Ce que
vous appelez civilisation
Victor
Hugo (1802-1885)
Ce que vous appelez dans votre obscur jargon :
Civilisation
– du Gange à l’Orégon,
Des
Andes au Thibet, du Nil aux Cordillères,
Comment
l’entendez-vous, ô noires fourmilières?
De
toute votre terre interrogez l’écho.
Voyez
Lima, Cuba, Sydney, San-Francisco,
Melbourne.
Vous croyez civiliser un monde
Lorsque
vous l’enfiévrez de quelque fièvre immonde,
Quand
vous troublez ses lacs, miroirs d’un dieu secret,
Quand
vous violez sa vierge, la forêt;
Quand
vous chassez du bois, de l’antre, du rivage
Votre
frère naïf et sombre, le sauvage,
Cet
enfant du soleil peint de mille couleurs,
Espèce
d’insensé des branches et des fleurs,
Et
quand, jetant dehors cet Adam inutile,
Vous
peuplez le désert d’un homme plus reptile,
Vautré
dans la matière et la cupidité,
Dur,
cynique, étalant une autre nudité,
Idolâtre
du dieu dollar, fou qui palpite,
Non
plus pour un soleil, mais pour une pépite,
Qui se
dit libre, et montre au monde épouvanté
L’esclavage
étonné servant la liberté!
Oui,
vous dites : – Voyez, nous remplaçons ces brutes;
Nos
monceaux de palais chassent leurs tas de huttes;
Dans
la pleine lumière humaine nous voguons;
Voyez
nos docks, nos ports, nos steamers, nos wagons,
Nos
théâtres, nos parcs, nos hôtels, nos carrosses! –
Et
vous vous contentez d’être autrement féroces.
Vous
criez : Contemplez le progrès! admirez!
Lorsque
vous remplissez ces champs, ces monts sacrés,
Cette
vieille nature âpre, hautaine, intègre,
D’âmes
cherchant l’or, de chiens chassant au nègre,
Quand
à l’homme lion succède l’homme ver,
Et
quand le tomahawk fait place au revolver!
Commentaire :
poème de Victor Hugo publié à titre posthume dans le recueil « Toute la Lyre ». Ce poème tranche avec l’idéologie dominante de l’époque qui exalte le progrès, le machinisme, la révolution industrielle et l’expansion de la civilisation occidentale (dominée par l’Europe mais aussi marquée par l’essor des Etats-Unis). Il s’oppose à la forme que revêt alors la mondialisation à l’occidentale, ce prétendu progrès exalté par la philosophie dite positiviste qui conquiert et soumet les autres peuples prétendus inférieurs d’Afrique, d’Amérique et d’Asie via l’esclavage, la colonisation, le commerce et la conquête de l’Ouest. Victor Hugo est une sorte de prophète de l’écologie parce qu’il accuse le progrès de détruire la nature au profit de la cupidité des chercheurs d’or chassant l’homme soi-disant primitif de l’Eden (homme qualifié d’Adam inutile). Victor Hugo rappelle Rousseau et le « bon sauvage ».
Ce
portrait à charge contre l’expansionnisme économique, politique et culturel
occidental, la soumission des peuples traditionnels, le ravage de la nature «
âpre, hautaine, intègre », sans oublier la condamnation de toutes les ruées
vers l’or (Hugo pense sûrement à celle de Californie de 1848 et il fustige déjà
le dollar, l’appât du gain capitaliste, sans toutefois prendre parti pour des
économistes révolutionnaires comme Karl Marx) tranche avec les opinions
majoritaires de son époque, par exemple, celles exprimées dans l’œuvre d’un
Jules Verne qui exaltait le progrès technique et la supériorité européenne
(nuançons cependant : en ses romans tardifs, Jules Verne remettait en cause le
« scientisme » et mettait en scène des « savants fous »). Opinion minoritaire,
certes, mais pas inexistante. Hugo ne pouvait cependant pas connaître Walden ou
la vie dans les bois du philosophe, poète et naturaliste américain Henry David
Thoreau (1817-1862),
paru en 1854 mais dont la traduction française ne date que de 1922. Thoreau fut un antiesclavagiste, un apôtre de la non-violence, de la désobéissance civile et un écologiste précurseur, et Walden s’avère être un violent pamphlet contre la civilisation occidentale. Il y a convergence des pensées et des idées entre Hugo et Thoreau même s’ils ne se sont pas rencontrés. La vision dominante, héritée de la Bible, stipulait que l’Homme devait soumettre la nature et l’exploiter. Or, en 1854, Chef Seattle,
dans un discours dont l’authenticité est parfois contestée, aurait dit, à l’adresse du gouvernement américain : Nous savons au moins ceci : la terre n’appartient pas à l’homme ; l’homme appartient à la terre. Cela, nous le savons. Toutes choses se tiennent comme le sang qui unit une même famille. Toutes choses se tiennent.
paru en 1854 mais dont la traduction française ne date que de 1922. Thoreau fut un antiesclavagiste, un apôtre de la non-violence, de la désobéissance civile et un écologiste précurseur, et Walden s’avère être un violent pamphlet contre la civilisation occidentale. Il y a convergence des pensées et des idées entre Hugo et Thoreau même s’ils ne se sont pas rencontrés. La vision dominante, héritée de la Bible, stipulait que l’Homme devait soumettre la nature et l’exploiter. Or, en 1854, Chef Seattle,
dans un discours dont l’authenticité est parfois contestée, aurait dit, à l’adresse du gouvernement américain : Nous savons au moins ceci : la terre n’appartient pas à l’homme ; l’homme appartient à la terre. Cela, nous le savons. Toutes choses se tiennent comme le sang qui unit une même famille. Toutes choses se tiennent.
Enfin,
Victor Hugo est un contemporain de Charles Darwin,
qui, par la théorie de l’évolution, remit en cause la place de l’Homme dans la nature, considérée jusque-là comme centrale, voire au sommet de la pyramide des êtres vivants.
Prochainement : reprise de la série consacrée aux écrivains dont la France ne veut plus. Volet n° 32 : Gabriel Marcel.
qui, par la théorie de l’évolution, remit en cause la place de l’Homme dans la nature, considérée jusque-là comme centrale, voire au sommet de la pyramide des êtres vivants.
Prochainement : reprise de la série consacrée aux écrivains dont la France ne veut plus. Volet n° 32 : Gabriel Marcel.
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