samedi 22 novembre 2014

Ces écrivains dont la France ne veut plus 2 : Charles Péguy.

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 Heureux ceux qui sont morts, car ils sont retournés
Dans la première argile et la première terre.
Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre.
Heureux les épis murs et les blés moissonnés.
(Charles Péguy : Eve 1913)
Sources :
- Henri Guillemin : Charles Péguy (éditions du Seuil 1981) ;
- Alain Finkielkraut : Le Mécontemporain (Gallimard 1991) ;
- Jean-Jacques Bloch et Roland-Bernard : Bonnes adresses du passé : Charles Péguy (ORTF 5 septembre 1973, Ina.fr).

La strophe servant de frontispice à cet article est souventes fois citée, mise en avant. Elle dérange, paraît désuète, outrancière même. Cent ans après sa mort, la personnalité plurielle de Charles Péguy fait encore l'objet de controverses. La conversion religieuse de ce personnage fluctuant indispose, bien plus que celle de Paul Claudel, car l'on sait qu'il ne fut guère pratiquant : il ne communiait pas, n'allait pas à la messe. Son style a le don d'agacer, parce que répétitif, parce qu'il assène les mêmes mots, les mêmes phrases, abuse des anaphores, donne l'impression de marteler ses idées, de bourrer le crâne des courageux lecteurs s'aventurant dans son oeuvre. Il se dégage de ses écrits une impression de scansion, d'oralité de griot africain.
Péguy, de plus, souffre de son parcours idéologique incohérent (il n'est pas le seul qu'on pourrait citer !) : il est donc sujet à polémique, à rejet, à annexions multiples aussi. Ecrivain protéiforme ! Dérangeant ô combien ! Loué par Vichy, par de Gaulle, par la Résistance, réhabilité par Alain Finkielkraut, repris à gauche lorsqu'il fut dreyfusard, repris à droite parce qu'il flirta à la fin de sa vie avec Barrès et Maurras, sans que ceux-ci parvinssent à l'enrôler intégralement ! Péguy est un indépendant irréductible, instable aussi. 
Cependant, les silences contemporains dont Charles Péguy est en 2014 l'objet me paraissent tout autant injustifiés que la célébration excessive dont l'entourèrent divers camps politiques douteux, notamment à Vichy. Nul ne pouvait préjuger du parcours qui eût été le sien s'il avait survécu., connaissant les cheminements tortueux du bonhomme. Aurait-il fait comme Georges Valois (1878-1945) qui le connut, fut un pionnier du fascisme français avant d'entrer en résistance et de mourir dans les camps nazis ? Gustave Hervé, comme lui antimilitariste, devint un patriote chauvin. Les adulateurs et laudateurs posthumes de Péguy me font songer à des récupérateurs de cadavres.
Dans l'actuel contexte politiquement correct où tout doit demeurer lisse, parfait, étale, où rien ne doit faire de vague, Charles Péguy incarnait le parfait personnage à oublier d'urgence. Il n'avait donc aucune chance qu'on le commémorât à l'occasion du centenaire de sa mort au champ d'honneur le 5 septembre 1914. La télévision le cita incidemment, au passage, dans un documentaire consacré à Jaurès, diffusé en juillet dernier, rappelant sa haine du tribun qu'il avait brûlé après l'avoir adoré, tel le fameux Sicambre du baptême d'Epinal de Clovis. Il existe une dichotomie, un divorce profond, entre l'époque de Charles Péguy et la nôtre.
Il était conséquemment logique que la célébration de Charles Péguy se réduisît à moins qu'un minimum syndical : un timbre, mais pas n'importe lequel  : la reproduction d'un dessin admirable du grand artiste expressionniste rebelle Egon Schiele. 
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A l'origine, ce dessin servit en octobre 1914 de couverture à la revue engagée Die Aktion, fondée par Franz Pfemfert (1879-1954), qui sera spartakiste. Cette revue défendit le mouvement expressionniste.
Dois-je rappeler qu'Egon Schiele fut une des coqueluches d'Arte et de France 5, à l'occasion d'un documentaire consacré à une fameuse exposition tenue en 2006 au Grand Palais et consacrée à quatre peintres de la sécession viennoise, Klimt, Schiele, Moser et Kokoschka, le deuxième se taillant la part du lion tandis que Koloman Moser (1868-1918) faisait figure de parent pauvre car totalement dédaigné chez nous, tel un peintre académique pompier qu'il ne fut point ?
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Péguy trublion ? Péguy instable fou d'anticléricalisme, de dreyfusisme, de socialisme, puis fou de Dieu, de Jeanne d'Arc, du drapeau, de la Patrie ? Un peu tout cela mais pas seulement. Ce serait bien trop simple, alors que la réception de cet écrivain, ainsi qu'avait pu le constater Henri Guillemin dès une fameuse émission historico-littéraire suisse des années 1970, s'est fortement atténuée. Péguy est devenu pour la masse un illustre inconnu (ce qu'il fut sa vie durant car peu lu de son vivant) que l'on a banni (comme Anatole France) des programmes scolaires officiels. On ne l'étudie plus ; on ne le lit plus. De toute façon, de son vivant, on ne le lisait pas non plus... Toute sa gloire, constituée de malentendus, fut post-mortem.
