Un Loup quelque peu clerc prouva par sa harangue
Qu'il fallait dévouer ce maudit animal,
Ce pelé, ce galeux, d'où venait tout leur mal.
(Jean de La Fontaine : "Les Animaux malades de la Peste" extrait)
Il n'est jamais bon en histoire de l'art d'avoir été classé dans sa jeunesse parmi les avant-gardes puis, la maturité venue, de se retrouver catalogué comme peintre ayant renié son passé "révolutionnaire'.
Telle est l'étiquette que l'on colle communément à Maurice Denis (1870-1943), dont le facteur aggravant fut qu'il s'adonna à l'art sacré. De plus, il eut le toupet, reniement suprême, de se faire élire à l'Institut (Académie des Beaux-Arts) au fauteuil du dessinateur Jean-Louis Forain, par ailleurs fieffé antisémite. Enfin, dans un vieil article, Le Monde lui reprocha d'avoir été un "moderne de 1895" (sous-entendu d'arrière-garde) auquel l'on fit appel pour décorer le théâtre des Champs-Elysées en 1912-1913, la vraie avant-garde de ces années-là étant constituée des cubistes Braque et Picasso... Mais je n'imagine pas le théâtre en question décoré d'allégories cubistes !
Je crus sincèrement à une réhabilitation de bon augure de l'ensemble de l'oeuvre de Maurice Denis lorsque Jean-Paul Bouillon publia en 2006 dans la collection Découvertes Gallimard Maurice Denis. Le spirituel dans l'art. Ce fut un feu de paille.
Le mouvement nabi, post-impressionniste, agrégeait une foultitude de membres : outre Maurice Denis, rappelons l'existence de Paul Sérusier, Pierre Bonnard, Paul-Elie Ranson, Henri-Gabriel Ibels, Jean Verkade, Morgens Ballin, Edouard Vuillard, Georges Lacombe József Rippl-Rónai et même, annexé en tant que "nabi étranger", Félix Vallotton. Hétéroclite, le mouvement se dispersa autour de 1900, chacun prenant son indépendance et des voies stylistiques différentes. Peut-être que, pour Maurice Denis, ses détracteurs estimèrent-ils qu'il s'agissait d'une volte-face conduisant tout droit à une nouvelle forme d'académisme ?
L'Hommage à Cézanne, toile revendicative exposée au musée d'Orsay, est-il académique ?
Dans une longue nouvelle au style encore inégal, publiée chez Edilivre en 2010, Gaby et Jean, histoire d'une malédiction, consacrée à un musicien fictif pétainiste et collabo, je n'ai pas caché les aspects négatifs de Maurice Denis, catholique traditionaliste, favorable au régime de Vichy. Il est vrai que Denis fut antidreyfusard, tout comme, après tout, des icônes de l'art moderne appelées Rodin, Renoir, Degas ou Cézanne. Un article déjà ancien du Monde, toujours disponible en ligne L'esprit antisémite, en date du 12 mars 2011, mettait les points sur les "i". Cet article reprochait la mise en avant du seul antisémitisme de Jean-Louis Forain (prédécesseur de Maurice Denis à l'Institut) et Caran d'Ache, oubliant de grands noms de l'histoire de l'art, dont on ne dit mot de leur engagement car ils n'exprimèrent pas publiquement leur haine, dans la presse ou ailleurs. En 2019, on a pu encore le vérifier pour Degas, tandis que le documentaire de France 5 dans l'émission Passage des arts, consacrée à l'histoire du tableau La petite fille au ruban bleu, est brièvement parvenu à évoquer la question chez Auguste Renoir.
Maurice Denis fréquenta l'Action française, avant de la lâcher lorsque le pape Pie XI la condamna : trop tard pour ne pas se compromettre aux yeux d'une postérité impitoyable à l'encontre d'artistes qui n'ont pas acquis le statut de stars de la culture mainstream. Ceci pour le mauvais Denis. En ce cas, peut-il y avoir un bon Denis en dehors de son commencement parmi l'avant-garde ? Admettons-le et répondons malgré tout par l'affirmative, malgré les casseroles que Maurice Denis traîne (et il n'est pas le seul !).
