En cette année du bicentenaire de la disparition de Napoléon premier, il m'a paru judicieux de traiter en ce blog un peintre emblématique de la propagande et de la légende napoléonienne, qu'il contribua à forger par la diffusion de tableaux spectaculaires ancrés dans nos mémoires : le baron Antoine-Jean Gros (Paris 16 mars 1771 - Meudon 25 juin 1835). Il fut longtemps considéré comme un préromantique parmi les néoclassiques. Son suicide par noyade le 25 juin 1835 contribua à forger sa réputation d'artiste incompris.
Gros, c'est le grandiose, l'épopée, le bruit et la fureur, le sang et les cadavres aussi.
Le portrait d'Antoine-Jean Gros illustrant l'annonce du présent article n'est pas de lui mais de son contemporain François Gérard, son aîné d'une année, mais disparu deux ans après lui, soit en 1837. L'équivoque avec Gros, c'est sa rencontre avec Bonaparte à l'occasion de la campagne de l'armée d'Italie, Gros étant présent près d'Arcole le fameux 15 novembre 1796. Ainsi, Bonaparte commande à notre peintre un tableau destiné à immortaliser l'événement du célèbre pont, occasion pour déjà défigurer la réalité historique au profit de la légende héroïque.
Le futur empereur tomba dans un marécage, et son aide de camp Jean-Baptiste Muiron fut tué. Le tableau de Gros ne dit rien de ce sacrifice, ni du rôle d'Augustin -Daniel Belliard, qui contribua à sauver son commandant en chef dudit marécage et fut promu général de brigade à l'issue de cet exploit. L'oeuvre fausse de Gros a donc transmis aux générations futures une vision erronée. Le sort du peintre était scellé.
Rebelote avec les Pestiférés de Jaffa, postérieur à l'événement puisque de 1804.
Une impressionnante et édifiante toile en laquelle Bonaparte touche le bubon d'un soldat français atteint par la peste. Beau coup publicitaire destiné à prouver le courage du général, par ma foi... sans que la véracité de l'anecdote puisse être prouvée. Difficile de conserver sa renommée à partir de trucages historiques, de ne pas essuyer les critiques lorsqu'on appartient au cénacle des peintres officiels de tel ou tel régime, dans le sillon d'un David, par exemple.
Autre cas célèbre, emblématique, illustré en ouverture de ce texte : la bataille d'Eylau (7-8 février 1807), qui opposa Napoléon aux Russes. Antoine-Jean Gros peignit son tableau dès 1808. Le problème était : comment magnifier, héroïser un combat qui fut une boucherie incertaine, une victoire à la Pyrrhus, bien connue des balzaciens, puisque l'intrigue du Colonel Chabert repose sur cette bataille. Gros opta sans hésitation sur l'humanité de Napoléon. On remarque un personnage en bras de chemise près du cheval de Napoléon, comme s'il se jetait à ses pieds. Cet homme, c'est un Russe. Nous sommes au lendemain de la bataille, et si, au premier plan au centre, l'on remarque d'emblée un monceau de cadavres déjà roides et gelés, l'action se focalise sur le rescapé russe qui semble vouloir embrasser le symbole impérial de l'aigle. Gros n'hésite pas à annexer les atrocités de la guerre à la propagande du gendre des Césars. Détail des plus sordides mais habituel : la présence des détrousseurs de cadavres, ces émules de Thénardier à Waterloo. Mettre l'accent sur la compassion et la magnanimité de l'Empereur tout en peignant les horreurs de la guerre, n'est-ce pas la meilleure des propagandes ? Au salon de 1808, cet Eylau-là brilla tout particulièrement.
Cependant, le baron Gros fut raillé, accusé de manger à tous les râteliers : lui qui avait si bien servi le Premier Empire voulut, comme Gérard et d'autres, poursuivre sa carrière sous la Restauration. Ce fut là que les choses se grippèrent. Comme son confrère, qui fut fait baron et peintre du roi Louis XVIII, Gros connut un spectaculaire retournement de veste, comme en témoigne un tableau de propagande royaliste datant de 1818, exposé au Musée des Beaux-Arts de Bordeaux : Embarquement de la duchesse d'Angoulême à Pauillac.
Ainsi, Gros passa en plusieurs années d'un portrait en pieds du premier Consul daté de 1803
à celui grotesque - lorsqu'on sait qu'à juste raison, ce monarque, au contraire de son frère, refusa le sacre - de Louis XVIII sous l'apparat monarchique suranné.
Celui de François Gérard, de 1815, lui est supérieur et la pose assise sied mieux à cet infirme que la station debout convenue, qu'on retrouve chez Louis XIV âgé et jusqu'à Louis XVI :
Ceci étant écrit, le meilleur portrait que Gérard nous légua de Louis XVIII, plus sobre, plus représentatif d'une monarchie ne se prétendant plus absolue, est le suivant, déjà tardif, puisque de 1823 :
Le vieux roi est représenté aux Tuileries, à sa table de travail.
Cependant, nous ne pouvons quitter ainsi Antoine-Jean Gros, par une comparaison défavorable avec son contemporain. Gros, tout comme David ou Ingres jeune, est devenu indissociable de l'époque napoléonienne et de la légende qu'il contribua à véhiculer via des toiles devenues iconiques et représentatives - je dirais même démonstratives et emblématiques - d'une certaine propagande par l'image. Nous sommes avant le développement des mass media, et à la veille de l'essor de la presse, alors (et pour encore un moment) entravée par de multiples restrictions à la liberté.
Lui qui annonçait le romantisme, on lui reprocha après 1815 son revirement en faveur de la peinture mythologique néoclassique. Le doute avait rongé Gros, qui ne souhaitait pas renier l'héritage de David. Géricault arriva, plus en vogue, tandis que, dans les salons, les toiles antiquisantes de Gros recevaient un accueil glacial. Ainsi passa de mode un créateur estimable quoiqu'entaché d'ambiguïtés politiques. Devenu baron en 1824, membre de l'Institut et professeur à l'Ecole des beaux-Arts de Paris, Antoine-Jean Gros est accusé de trop de déférence envers le nouveau régime. Raillé par ses propres élèves, rejeté par la jeunesse romantique - nous sommes désormais en pleine rivalité entre Delacroix et Ingres, avec l'essor tout à la fois de l'orientalisme et de la peinture troubadour, notre vedette déchue, qui tant contribua à transmettre l'épopée napoléonienne, après un ultime échec au Salon de 1835, met fin à ses jours le 25 juin de cette même année, en se noyant dans la Seine, tout en ayant laissé un ultime message dans son chapeau : "Las de la vie, et trahi par les dernières facultés qui (la lui rendaient) supportable, (il avait) résolu de (s') en défaire."
Il eut le temps de former de nombreux élèves, dont seuls Thomas Couture et Paul Delaroche parlent encore un peu à nos contemporains amateurs d'art. Hercule et Diomède fut son oeuvre ultime.
Prochainement : Ces compositeurs français presque introuvables en disques.
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