilège du Moi, florilège quintessencié.
Aurore-Marie, c’est moi !
Narcisse prime tout en moi, mien reflet dans l’onde adamantine ;
par le ru s’écoulant, agreste, de la colline aux passeroses. Je te relis,
Carroll, je vous relis, Baudelaire et Hugo. Je suis Dina, la jeune chatte ;
et toi tu fus Alice, ma Charlotte adorée, ma donneuse de leçons. Je rencontrai
Dodgson en 18** ; il m’avoua avoir abandonné son art photographique où,
souventefois, pour lui posaient des amies-enfants coruscantes et grand’belles
aux bien mignardes poses.
Je lui imposai de reprendre son œuvre, au collodion,
puis au gélatino-bromure, de l’améliorer pour
moi, l’irremplaçable. Je m’adonisai lors en fillette de douze ans, juste
pour moi-même, non point pour lui, en monstre d’égoïsme exclusif, nœuds comme-il-faut, rubans comme-il-faut, passements, engrêlures, toujours comme-il-faut. Cheveux parés,
doux, longs, très longs, enrubannés de soie vieux-rose, cascadants, parfumés de
frangipane, de violette, fragrants, odoriférants de leur raffinement nonpareil,
tortillonnés en caressantes boucles jusqu’à la terre. Reflets de blonde de
Venise au miellat cendrin… Symbolisme de l’Yseult, de l’Alexa Wilding[2], de la nouvelle Effie
Gray,
de la lady of Shalott, Ellénore-Eléonore,
Ophélia de Millais,
de Lefebvre et d’Hébert.
Pluie de chevelure aux
ruissellements iridescents… Vérité nymphéenne d’un Puvis prémonitoire aux
courbes juvéniles inaccomplies encor…
Je déclarai au révérend :
« Inscrivez comme légende, sur cette épreuve reine, en français
dans le texte : Aurore-Marie, c’est
moi ! »
Je miaulais, satisfaite du cliché à moi présenté. Je lissais mes
anglaises, encor, toujours, attendant qu’on me présentât ma jatte de lait
frais, que m’apporta à la parfin une
bien jolie laitière coiffée d’une fanchon. Je lutinais la fille, lui caressais
les joues d’un albâtre étonnant, lissant les fourches de ses mèches de soie
dépassant de sa coiffe rustique d’un coton fort écru. Elle me plut, me
rappelant Charlotte, normande comme elle quoiqu’elle fît en ce bas monde de
paysan ou de trivial, ennoblie par sa blondeur si semblable à la mienne, reflet
bucolique de moi.
La reviviscence tant espérée de l’herbe, en les pelouses du Parc de la
Tête d’Or, était arrivée après l’ondée d’été. Plante marcescente, je
poursuivais ma rêverie méditative au sein de la serre. Le soleil, pénétrant,
filtré, par les carreaux hyalins, diaprait de ses rayons l’orbe de mon ovale à
l’incarnat diaphane, éclairant ma peau pellucide d’une aura incandescente rose.
J’attendais que Séléné prît place, alors que mes pommettes purpurines, çà, là,
transfiguraient mon Moi, ma vénusté juvénile, à la semblance de l’hamadryade
des charmilles tropicales profuses.
« Aurore-Marie c’est moi, encor, toujours », me dis-je,
sanctifiée par toutes ces diaprures d’été. J’étais en mon estive ; je le
savais fort bien. L’étiolement ne viendrait point, sauf à qui sait attendre. La
poupée vive devait mourir, partir peut-être, avant le terme sénescent. Je serai
avivée, revivifiée par le terreau de mes poëmes. Prenant conscience de
l’éphémère pourtant, je me sus non immarcescible, destinée à faner toute, à
moins que mon terme fût proche, en un pressentiment obituaire où pleurerait
Albin, mon tendre époux. J’aimais toujours les primeroses ; je les coupais,
mais refusais de les voir s’étioler dans des vases. Plutôt que d’observer leur
agonie, leur dessèchement, je jugeais préférable qu’elles reposassent dans la
terre meuble, en jonchées inhumées, à même le terreau nourricier originel.