Prenons par exemple Jeu de volants, tableau tout en grâce, datant de 1900, que le musée d'Orsay a eu la malencontreuse idée de ne pas exposer lors de ma visite de 2012, ce que je regrette amèrement.
Les reproductions 2 D de cette oeuvre sur Internet manquent de fidélité, autant du point de vue des couleurs, jamais exactes, que de celui du sens, parfois inversé, la droite du tableau devenant gauche !
Le sujet peut paraître énigmatique, symboliste, et l'atmosphère idyllique, agreste et paradisiaque de la toile m'interpelle. Un tableau complexe, exclusivement peuplé de femmes, de végétaux et d'eau, femmes d'ailleurs plus ou moins déshabillées. Un tableau empreint de mystère, dont la clef de déchiffrement mérite d'être découverte. Un tableau qui a besoin d'une analyse fouillée, à l'érotisme certain. Un tableau mystico-païen avec ses sportives, ses naïades, ses rêveuses diaphanes anonchalies. Un tableau sacral, manifeste d'un retournement classique, d'un art signifiant qui refuse de mourir mais que je ne peux classer dans l'académisme. Un tableau qui,non par pruderie, mais par respect, relègue les nus en arrière-plan, car, ce qui est le plus extraordinaire chez cet artiste, c'est la profondeur, la superposition des niveaux, des plans, des scènes et séquences. Cette peinture me paraît égarée, quelque part à mi-chemin entre Puvis de Chavannes (avec toutefois moins d'emphase) et le douanier Rousseau (sans la "gaucherie" extraordinaire de l'art naïf). Oui, j'aime ce tableau et ces jeunes femmes anonymes idéalisées par le pinceau de Maurice Denis qui a su capter leur quintessence et leur irréalité.Triomphe bienvenu de l'imaginaire et d'une spatialité réinventée.
Le second tableau de Maurice Denis dont je souhaite ardemment vous parler est le Portrait d'Yvonne Lerolle en trois aspects
une oeuvre qu'hélas je n'ai jamais eu la possibilité d'admirer en vrai. La spatialité de la précédente toile se double ici d'une temporalité, avec la simultanéité assumée de trois moments d'existence du modèle du peintre, ce qui confère à cette cohabitation, à ce triple portrait quelque chose de cinématographique. Maurice Denis l'exécuta en 1897. Yvonne Lerolle fut également peinte au piano avec sa soeur Christine par Renoir en personne.
Yvonne Lerolle est une arrière-tante de l'écrivain et académicien Jean-Marie Rouart.
On pourrait s'amuser à gloser sur la chronologie des trois "aspects" d'Yvonne Lerolle, à leur chercher un ordre logique, mais ce n'est pas ce qui m'intéresse le plus dans ce manifeste pictural emblématique, même s'il n'a pas le caractère revendicatif de l'Hommage à Cézanne. De fait, c'est la dynamique du modèle qui, selon mon interprétation personnelle, a prévalu ainsi que son esthétique propre (je ne dirais pas sa photogénie). Il n'y a pas non plus ici célébration d'une beauté idéalisée, ni réalisme à tout prix. Le peintre veut défier les conventions, tout en glissant vers un "classicisme" revisité (ce qu'on a pu lui reprocher dans se peintures chrétiennes). Cette Yvonne Lerolle-là, triplée, déphasée, multiple est telle que Denis la voit, non plus telle qu'elle est. Mais qu'est-ce être quand le regard, la vision, l'idée d'une personne divergent d'un observateur à l'autre, d'où le relativisme et la subjectivité ? Le réel s'estompe au profit d'une réinterprétation et d'une accommodation permanentes. Autant se référer, tant qu'à faire, au Triple Portrait de Richelieu par Philippe de Champaigne, lui aussi modèle de subjectivité se voulant objective, avec en sus un message politique.
Pour moi, Denis flirte davantage avec le symbolisme, mais religieux, qu'avec l'académisme.