Péguy se débattit durant toute son existence dans les difficultés, familiales, pécuniaires, et de célébrité. Il souhaitait, avait ardemment soif de notoriété, de reconnaissance, car son ego souffrait : il se pensait un grand de la littérature, était imbu de son talent et il n' avait pas tort. Il ne reniera jamais son dreyfusisme (lisez Notre Jeunesse) bien qu'autour de 1910, il louvoyât ambigument en direction de l'Action française et de Maurice Barrès (qui n'aimait pas Charles Maurras) afin d'obtenir un convoité prix de l'Académie française (opposé à Romain Rolland, il sera recalé en 1911 : nul n'obtint de prix cette année-là).
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On dit sa conversion nationaliste intervenue en 1905 avec l'affaire de Tanger. On dit qu'il se ruina avec ses Cahiers de la Quinzaine. De fait, c'est avec le congrès socialiste de la salle Japy de décembre 1899 que les choses commencèrent à s'envenimer, Charles Péguy se pensant exclu, lui qui aspirait à jouer un grand rôle lors de ce même congrès. Au point qu'il accusa les partisans de Jules Guesde d'avoir comploté pour l'exclure.
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Dans sa biographie précitée, Henri Guillemin a fort bien dépeint le processus qui entretint la rancune de Péguy à l'encontre de Jaurès, sa rupture avec les socialistes et avec Lucien Herr. Il espérait l'unité des socialistes, comme nous le savons fortement divisés entre jaurésiens et guesdistes, sans omettre les tendances de Jean Allemane et de Paul Brousse (les broussistes étaient appelés "possibilistes"). Certes, en 1902, Jaurès parviendra en un premier temps à fusionner avec Brousse et Allemane (fondation du Parti socialiste français alias le PSF) auquel continua à s'opposer trois années encore le Parti socialiste de France où s'étaient réunis le POF de Jules Guesde, le Parti socialiste révolutionnaire d'Edouard Vaillant et l'Alliance communiste révolutionnaire. L'unification définitive se fera en 1905 avec la SFIO mais d'ores et déjà, Charles Péguy avait tourné casaque, rancunier comme pas deux.
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Il n'est donc pas surprenant que cet homme pluriel, multiple, insaisissable, cet écrivain excessif dans ses amitiés comme dans ses inimitiés (capable, par exemple, de se sentir proche de Psichari avant d'en dénoncer le côté calotin, catholique exalté parce qu'un vieux fond d'anticléricalisme demeurait en l'esprit du poète et polémiste - il fustigea même Léon Bloy !) ne puisse de nos jours susciter l'engouement. Péguy chrétien, Péguy cocardier... Péguy trouvant la rédemption, l'accomplissement dans le sacrifice suprême au champ d'honneur. A défaut de devenir un homme d'Eglise, il fut un homme de foi...hétérodoxe. Péguy as du "retournement de veste" (tel Talleyrand ?), mangeur "à tous les râteliers" ?  Péguy versatile. Adulateur de Napoléon après l'avoir haï. Contempteur de Jean Jaurès dont il souhaita l'exécution publique digne de la Terreur robespierriste après qu'il l'eut soutenu dans la lutte dreyfusarde. Jamais à gauche on ne lui pardonna une telle odieuseté . Péguy contestable, Péguy contesté. Henri Guillemin parla même de Péguy "teigneux", tel ce fameux personnage des dessins animés d'Albert Barillé... On pourrait ajouter (mais là, je me ferais médisant) qu'à force de vouloir être partout, il finit par se retrouver nulle part.
Nous trouvons un Charles Péguy en quête de pureté chrétienne primitive, originelle, avec Le Porche du Mystère de la deuxième vertu , Le Mystère des Saints Innocents et Le Mystère de la charité de Jeanne d'Arc. Péguy visionnaire, Péguy mystique, Péguy antimoderne. Un Charles Péguy influencé aussi par Bergson, qu'il défendit contre la cabale antisémite montée à son encontre lors de son élection à l'Académie française en 1914.
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Chacun trouvera en Péguy son fond de commerce, et l'on comprend qu'il demeure inacceptable pour beaucoup. On ne parviendra à trancher le cas Péguy qu'en l'étudiant, l'analysant à fond. C'est déjà ce que tenta Henri Guillemin. Peut-être Charles Péguy fut-il un homme médiéval égaré au commencement du XXe siècle (d'où l'usage chez lui du mot "mystère"), un homme qui rejetait tous les dogmatismes institutionnalisés de son temps, inclassable à cause de cela : dogmatismes socialistes, dogmatismes normaliens, dogmatismes monarchistes,  dogmatismes de l'Eglise instituée avec ses rites, son culte encore issu alors du Concile de Trente. Vatican II eût-il plu à Péguy ?  Nous ne le saurons jamais. J'aurais pu intituler ce billet "Charles Péguy, un mystère qui ne passe pas", paraphrasant l'historien Henry Rousso. Péguy l'exclu, le banni, l'ostracisé...par sa faute ?

Prochainement, je consacrerai sur ce blog un texte en l'honneur d'émissions littéraires injustement oubliées : Bonnes adresses du passé et les Cent Livres des Hommes.

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