Je mène vie mondaine, en représentation. Lorsqu’un de mes recueil
paraît, toutes les infatuées mesdames de** se pressent, impatientes que
j’appose ma dédicace sur la page de garde exhalant encor l’encre fraîche.
Certaines de ces dames sont d’origine douteuse, du demi-monde, qu’en sais-je.
Trop grasses, luisantes ou peintes, leurs pores s’épreignant de leur musc de
brunes grosses, de blondes vulgaires, du rancissement de leurs parfums capiteux
sur leur épiderme d’obèses aux chairs trop riches, trop plantureuses, au quasi
goitre, alourdies par l’abus de galimafrées, elles me harcèlent de questions
sur mon génie, mon don, ma vénusté encor d’enfant, le secret de ma beauté de
sylphe luminifère, de ma poitrine seulement bourgeonnante, elles dont la
lourdeur des courbes incommode leurs déplacements, elles qui peuvent à peine se
lever de leur pouf une fois assises.
L’une me demanda :
« Mais qui êtes-vous, ma fille ? Seriez-vous cette
Aurore-Marie dont tous nos salons causent avec mille éloges ? »,
n’osant avouer son métier de courtisane issue du ruisseau le plus fangeux, croyant
dur comme fer encore avoir affaire à un prodige de quatorze printemps en quête
de nubilité, ne sachant point que jà j’ai porté ma petite Lise. Je répliquai,
anonchalie, de ma voix ténue, de ma petite bouche cerise, ourlée,
ciselée :
« Aurore-Marie, c’est moi… » puis toussotai.
Conquise par mon ton gracieux, par mes paroles douces, cette cocotte
feignit des vapeurs, achevées en un roucoulement de satisfaction sotte.
« Cervelle de linotte, pensai-je. Dès ce soir, elle m’aura oublié
dans les bras d’un duc de**. »
J’ai engendré, certes, pensant demeurer vierge… Albin n’y est pour
rien. J’ai porté Lise, spontanément, comme cela, par miracle divin, ô
sacrilège, Elue, Elue de la Bona Dea, seule
religion qu’en fait je reconnais.
« Aurore-Marie, c’est moi. »
C’était simple, fruité, harmonieux en mes lèvres, laconique, moi qui
aime à ornementer mes vers orfévrés,
orfrazés de mille chatoiements parnassiens. Et je répétai à satiété cette
phrase, cette affirmation de mon identité, devant la psyché chaque soir,
habitée par ma conscience doucereuse, convaincue de mon génie, drapée comme la
Korê, l’ancienne cariatide.
Charlotte, j’avoue t’avoir aimée… J’eusse voulu embarquer avec toi pour
Cythère, pour le lointain Orient à bord d’une felouque, d’un antique caïque aux
planches vermoulues. Nous aurions toutes deux fait naufrage, en quelques îles
inhospitalières et non point fortunées, aux Lipari, par exemple. Nous nous
serions nourries, nues, enlacées mais encor intègres, des fruits chiches de
cette terre de feu.
Tu as accueilli ma détresse Charlotte, quand lors j’eus quatorze ans,
refusant pour l’heure ma destinée d’exception, de promise au Logos. J’avais
grand’peur, grand chaud aussi. J’étais prude, ridicule, trop réservée lorsque
tu osas préparer le tub pour moi, prodiguer tes caresses ambiguës sur ma peau
de poupée chlorotique, afin de me frictionner d’un dictame prévenant les
fluxions de poitrine. Je demeurais en chemise, mais je sentis le parcours
sensuel de tes mains le long de mon corps souffreteux de jeune meurt-de-faim
aspirant à la phtisie. Je frémis maintes fois, séduite ambigument, éveillant
mes sens inassouvis à l’amour entre femmes, me vouant sans le savoir à Psappha,
ma poëtesse grecque, préférant lors Lesbos à tout autre chose, m’entichant de
toi, puis de juvéniles et immatures filles-fleurs aux cheveux de jais, aux
prunelles profondes, sombres comme la nuit. Charlotte, lorsque tes doigts
impudents frôlèrent sans le faire exprès l’intimité de mon amande pré-pubère, je
crus que tu me voulais, que tu me désirais et, un soir, je tentai de te
séduire, vêtue des atours de ta sœur Victoria, espérant que tu me prendrais
afin que tes lèvres parcourussent l’entièreté de mon corps menu. Je vibrais
d’une impatience mal contenue, mais tu me déçus, car tu te retins. J’avais cru
que ton célibat délibéré camouflait une tare pour les hommes, un choix caché
pour l’inversion. Je t’ai méjugée, Charlotte, mais j’ai gardé pour toi mon
affection première, qu’elles qu’eussent été par la suite mes déceptions
sentimentales, me rangeant aux usages édictés et imposés par la bonne société,
épousant Albin, presque pour la frime, cultivant en secret maintes fleurs
vénéneuses et splendides de fillettes aux boucles noires, ces Anna, Angélique,
puis trouvant la jumelle-miroir, Deanna, à travers le temps.
