J'ai capté, enregistré, mémorisé, tout ce qu'il y a eu depuis plus de trente ans de pourri et de préjudiciable dans le domaine d'une culture devenue intégralement marchande (Cyber Léon Bloy).
Un jour, le profit ne sera peut-être plus qu'une entité dématérialisée, une sorte de dieu-énergie abstrait, s'auto-alimentant sur sa propre lancée, sa propre dynamique, poursuivant sa démoniaque existence d'antimatière, d'énergie noire, bien après l'extinction de l'humanité et la mort de la Terre (un philosophe extraterrestre).
Il faut savoir avaler des couleuvres pour réussir en politique (un leader anonyme mais non groupusculaire).
Aujourd'hui, une mise en bouche, un extrait du Nouvel Envol de l'Aigle, par Jocelyne et Christian Jannone.
Depuis
toujours, le prince avait été fasciné par les récits merveilleux de l’Orient
arabe et par les contes des Mille et Une Nuits. À la tête d’une fortune
incalculable, aimant par-dessus tout la beauté, il rêvait de posséder les
objets les plus rares, les plus raffinés, empreints d’une magique et attrayante
puissance.
Après
avoir accumulé les vases précieux, les gemmes de toutes tailles et de toutes
couleurs, les perles, les statues, les coquillages, les livres magnifiquement
ouvragés et illustrés, les ivoires et les jades, il était tombé amoureux d’une
jeune femme aux yeux en amande, au teint d’un exquis velouté, au teint de
pêche, aux dents semblables à des perles fines et nacrées, aux cheveux soyeux
couleur d’ambre doré.
Son
père s’était rendu à son désir et il avait pu épouser Mumtaz Mahal.
Son
bonheur avait duré longtemps. Mumtaz lui avait donné une nombreuse progéniture.
Devenu
souverain régnant à son tour, il en avait oublié sa charge et ses devoirs,
refusant de se consacrer à la conduite d’un peuple tumultueux.
Avec
Mumtaz Mahal, il passait des jours entiers dans les jardins et les appartements
d’un luxe raffiné de son amour, de son autre moitié. Ainsi, il paressait à
l’ombre des arbres, trempant ses doigts dans l’eau des bassins tout décorés de
nénuphars.
Sans
cesse, après l’amour, il offrait à son élue des roses, des magnolias, des
fuchsias ou du jasmin. Ses ministres s’inquiétaient, à juste titre, lui
rappelant les tristes et trop lourdes affaires de l’Etat. Lui s’en moquait,
soupirait auprès de l’Aimée, envoûté par son charme, se perdant dans sa
contemplation, ne parvenant pas à la quitter.
-
Que voudrais-tu, ce jourd’hui, ma mie?
-
Cet oiseau-lyre, ce ruisseau qui vient danser à mes pieds…
-
Mais encore?
-
La lune en son croissant, ces musiciennes jouant si joliment de la flûte et de
la cithare.
-
Ma douce, je dois me rendre en mon Conseil…
-
Non! Reste et donne-moi ces mousselines légères, ton cœur et ta présence…
Alors,
fou d’amour, jamais rassasié, le prince cédait d’autant plus volontiers que la
santé de Mumtaz s’était dégradée à la suite de grossesses à répétition.
Épuisée, la jeune femme demeurait allongée sur des coussins de soie,
s’apprêtant à donner encore la vie.
Mais,
lors de l’accouchement, tout se passa très mal. L’insidieuse et cruelle fièvre
s’empara d’elle.
Un
soir sinistre, inoubliable et maudit, alors que la pluie fouettait durement le
sol, le transformant en bourbier gras et nauséabond, que de putrides senteurs
envahissaient le Palais, Mumtaz Mahal jeta son dernier soupir en même temps
qu’elle expulsait, dans un suprême effort, son fruit mort hors de ses
entrailles.
Accablé,
fou de chagrin, Shah Jahan hurla des nuits entières, refusant de s’alimenter,
sombrant ensuite dans l’aphasie. Puis, pris d’une activité désordonnée et
fébrile, il se mit à lire tous les récits qui lui venaient d’Alep et d’Alexandrie,
de Damas et d’Ispahan.
Il
finit par tomber sur ces quelques lignes fort étranges mais au contenu bien
explicite:
«
Avec lui, Temps et Mort n’imposeront plus leur loi d’airain.
Figure
bicéphale, il indique la Voie des non humains.
