Nous autres et son héritage.
Par Christian Jannone
Car enfin qu'est-ce que l'homme dans la nature ? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout, infiniment éloigné de comprendre les extrêmes ; la fin des choses et leurs principes sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable. Egalement - incapable de voir le néant d'où il et tiré et l'infini où il est englouti. (Blaise Pascal : Pensées. Extrait du fragment 199)
L’apparence ardue de la
lecture de l’ouvrage de notre ingénieur russe (que certains lecteurs peuvent
juger confus mais nous verrons que cette confusion est intentionnelle), défiant
au premier abord toute analyse approfondie, impose qu’on en dégage des lignes de
forces, des idées maîtresses. Avant tout, il s’inscrit dans l’histoire des
premières années de la Russie soviétique, avant qu’elle prenne en 1922 le nom
d’URSS.
Nous
autres, d’Eugène Zamiatine, mérite que l’on s’appesantisse
sur le contexte historique de sa composition. Nul autre que notre ingénieur
naval n’eut l’audace d’anticiper les dérives d’un système dont la mise en
place, en 1920-1921 était loin d’être achevée. Les démêlés incessants que l’écrivain
rencontra avec la censure l’obligèrent à recourir aux samizdats, ces feuilles
ronéotypées et imprimées à compte d’auteur, qui constituaient une littérature
sous le manteau, déjà courante sous le tsarisme.
Un classique
fondamental – que j’étudiai à l’université – s’impose à mon esprit : Lénine la révolution et le pouvoir,
d’Hélène Carrère d’Encausse publié en 1979 aux éditions Champ Flammarion. Eugène Zamiatine, qui approuva originellement la révolution russe, vécut les dérives d’Octobre 17, le passage de l’utopie à l’exercice du pouvoir, la mise en place des outils de la dictature – dont la Tchéka à laquelle devait succéder le Guépéou (ou la Guépéou) – justifiée par le concept de forteresse assiégée et la mise en place du cordon sanitaire (manière pour les forces alliées victorieuses, après l’achèvement du premier conflit mondial, de poursuivre la guerre afin de renverser le gouvernement bolchevik en soutenant les armées blanches et en encourageant aussi la Pologne ressuscitée en lutte territoriale contre le nouveau pouvoir soviétique, d’où la fameuse guerre soviéto-polonaise de 1919-1921 parallèle à la lutte entre les Blancs et l’Armée rouge).
d’Hélène Carrère d’Encausse publié en 1979 aux éditions Champ Flammarion. Eugène Zamiatine, qui approuva originellement la révolution russe, vécut les dérives d’Octobre 17, le passage de l’utopie à l’exercice du pouvoir, la mise en place des outils de la dictature – dont la Tchéka à laquelle devait succéder le Guépéou (ou la Guépéou) – justifiée par le concept de forteresse assiégée et la mise en place du cordon sanitaire (manière pour les forces alliées victorieuses, après l’achèvement du premier conflit mondial, de poursuivre la guerre afin de renverser le gouvernement bolchevik en soutenant les armées blanches et en encourageant aussi la Pologne ressuscitée en lutte territoriale contre le nouveau pouvoir soviétique, d’où la fameuse guerre soviéto-polonaise de 1919-1921 parallèle à la lutte entre les Blancs et l’Armée rouge).
1920 constitue le
tournant décisif de la guerre civile, année de l’écrasement des Blancs par
l’Armée Rouge constituée par Trotski :
- exécution de l’amiral
Koltchak le 7 février ;
- démission du général
Denikine au profit de Wrangel en juin ;
- défaite et évacuation
de l’armée de Wrangel (avec l’aide de la flotte française) en Crimée et Mer
Noire en novembre.
La guerre civile se
poursuit en Ukraine, contre Makhno et les anarchistes. Le mois de mars 1921
voit la célèbre mutinerie des marins de Kronstadt.
L’écriture de Nous autres s’inscrit dans cette suite
d’événements et la clairvoyance d’Eugène Zamiatine ne cesse de nous étonner,
avant même la maladie finale de Lénine, la NEP et l’avènement du stalinisme,
alors que naît une science-fiction proprement soviétique, illustrée en 1924 par
le film Aelita d’Alexandre
Protazanov, œuvre de science-fiction « normalisée », utopique et non
plus dystopique, qui partage en commun avec le roman de Zamiatine l’idée du
vaisseau spatial en construction. Aelita est
l’adaptation du roman d’Alexei Nicolaïevitch Tolstoï (parent de Léon Tolstoï
par son père), livre publié en 1923.