Aurore-Marie, c’est moi !
J’errai telle une âme en peine en de trop longs voyages, nuptiaux, artistiques
et autres, en quête de ressourcement, pour mon art insigne des vers, me
consacrant entièrement à l’écriture, à la mondanité, au culte du Logos, à la
cause de la Revanche. Je parcourus maints purgatoires de ruines, pour mes
poumons malades, pour mon sang atrophié, en Egypte, à Capri, à Venise, Naples,
Rome, Pompéi, Paestum, Agrigente, Eleusis, Corinthe, Ephèse, Rhodes, Chypre,
Tunis, Istanbul, Marrakech toujours en quête de mon ombre, irrésolue à en finir
avec toutes ces chimères.
Un soir, à Tivoli, en la Villa Hadriana,
épuisée par ma marche, je
demeurai longuement assise, anonchalie sur un vieux rocher grêlé, accablée par
les douleurs de ma poitrine et de mes os fragiles. Je suis une contemplative.
Je méditais sur la ruine de Rome, sur les fins dernières, persuadée de la
vacuité, de l’absurdité de mon existence ici-bas. J’aspirais au Pausilippe,
mais aussi à Charon, sans que je possédasse le prix de mon passage du Tartare,
songeant à toutes ces fleurs inhumées par mes soins, à mon prochain caveau
glacé, à l’empyreume de mon corps de poupée malingre voué au pourrissement
progressif, ce joli corps périssable entre tous, aux courbes attardées,
esquissées, avide de caresses déviantes… et j’engendrai Cléore, ma double, mon
alter ego roux. J’accouchai aussi de mort-nés après Lise, fœtus destinés à
gésir, horribles, difformes, inachevés, embaumés en leur bière, tôt corrompus.
De mes entrailles en sang s’extirpaient des chairs mortes, membraneuses,
hideuses, tirées au forceps, bleuies par leur cordon autour du cou, ou aux
têtes dépourvues de voûte, tels des crapauds humains. J’engendrai des monstres
inaccomplis, manquant mourir chaque fois, noyée dans mes pertes écarlates
utérines.
« Alphonsine, serrez, serrez encor mon corset je vous prie… »
Aurore-Marie, c’est moi. Je me prépare, me fais vêtir longtemps par ma fidèle
Berrichonne. J’ai vingt-cinq à trente ans dans un corps de quatorze, et je veux
que tout cela se sache parmi tous les bas-bleus. Je le confesse ici, à toutes
mes lectrices. Fillette suis, femme de lettres aussi. J’étouffe, je suffoque,
me meurs de ma poitrine mais n’en ai cure. Opium, laudanum, chloral, ne soulagent
point mes souffrances aiguës de malade chronique. J’œuvre à mon propre
oubli, à l’enterrement de toutes mes espérances. J’ai été orgueilleuse, et je
me repens de mes fautes. J’ai cru qu’on ne m’oublierait jamais. Mes vers ne
resteront pas. On les enterrera avec moi.
Aurore-Marie, c’est moi, encor,
toujours. J’implore votre secours, enfermée dans mon monde des lettres
intérieur d’où je ne puis sortir, m’extirper, nouvelle Alice de Mr Dodgson,
piégée de l’autre côté du miroir par Celui qui me créa en quelque lointain
Agartha. Je n’ai pas voulu exister, pas vraiment, mais Il en a voulu ainsi,
Préservateur. Aidez-moi…
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