Il est toutefois intéressant de constater qu'un autre peintre d'inspiration chrétienne est lui aussi curieusement délaissé de nos jours : Georges Rouault.
Cependant, Rouault (que j'aborderai un jour), bien que de la même génération que Denis (il naquit en 1871) est plutôt expressionniste dans son style et se rapproche de l'icône avec une forte propension pour la gravure. En comparaison, l'oeuvre sacrée et profane plus tardive de Maurice Denis peut paraître acidulée, voire mièvre, et c'est dommage.
Chacun son style ; chacun ses goûts.
Prochainement : trentième volet de la série consacrée aux écrivains dont la France ne veut plus avec la poétesse Marie Noël.
Je crus sincèrement à une réhabilitation de bon augure de l'ensemble de l'oeuvre de Maurice Denis lorsque Jean-Paul Bouillon publia en 2006 dans la collection Découvertes Gallimard Maurice Denis. Le spirituel dans l'art. Ce fut un feu de paille.
Le mouvement nabi, post-impressionniste, agrégeait une foultitude de membres : outre Maurice Denis, rappelons l'existence de Paul Sérusier, Pierre Bonnard, Paul-Elie Ranson, Henri-Gabriel Ibels, Jean Verkade, Morgens Ballin, Edouard Vuillard, Georges Lacombe József Rippl-Rónai et même, annexé en tant que "nabi étranger", Félix Vallotton. Hétéroclite, le mouvement se dispersa autour de 1900, chacun prenant son indépendance et des voies stylistiques différentes. Peut-être que, pour Maurice Denis, ses détracteurs estimèrent-ils qu'il s'agissait d'une volte-face conduisant tout droit à une nouvelle forme d'académisme ?
L'Hommage à Cézanne, toile revendicative exposée au musée d'Orsay, est-il académique ?
Dans une longue nouvelle au style encore inégal, publiée chez Edilivre en 2010, Gaby et Jean, histoire d'une malédiction, consacrée à un musicien fictif pétainiste et collabo, je n'ai pas caché les aspects négatifs de Maurice Denis, catholique traditionaliste, favorable au régime de Vichy. Il est vrai que Denis fut antidreyfusard, tout comme, après tout, des icônes de l'art moderne appelées Rodin, Renoir, Degas ou Cézanne. Un article déjà ancien du Monde, toujours disponible en ligne L'esprit antisémite, en date du 12 mars 2011, mettait les points sur les "i". Cet article reprochait la mise en avant du seul antisémitisme de Jean-Louis Forain (prédécesseur de Maurice Denis à l'Institut) et Caran d'Ache, oubliant de grands noms de l'histoire de l'art, dont on ne dit mot de leur engagement car ils n'exprimèrent pas publiquement leur haine, dans la presse ou ailleurs. En 2019, on a pu encore le vérifier pour Degas, tandis que le documentaire de France 5 dans l'émission Passage des arts, consacrée à l'histoire du tableau La petite fille au ruban bleu, est brièvement parvenu à évoquer la question chez Auguste Renoir.
Maurice Denis fréquenta l'Action française, avant de la lâcher lorsque le pape Pie XI la condamna : trop tard pour ne pas se compromettre aux yeux d'une postérité impitoyable à l'encontre d'artistes qui n'ont pas acquis le statut de stars de la culture mainstream. Ceci pour le mauvais Denis. En ce cas, peut-il y avoir un bon Denis en dehors de son commencement parmi l'avant-garde ? Admettons-le et répondons malgré tout par l'affirmative, malgré les casseroles que Maurice Denis traîne (et il n'est pas le seul !).
Prenons par exemple Jeu de volants, tableau tout en grâce, datant de 1900, que le musée d'Orsay a eu la malencontreuse idée de ne pas exposer lors de ma visite de 2012, ce que je regrette amèrement.
Les reproductions 2 D de cette oeuvre sur Internet manquent de fidélité, autant du point de vue des couleurs, jamais exactes, que de celui du sens, parfois inversé, la droite du tableau devenant gauche !