Cette science-fiction,
d’essence optimiste (la construction de l’Homme nouveau socialiste puis
communiste) ne nous parle plus, alors que l’anticipation négative de Nous autres annonce toutes les dystopies
ultérieures, qui semblent y avoir puisé leur modèle, leurs idées, jusqu’aux
productions les plus récentes du cinéma et de la télévision. Nous autres est un roman pérenne.
Ainsi, le thème central
du mur séparant deux mondes antinomiques (sans omettre celui de la
transparence, du verre, induisant l’impossibilité de dissimuler ses actes en
plus de la division tayloriste de la vie quotidienne entrecoupée de cérémonies
célébrant le Bienfaiteur tel un dieu vivant). Le Mur Vert de Zamiatine
s’inscrit dans des précédents historiques tout en jetant un pont vers l’avenir :
villes fortifiées, enceintes de châteaux forts, mais aussi Grande Muraille de
Chine et Mur d’Hadrien en Angleterre, constructions tout autant destinées à
protéger d’un extérieur hostile, agressif (ou conçu comme tel), barbare ou autre que manifestations symboliques de
pouvoir et de prestige.
Avant le mur de Nous autres, il y eut certes une
séparation verticale entre deux mondes dans la littérature, mais cette
séparation était souterraine, chthonienne. H. G. Wells, dans La Machine à explorer le temps, jouait
sur les dichotomies air libre/monde souterrain, jour/nuit, Elois/Morlocks dont
il faisait de purs produits de l’évolution darwinienne, certes, mais du
darwinisme social, où, de mutation en mutation, les prolétaires
« enterrés » dans des espaces d’exclusion sociale et par le machinisme
se métamorphosaient en prédateurs nyctalopes des descendants de leurs anciens
oppresseurs. Le pessimisme de Wells annonçait celui de Zamiatine, bien que
notre précurseur britannique de la science-fiction eût été un partisan actif du
socialisme et de la Fabian society (à
laquelle appartint aussi George Bernard Shaw).
Chez Zamiatine, la
verticalité redevient aérienne.
(…)
J’étais arrivé sur le deuxième
côté : une route en arc de cercle longeant le Mur Vert. De l’océan infini
qui s’étendait derrière le Mur, une vague sauvage, faite de racines, de fleurs,
de branches, montait vers moi ; elle allait s’abattre sur moi, m’écraser,
et le mécanisme précis que j’étais se transformerait en…
Heureusement,
entre le sauvage océan vert et moi, il y avait le Mur. Combien grande est la
sagesse divine des murs et des obstacles ! C’est peut-être la plus grande
de toutes les découvertes. L’homme n’a cessé d’être un animal que le jour où il
a construit le premier mur. Nous n’avons cessé d’être des sauvages que lorsque nous
avons édifié le Mur Vert, lorsque nous avons isolé, à l’aide de celui-ci, nos
machines, notre monde parfait, du monde déraisonnable et informe des arbre, des
oiseaux, des animaux… (note 17 p. 95-96).
Nature déraisonnable et sauvage s’opposant au
monde codifié de la civilisation…L’au-delà du Mur Vert est une zone interdite,
et tout interdit ne peut que susciter la tentation, la transgression, l’envie
de le braver, de savoir ce qu’il y a exactement là-bas.
Suit l’épisode de
l’animal, le regard mutuel, l’observation entre D-503 et une bête inconnue aux
yeux jaunes. Suit aussi le questionnement de D-503 : et si cet animal
était plus heureux que nous ? L’autre côté comme espace répulsif, hostile,
menaçant, comme terra incognita, sciemment
isolé afin de s’en protéger. L’autre côté marquant l’antinomie nature-culture,
mais aussi le refoulement de la part de l’autre en soi, de l’inconscient, du ça freudien. En même temps, évolution de
la perception du personnage, qui finit par découvrir ce qu’il y a là-bas, de reconnaître
la part d’homme velu contenue en lui-même, coexistant avec sa part d’automate
humain formatée par l’Etat Unique, de savoir qu’au-delà du Mur Vert, l’on est
libre. Symbiose, coexistence, cohabitation de deux natures, hybridation. Là,
Eugène Zamiatine est l’héritier de Stevenson (Docteur Jekyll et Mister Hyde) et de Sigmund Freud. Ce dualisme ne
risque-t-il pas de déboucher sur une forme de schizophrénie ?
