samedi 25 juin 2016

"The Witch" et le cinéma fantastique réservé seulement aux multiplexes : une tautologie ?

Il n'y aura plus d'accident sur cette ligne tant que je veillerai. (Ernest Borgnine dans Le Fantôme du vol 401 téléfilm américain de Steven Hilliard Stern (1978)) 

J'aborde l'article de ce jour à l'heure où les distributeurs affûtent leurs armes afin de saborder la sortie de Conjuring 2.
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Ils me font irrésistiblement songer à ces araignées embusquées, que j'aime à observer, jeûnant des heures durant jusqu'à ce que la proie opportune et rêvée se présente à leurs crochets venimeux après s'être piégée en leur toile. J'admire la patience de ces bêtes que l'on hait ainsi que l'écrivait Hugo, arachnides qui répugnent à l'être humain et sont pourtant utiles à l'équilibre naturel puisqu'ils prélèvent leur juste part d'insectes.
Hélas, les araignées sont plus dignes que les fomenteurs de complots distributifs détestant les films de genre ! Leur dernier trophée au tableau de chasse s'intitule The Witch,
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 film fantastique hors normes académiques de Robert Eggers (j'insiste sur cet aspect de l'oeuvre). Mention doit être donnée à la jeune comédienne Anya Taylor-Joy, révélation qui assume le rôle principal de cette fiction d'époque obscurantiste. Si la possibilité désormais hautement improbable m'avait été donnée de voir ce film en projection traditionnelle, peut-être aurais-je pu, çà et là, y détecter des influences et citations appartenant à l'histoire du cinéma fantastique. Peut-être eussè-je pu affirmer que The Witch était marqué par Les sorcières de Salem de Raymond Rouleau (1957), par Into the woods de Rob Marshall (2014) ou encore Le labyrinthe de Pan de Guillermo del Toro (2006). Sans doute aurais-je spéculé, glosé, sur d'autres sources d'inspirations référentielles multiples : Les Diables de Ken Russell (1971) mais aussi un cinéma moins baroque, plus austère, ascétique : les oeuvres de Carl Theodor Dreyer comme Vampyr (1932) et Dies Irae (1943) 
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 sans omettre évidemment Ingmar Bergman avec  Le septième sceau (1957) et La Source (1960), où déjà s'impose la figure de l'innocente jeune fille blonde s'aventurant dans une forêt pleine de périls, motif courant depuis les contes médiévaux où l'espace forestier était perçu comme répulsif et redoutable. The Witch partage avec la plupart de ces films les thématiques de la sorcellerie, du diable et de la possession démoniaque, commune à l'ère des bûchers de sorcières ouverte au XVe siècle (Thomasin, interprétée par Anya Taylor-Joy, est soupçonnée de sorcellerie, de commerce avec le démon, d'infanticide), si bien étudiée par Robert Mandrou dans son ouvrage maître Magistrats et sorciers.  A la différence de la jeune Thomasin, c'étaient des femmes mûres, âgées, solitaires, isolées, qui étaient considérée comme des sorcières : des asociales et marginales dirait-on aujourd'hui. Dans The Witch, c'est toute la famille qui vit isolément. les personnages isolés en forêt de The Witch, en ce no man's land, sont les ancêtres des "sauvages blancs" de Délivrance et de Massacre à la tronçonneuse.
Notre production indépendante découverte tantôt au festival de Sundance puis récompensée à Gérardmer a "bénéficié" d'un cadeau empoisonné, dont Eggers a eu tort de se réjouir : une distribution internationale par la Universal, qui en a acheté les droits mondiaux, donc par ricochet français.
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Car il est désormais certain que faire distribuer The Witch par Universal a été une erreur fondamentale, que dis-je, une gaffe monumentale, cause de malentendu, de divorce consommé entre le public archi formaté et catégorisé des salles de multiplexes auxquelles on a restreint le film et la critique intellectuelle favorable au travail de Bob Eggers. Mieux eût valu qu'un distributeur indépendant français s'en occupât, le prît en charge afin que le circuit art et essai en bénéficiât aussi.  C'eût été amplement mérité, vu les qualités esthétiques et narratives de The Witch. En lieu et place, le film a dû se contenter d'une combinaison chiche d'environ 146 copies, conforme désormais, depuis la catastrophe industrielle Annabelle, au parc d'écrans que les grosses boîtes comme Universal (et les autres) acceptent d'attribuer à un long métrage de genre sans vedettes bankables. Autrement dit, seuls les multiplexes maillant nos périphéries urbaines ont eu droit à ce film. Adieu les centres villes non parisiens, les petites cités provinciales, les quartiers de proximité. Même Aix-en-Provence, dépourvue de tout méga complexe, a été privée de The Witch !
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En constatant les dégâts causés à The Witch du fait de cette situation, en mesurant les conséquences de ce divorce, je me remémore le sort encore plus lamentable de tous ces petits films restreints à une poignée de salles, films si discrets que pas même la critique n'a remarqué leur existence : films presque sans cinémas pour les projeter, sans critique et sans public. Ainsi sont, depuis le 22 juin 2016, Rosenn d'Yvan Le Moine, restreint à dix copies à peine, qui a mis deux ans et demi pour décrocher quelques écrans dérisoires et Futur antérieur de Franck Llopis, qui fluctue selon les jours entre trois et quatre salles ! L'un pèche par son appartenance à la catégorie historico-romanesque costumée rétro (l'action se déroule à La Réunion en 1909), l'autre par son concept science-fictionnesque mis en scène avec un micro budget : le voyage dans le temps et ses conséquences. Pour rappel, les cartésiens casaniers haïssent la SF et le fantastique.