Le sujet peut paraître énigmatique, symboliste, et l'atmosphère idyllique, agreste et paradisiaque de la toile m'interpelle. Un tableau complexe, exclusivement peuplé de femmes, de végétaux et d'eau, femmes d'ailleurs plus ou moins déshabillées. Un tableau empreint de mystère, dont la clef de déchiffrement mérite d'être découverte. Un tableau qui a besoin d'une analyse fouillée, à l'érotisme certain. Un tableau mystico-païen avec ses sportives, ses naïades, ses rêveuses diaphanes anonchalies. Un tableau sacral, manifeste d'un retournement classique, d'un art signifiant qui refuse de mourir mais que je ne peux classer dans l'académisme. Un tableau qui,non par pruderie, mais par respect, relègue les nus en arrière-plan, car, ce qui est le plus extraordinaire chez cet artiste, c'est la profondeur, la superposition des niveaux, des plans, des scènes et séquences. Cette peinture me paraît égarée, quelque part à mi-chemin entre Puvis de Chavannes (avec toutefois moins d'emphase) et le douanier Rousseau (sans la "gaucherie" extraordinaire de l'art naïf). Oui, j'aime ce tableau et ces jeunes femmes anonymes idéalisées par le pinceau de Maurice Denis qui a su capter leur quintessence et leur irréalité.Triomphe bienvenu de l'imaginaire et d'une spatialité réinventée.
Le second tableau de Maurice Denis dont je souhaite ardemment vous parler est le Portrait d'Yvonne Lerolle en trois aspects
une oeuvre qu'hélas je n'ai jamais eu la possibilité d'admirer en vrai. La spatialité de la précédente toile se double ici d'une temporalité, avec la simultanéité assumée de trois moments d'existence du modèle du peintre, ce qui confère à cette cohabitation, à ce triple portrait quelque chose de cinématographique. Maurice Denis l'exécuta en 1897. Yvonne Lerolle fut également peinte au piano avec sa soeur Christine par Renoir en personne.
Yvonne Lerolle est une arrière-tante de l'écrivain et académicien Jean-Marie Rouart.
On pourrait s'amuser à gloser sur la chronologie des trois "aspects" d'Yvonne Lerolle, à leur chercher un ordre logique, mais ce n'est pas ce qui m'intéresse le plus dans ce manifeste pictural emblématique, même s'il n'a pas le caractère revendicatif de l'Hommage à Cézanne. De fait, c'est la dynamique du modèle qui, selon mon interprétation personnelle, a prévalu ainsi que son esthétique propre (je ne dirais pas sa photogénie). Il n'y a pas non plus ici célébration d'une beauté idéalisée, ni réalisme à tout prix. Le peintre veut défier les conventions, tout en glissant vers un "classicisme" revisité (ce qu'on a pu lui reprocher dans se peintures chrétiennes). Cette Yvonne Lerolle-là, triplée, déphasée, multiple est telle que Denis la voit, non plus telle qu'elle est. Mais qu'est-ce être quand le regard, la vision, l'idée d'une personne divergent d'un observateur à l'autre, d'où le relativisme et la subjectivité ? Le réel s'estompe au profit d'une réinterprétation et d'une accommodation permanentes. Autant se référer, tant qu'à faire, au Triple Portrait de Richelieu par Philippe de Champaigne, lui aussi modèle de subjectivité se voulant objective, avec en sus un message politique.
Pour moi, Denis flirte davantage avec le symbolisme, mais religieux, qu'avec l'académisme.
Il est toutefois intéressant de constater qu'un autre peintre d'inspiration chrétienne est lui aussi curieusement délaissé de nos jours : Georges Rouault.
Cependant, Rouault (que j'aborderai un jour), bien que de la même génération que Denis (il naquit en 1871) est plutôt expressionniste dans son style et se rapproche de l'icône avec une forte propension pour la gravure. En comparaison, l'oeuvre sacrée et profane plus tardive de Maurice Denis peut paraître acidulée, voire mièvre, et c'est dommage.
Chacun son style ; chacun ses goûts.
Prochainement : trentième volet de la série consacrée aux écrivains dont la France ne veut plus avec la poétesse Marie Noël.
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