L’idée fondamentale de
l’utopie est respectée : un espace isolé, clos (muraille, chaîne de montagne
ou océan coupant du reste du monde), mais, au-delà de Thomas More et de Samuel
Butler, alors que la seule utopie positive ou presque écrite au XXe siècle est
incarnée par le roman de James Hilton, Horizons
perdus publié en 1933 et adapté au cinéma en 1937 par Frank Capra,
mythe fondateur du territoire himalayen et tibétain de Shangri-La, la postérité dystopique de Nous autres ne cesse de nous surprendre. L’idée du Mur Vert a connu des fortunes diverses, d’innombrables variantes, avatars historiques comme littéraires, graphiques (bandes dessinées comme Snowpiercer le Transperceneige) et cinématographiques, du rideau de fer churchillien au mur de Berlin, de la frontière américano-mexicaine aux clôtures électrifiées comme la ligne Morice de la guerre d’Algérie, les espaces clos barbelés des camps d’extermination nazi, du goulag etc. Autant de murs concrets mais aussi virtuels, demeurant dans les têtes, bien après leur effondrement.
mythe fondateur du territoire himalayen et tibétain de Shangri-La, la postérité dystopique de Nous autres ne cesse de nous surprendre. L’idée du Mur Vert a connu des fortunes diverses, d’innombrables variantes, avatars historiques comme littéraires, graphiques (bandes dessinées comme Snowpiercer le Transperceneige) et cinématographiques, du rideau de fer churchillien au mur de Berlin, de la frontière américano-mexicaine aux clôtures électrifiées comme la ligne Morice de la guerre d’Algérie, les espaces clos barbelés des camps d’extermination nazi, du goulag etc. Autant de murs concrets mais aussi virtuels, demeurant dans les têtes, bien après leur effondrement.
Vortex du film Zardoz de John Boorman (1974), clôtures
de Jurassic Parc ou de la série Wayward Pines
produite par M. Night Shyamalan, village du Prisonnier duquel on ne peut s’échapper, mondes séparés, ultra capitalistes, concurrentiels, exacerbés par l’idée de compétition, dominés par l’omniprésence médiatique de l’image de Black Mirror, univers virtuels imbriqués, gigognes, de Matrix, espace clos, compartimenté et socialement stratifié, mais aussi dynamique, en mouvement, du train de Snowpiercer,
champs de force, de contention, enfermant toute une zone irradiée par une catastrophe nucléaire avec ses habitants régressant à la Préhistoire du roman pour la jeunesse de Philippe Ebly La Voûte invisible, prémonition de Tchernobyl et de Fukushima parue en 1976, à nouveau mur social et sociétal de Trepalium : la dystopie l’a emporté dans le monde contemporain sur la science-fiction optimiste. Cette contre-utopie désormais dominante dépeint des sociétés à la fois proches et lointaines, des possibles voire probables dérivés de notre réalité, des isolats sécuritaires, des vases clos, des univers d’enfermement soi-disant idéaux etc. Autant de paraboles, de métaphores servant de prétextes à la critique des sociétés actuelles et de leurs dérives analysées par des futurologues cliniciens.
produite par M. Night Shyamalan, village du Prisonnier duquel on ne peut s’échapper, mondes séparés, ultra capitalistes, concurrentiels, exacerbés par l’idée de compétition, dominés par l’omniprésence médiatique de l’image de Black Mirror, univers virtuels imbriqués, gigognes, de Matrix, espace clos, compartimenté et socialement stratifié, mais aussi dynamique, en mouvement, du train de Snowpiercer,
champs de force, de contention, enfermant toute une zone irradiée par une catastrophe nucléaire avec ses habitants régressant à la Préhistoire du roman pour la jeunesse de Philippe Ebly La Voûte invisible, prémonition de Tchernobyl et de Fukushima parue en 1976, à nouveau mur social et sociétal de Trepalium : la dystopie l’a emporté dans le monde contemporain sur la science-fiction optimiste. Cette contre-utopie désormais dominante dépeint des sociétés à la fois proches et lointaines, des possibles voire probables dérivés de notre réalité, des isolats sécuritaires, des vases clos, des univers d’enfermement soi-disant idéaux etc. Autant de paraboles, de métaphores servant de prétextes à la critique des sociétés actuelles et de leurs dérives analysées par des futurologues cliniciens.