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C'est la raison pour laquelle, depuis longtemps se développe ce que je puis qualifier de tautologie absurde : le film fantastique, d'horreur, c'est pour les multiplexes, et uniquement réservé pour eux. C'est formaté pour les ados chahuteurs en quête de sensations fortes à 21-22 h (y compris les minettes) qui provoquent boucan, grabuge, tintouin, esclandre, font semblant d'écouter ce qui se déroule sur l'écran, pourrissent les fauteuils et le sol de soda, de pop-corn ou  lacèrent leur siège au cutter, et jouent avec leur smartphone... L'affaire Annabelle constitua la confirmation de cet état des choses qui atteignait les films réservés aux plus de douze ans. En cela, Annabelle a engendré une espèce de jurisprudence culturelle exclusive, ghettoïsante, privant le public adulte raisonnable de l'accès à ces films de genre divertissants. Auparavant, en la précédente décennie, le phénomène de comportement indiscipliné, incivil et dégénératif des publics juvéniles, vis à vis cette fois des films classés gore, hyper violents, d'horreur pure sanglante, réservés aux plus de seize et de dix-huit ans, avait forcé les exploitant, du temps des films de la franchise Saw, par exemple, à pousser à la restriction drastique du nombre de copies consacrées à ces oeuvres "trash" terrorisantes et terrifiantes.
De fait, ces jeunes sont les héritiers de ceux qui, il y a quarante ans de cela, grâce à la permissivité anti Anastasie des patrons exploitants d'une ville comme Albagrad où alors j'habitais, se ruaient à la découverte des films d'horreur interdits en ce temps-là aux moins de treize ans voire du X transgressif, étalant ensuite complaisamment leur expérience en classe, narrant les salauderies auxquelles leurs yeux et leurs oreilles avaient primairement (limbiquement ?) goûté, me persécutant  car je ne partageais pas leurs goûts insanes. Nous sommes dès lors confrontés à un troupeau moutonnier, "panurgique", dont les goûts filmiques sont dictés, modelés par le haut, décidés d'en haut, c'est-à-dire par les transnationales de la distribution du "septième art" industriel qui classent, quantifient, orientent, modèlent et modulent les cervelles. Ainsi en était-il de ces marches militaires allemandes modelant le patriotisme pangermaniste détestées par Einstein, qui instillaient l'envie de s'engager, de partir au front se faire trouer la peau ou fracasser la gueule en 1914 au nom de Vaterland,  de Germania ou d'Heimat. Cervelles limbiques, pavloviennes, des publics jeunes, vieux ou familiaux, programmés "mécaniquement" (ô l'homme-machine post-cartésien !) pour uniquement se rendre dans les salles obscures jouant soit les dessins animés américains 3 D (au détriment des chefs-d'oeuvre français primés à Annecy, sous-exposés, et qui ne trouvent pas leur public grâce à la "frilosité" ultra commerciale des programmateurs eux-mêmes vendus au système sous peine de mettre la clef sous la porte et de baisser le rideau après l'ultime séance), soit  les comédies françaises hénaurmes et franchouillardes de populisme puant, dégoulinant tel un camembert putride, soit enfin des produits de franchise Marvel et Cie rabâchant les mêmes formules pyrotechniques et de baston jusqu'à plus soif ... Ceci est du divisionnisme culturel, de la parcellisation du "diviser pour régner d'Hayek et Friedman...
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Paradoxe vain : désormais, je ne crains plus les films fantastiques, et c'est au moment où ils ne me terrorisent plus que je ne parviens plus à les voir, puisque leur exploitation obéit toujours plus systématiquement au fil des mois à la doxa tautologique du "film d'horreur de série B pour jeunes de multiplexe", même lorsqu'il s'agit de The Witch, davantage formaté pour l'art et essai (il eût mérité qu'on le vît en VO, dois-je le répéter ?) que pour un public juvénile ignare et archi stupide, incapable de se concentrer sur l'action se déroulant à l'écran, zappant sans cesse.
A cause de cela, il me faudra patienter plusieurs mois encore (jusqu'à l'éventuelle sortie en blu-ray si le support existe encore et n'a pas succombé au flot de la dématérialisation) pour apprécier enfin le film en costumes fantastique de Robert Eggers, qui vaut, par le reflet de mentalités archaïques et fanatiques du XVIIe siècle puritain qu'il nous donne à voir,  baignant dans l'ignorance et dans l'irrationnel, les plus grands travaux des historiens français de l'époque moderne : Jean Delumeau, Robert Mandrou, Robert Muchembled, Philippe Ariès, François Lebrun et Michel Vovelle.

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La prochaine fois, il sera encore question de cinéma avec "The Neon Demon et Moi, Daniel Blake ou la glace à deux faces".

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