Du
fond des Âges, il délivre l’homme
Et
de la sagesse, il ne se montre prud’homme ».
Après
d’autres nuits sans sommeil, relisant sans cesse le texte, Shah Jahan fit venir
tous les astrologues, magiciens et fakirs, tous les nécromants et les
alchimistes, les sorciers et les charlatans du Ponant, du Levant et du
Septentrion.
Enfin,
un certain Ismaïl Oban lui dit que cette description se rapportait au Baphomet.
-
Au Baphomet? Trouve-le!
-
Splendeur de l’Orient, le Baphomet a disparu depuis des lustres, lors du Djihad
contre les Roumis, les Francs, du temps de la poussée des Turcs Seldjoukides,
bien avant que Stamboul devînt la ville capitale du calife ottoman.
-
J’ai dit: trouve-le! Puise dans mes coffres, va aussi loin que le monde est
vaste, franchis les frontières du royaume de Chine s’il le faut, celles de
l’Afghanistan, de la Perse et de l’Egypte, passe la mer océane! Tu seras
récompensé au-delà de toute attente.
Oban
obéit. Il partit près de cinq ans. Pendant ce temps-là, le Taj Mahal blanc
s’éleva près d’Agra, ses murs se reflétant dans les eaux moirées du ruisseau
dompté, assagi et canalisé.
Au
retour d’Ismaïl avec ledit Baphomet, le Grand Moghol n’afficha aucune
satisfaction. Il avait tant attendu et l’expédition lui coûtait près de cinq
ans de revenus et près de trois cents hommes!
Mais
là, désormais, sous les yeux froids du Prince, l’étrange idole brillait sous la
lumière des torches et semblait dotée de vie.
Dans
l’expectative, suspicieux et prudent, Shah Jahan chassa alors de la chambre
tout son entourage et s’attela à trouver comment fonctionnait le Baphomet.
Cher
lecteur anxieux, il est bon qu’auparavant tu saches quelle récompense reçut le
dévoué Ismaël Oban. Hé bien! Sa tête fut tranchée nette par le yatagan personnel
du Prince. Shah Jahan était ainsi! Qui a cru naïvement que nous racontions un
conte de fée, une mièvrerie sentimentale dont Hollywood se repaissait? Bon
sang! Nous ne sommes pas dans un dessin animé estampillé Disney!
Après
de longues heures de réflexions, de tâtonnements et d’essais malheureux, le
Grand Moghol sut enfin se servir de la maléfique ou bénéfique idole, ce portail
ouvert sur tous les mondes, tous les potentiels réalisés.
Mais,
là, tout se compliqua. Le fruit empoisonné, le délice inaccessible! Voyager
dans le temps, ce n’est pas comme prendre l’omnibus ou le métro! Marier à la
fois l’islam saint et l’hindouisme non plus. Effacer la mort de Mumtaz Mahal,
un rêve de plus en plus fumeux malgré les nombreux chemins empruntés. Une
songerie d’un mangeur d’opium, voilà comment se concrétisait la quête du
prince.
Malgré
les sauts répétés et enchaînés, les voyages recommencés, le Taj Mahal
subsistait, ou se dédoublait au profit de son jumeau, le Taj Mahal noir.
C’était à en perdre la raison.
En
dehors du Palais, la révolte grondait, devenait menaçante. Pendant ce temps,
les tablettes de l’Histoire se fragmentaient, les croisades sombraient dans le
néant ou, encore, voyaient la victoire des mécréants.
Des
pluies de météorites foudroyaient le royaume, incendiant aussi bien les villes
que leurs habitants, répandant partout la terreur.
Dans
le ciel enténébré, la Lune gondolait, se contorsionnait en une danse étrange,
rapetissait ou, au contraire, se
rapprochait.
Maintenant,
l’Afrique tout entière avait été conquise par les Romains à une date lointaine
mais, pourtant, le Taj Mahal toujours s’obstinait à se dresser, insolent dans
sa beauté.
Pour
l’heure, l’Inde était sous la botte de la Perse, la Chine dominait jusqu’à la
Mer Rouge, Gengis Khan s’était perdu dans les méandres du Temps, ce dieu
protéiforme. Là-bas, en Occident, à présent, un Plantagenêt régnait tandis que
Londres, Paris et Rome accueillaient triomphalement leur souverain légitime.
Malgré
ces bouleversements, le Taj Mahal persistait à défier le chagrin inextinguible
de Shah Jahan !
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