L’Etat Unique s’est
doté d’un dirigeant unique, le Bienfaiteur, prototype du Big Brother d’Orwell dont le nom exact n’est jamais révélé, de même
son apparence physique réelle, les traits de son visage (D-503 focalise sur ses
mains la première fois que nous le voyons et dès lors, dans les autres scènes
avec le Bienfaiteur, l’accent sera toujours mis sur les mains, qualifiées
d’énormes, jamais sur la figure du dictateur, parfois voilée par du brouillard,
impossible à appréhender, comme si la stature du dictateur, aussi élevée qu’elle
fût, le hissait jusqu’à des cimes inatteignables, comme s’il était
irreprésentable, homme-montagne siégeant tel Zeus en son Mont Olympe, comme
s’il existait un interdit, un tabou « iconoclaste » d’en constituer
une image, telles ces miniatures musulmanes laissant en blanc le visage du Prophète),
son âge aussi comme s’il était éternel, immortel : domination du surnom
sur le nom (Staline ou l’homme d’acier), prescience du culte de la
personnalité, de l’exercice monolithique du pouvoir, dictatorial, qui s’est
substitué à toute prétention collégiale de la direction de l’Etat (voir par
exemple les différentes troïkas d’avant le stalinisme). Le Bienfaiteur
serait-il un être surnaturel ou une entité acheiropoïète, non faite de main
d’homme, qui, tel Dieu, est désignée par la majuscule (Lui p.198) ? Et cette fascination pour les visages
transparents, comme constitués de verre ? Confère la scène de la liturgie,
avant la venue du Bienfaiteur et l’exécution publique par ses propres mains
démiurgiques, « de fonte » (comme Staline était
d’« acier »), d’un déviant qui n’a plus ni traits, ni numéro, devenu
une unité sans identité,
dépersonnalisée. L’opération effectuée par la Machine, une fois le levier
actionné par le Bienfaiteur, s’apparente à la fois à la chaise électrique et
aux désintégrateur cher à la science-fiction (note 9 p. 53-56). Ne peut-on pas
aussi rapprocher cette liturgie des rituels de sacrifices humains aztèques,
analogie d’autant plus troublante qu’Eugène Zamiatine nous fait comprendre que
le condamné est consentant ? C’est la victoire symbolique, commémorée, du
Total sur l’unité…Le Bienfaiteur, préfiguration du Petit Père des Peuples,
exerce le droit de vie ou de mort sur ses sujets, pater familias, maître de
l’esclave, roi-prêtre-fécondateur et vainqueur (ainsi fut qualifié en 1934 le XVIIe
congrès du parti communiste, « congrès des vainqueurs ») nouveau
Tout-Puissant autocratique alliant les trois fonctions indo-européennes de
Georges Dumézil.
On pourrait objecter : le tsar était perçu en son temps d’une manière proche et sa fonction « sacrale » révolue a tout autant inspiré Zamiatine que sa prémonition politique (Staline sera le tsar rouge). Comme si tout cela était inhérent à la manière russe d’exercer le pouvoir…
On pourrait objecter : le tsar était perçu en son temps d’une manière proche et sa fonction « sacrale » révolue a tout autant inspiré Zamiatine que sa prémonition politique (Staline sera le tsar rouge). Comme si tout cela était inhérent à la manière russe d’exercer le pouvoir…
En ce monde « parfait », ce qui jure
et rompt l’harmonie imposée ne peut demeurer. Le déviant, le différent, le
rebelle, l’étranger, l’Autre, est un fou, qu’il faut dresser, normaliser,
uniformiser, trépaner, lobotomiser. En pionnier là encore d’une réalité
cauchemardesque, Eugène Zamiatine imagine le lavage de cerveau, le domptage, la
mise des esprits aux normes, l’exécution publique de la dissidence, précédant
les purges staliniennes, les procès de Moscou, maintes séquences de La Ferme des animaux de George Orwell,
autre fable d’utopie négative, métaphore cette-fois contemporaine des
événements qu’elle transpose. Il y a aussi cette tentative d’insurrection dans
la note 25 (p. 137 à 143) lors de la cérémonie du vote à main levée (six
millions de mains…) qui n’est pas sans annoncer une scène bien connue de Tintin chez les Soviets tout en montrant
le leurre d’une soi-disant démocratie directe manipulée héritant de la Polis,
de l’Ecclesia athénienne en l’Agora. Avant Orwell, Zamiatine a su prédire
toutes les dérives d’un monde « idéal » issu de la révolution, même
s’il lui manqua, au contraire d’un Aldous Huxley et d’un Orwell, la dimension
de la mise en conformité biologique et génétique des êtres humains, coulés dans
le même moule, comme usinés, fabriqués à la chaînes, programmés – pour ne pas
écrire finalistes, déterminés et téléologiques - hommes tayloristes par
excellence, standardisés jusqu’à l’accomplissement ultime post-darwinien et
eugéniste de Gattaca. Les
contre-utopies refusent le hasard, la contingence, les aléas d’une histoire qui
finit par les rattraper, les anéantir, via le grain de sable qu’elles n’ont ni
su, ni voulu prévoir. Zamiatine et Kafka finissent par se rejoindre en un
commun ahurissement face à l’absurde. D-503 se soumet au Bienfaiteur, fait
amende honorable, attribue ses velléités de déviance, de révolte à une
« maladie ». Il se fait dénonciateur, délateur, prescience là encore
du totalitarisme stalinien, où les fils devaient dénoncer leurs parents
opposants.
Le
lendemain, je me rendis chez le Bienfaiteur et lui racontai tout ce que je savais
sur les ennemis du bonheur. (note 40 p. 214).
La Chambre pneumatique,
la Cloche, la Machine du Bienfaiteur, la Grande Opération, constituent les
outils de la répression, de la mise en conformité de la population dans son intégralité. Ainsi finira I-330.
Le style d’Eugène
Zamiatine est en corrélation avec ce qu’il veut nous narrer : phrases
suspendues, style diariste, alternant le passé, le présent de narration, sens
de la description des atmosphères tour à tour oppressantes ou prétendument
paradisiaques et idéales. Le récit se veut heurté, spasmodique, semé
volontairement d’épisodes chaotiques, incohérents, afin de mieux traduire les
aspects cauchemardesques de cet univers, cauchemar éveillé, « réel »,
reflet de la pensée de D-503, des
interrogations et doutes qui le traversent, des remises en question déchirantes
venant saper tout l’édifice mental dans lequel lui et « nous autres »
baignent. La confusion de l’esprit devient totale. D-503 se meut et agit parmi
une galerie de personnages – R-13 le poète dit « aux lèvres de
nègre », O, U, S, réduits à leur lettre initiale, à des sons élémentaires,
primaux, dont on finit par ne plus savoir s’ils sont hostiles, amis ou ennemis.
Les notes de D-503 paraissent parfois éparses, jetées sur le papier presque
spontanément, instinctivement, au fil d’événements qu’il ne maîtrise pas. Là
est sa part machinale, en lutte contre sa personnalité émancipatrice. Ce chaos
orchestré de main de maître défie toute logique, annonçant la théorie moderne
des catastrophes chère par exemple à Michael Crichton. Par son écriture,
ardue pour les profanes, Eugène Zamiatine s’amuse à déconstruire le monde
structuré marxiste. L’ordre tend à devenir désordre, l’Etat Unique tend à la
déstructuration, à l’entropie, à la ruine de l’édifice, jusqu’à la remise en
place finale et tragique. L’irruption du désordre, inattendu, imprédictible
selon les schèmes imposés par le Bienfaiteur, s’illustre notamment dans la note
25.
Les
ennemis du bonheur ne dorment pas. Tenez votre bonheur d’une main ferme. Tout
travail cessera demain pour permettre à chaque numéro de subir l’Opération.
Ceux qui ne la subiront pas seront envoyés à la Machine du Bienfaiteur.
(note 33 p. 182)
Le vol d’essai de L’Intégral ne servira pas les desseins
de la rébellion menée par I-330 ; il manquera s’écraser, son moteur mis
hors d’usage par notre Constructeur rebellé, mais D-503 sera blessé alors qu’il
était aux commandes et s’apprêtait à le détruire – et sans doute à mourir dans
le crash avant qu’in extremis, le Constructeur en second ne reprenne les
commandes : après ce coup de théâtre, l’échec du complot, c’est toute la
population qui va être mise au pas. Notons la vue aérienne de l’autre côté du
Mur, cet espace retourné à la nature première, avec çà et là les vestiges de
l’ancienne civilisation, jusqu’à l’image du clocher d’église se dressant
encore. Cette description, ces évocations de restes d’une ancienne
civilisation, celle d’avant, nous les
retrouvons dans les dystopies ultérieures, comme Wayward Pines et le film le
Secret de la Planète des Singes, œuvres qui reprennent le motif de l’église
ruinée, mais aussi les vestiges urbains, images partagées par de nombreux
livres et films de science-fiction post-catastrophiques. En la dualité
freudienne et stevensonienne de D-503, ce n’est plus l’homme velu épris de
liberté qui l’emporte, mais la partie mécanique, automate, héritière de
l’homme-machine de La Mettrie. L’Etat Unique triomphe. La normalisation produit
le robot humain (Eugène Zamiatine écrit juste avant que Karel Capek n’invente
le mot).
D-503, autrefois Constructeur de l’Intégral, est ravalé au rang de simple rouage ou « fil ». Eugène Zamiatine multiplie à la fin les allusions christiques, de la Passion : p. 199, p. 201, p. 209, comme en la note 9, où un parallèle était fait entre le sacrifice du Christ et celui de l’unité, rite préférable selon l’idéologie de l’Etat Unique. L’influence religieuse de la Sainte Russie, bientôt bannie par l’athéisme de l’Homme nouveau en voie d’édification, se manifeste curieusement chez Eugène Zamiatine, d’une manière quasi hérétique, car la cohabitation des deux personnalités de D-503 n’est pas sans rappeler l’idée des hypostases chrétiennes (réduites ici à deux), le moi mécanique finissant par vaincre pour le pire le ça épris de liberté.
D-503, autrefois Constructeur de l’Intégral, est ravalé au rang de simple rouage ou « fil ». Eugène Zamiatine multiplie à la fin les allusions christiques, de la Passion : p. 199, p. 201, p. 209, comme en la note 9, où un parallèle était fait entre le sacrifice du Christ et celui de l’unité, rite préférable selon l’idéologie de l’Etat Unique. L’influence religieuse de la Sainte Russie, bientôt bannie par l’athéisme de l’Homme nouveau en voie d’édification, se manifeste curieusement chez Eugène Zamiatine, d’une manière quasi hérétique, car la cohabitation des deux personnalités de D-503 n’est pas sans rappeler l’idée des hypostases chrétiennes (réduites ici à deux), le moi mécanique finissant par vaincre pour le pire le ça épris de liberté.
Le Mur Vert est devenu
en sus mur d’ondes à haute tension : barrière électrifiée, prémonition du
champ de force cher à la science-fiction digne de Zardoz, Jurassic Park et Wayward
Pines. La conviction de D-503, dompté, est devenue certitude de la victoire
contre les autres, les dissidents, anciens numéros passés de l’autre côté. Le
récit se clôt sur la désespérance.
Voilà bien une réussite
littéraire à laquelle il me faut ajouter une anecdote éclairante : pour
les noms-numéros de ses personnages, Eugène Zamiatine s’est inspiré des
numérotations des pièces, rivets, boulons, tôles, constituant les coques des
navires qu’il concevait et faisait construire.
Prochainement je traiterai du refus du costume antérieur (dans son sens historique, d'époque, de reconstitution, de contextualisation temporelle précise), qu'il s'agisse des fictions télévisées françaises ou des mises en scènes contemporaines d'opéras et de pièces de théâtre.
Prochainement je traiterai du refus du costume antérieur (dans son sens historique, d'époque, de reconstitution, de contextualisation temporelle précise), qu'il s'agisse des fictions télévisées françaises ou des mises en scènes contemporaines d'opéras et de pièces de théâtre.
Dois-je ajouter à mon texte, parmi les références, la bande dessinée d'Enki Bilal et Pierre Christin, "La Ville qui n'existait pas", publiée en 1977 par Dargaud ?
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