Sous une apparence classique, la narration du Grand Meaulnes par le personnage de François Seurel, en quelque sorte « grand témoin » de toute cette histoire, recèle des subtilités qui en font une œuvre singulière. Il s’agit de souvenirs rapportés par un narrateur adulte et la distance temporelle entre le vécu antérieur et le présent rend le récit empreint autant d’incertitudes que de déformations, voire d’idéalisations. Les contours du souvenir s’estompent ; l’événement rapporté devient flouté, brumeux, ce qui confère au Grand Meaulnes – au-delà des thématiques traditionnelles et des procédés littéraires hérités du réalisme, du naturalisme et du roman de terroir une aura fantastique, onirique, subtile.
Le récit d’atmosphère
incertain rompt avec les anciens codes stylistiques qu’il détourne, malgré le
classicisme que ce roman dégage à première vue. Impressionnisme et symbolisme
sont passés par là. La postérité du livre d’Alain-Fournier s’explique aisément.
Un passage révélateur, au
commencement du livre, montre comment Alain-Fournier use de l’incertitude du
souvenir dans la bouche du narrateur :
C’est
ainsi, du moins, que j’imagine aujourd’hui notre arrivée. Car aussitôt que je
veux retrouver le lointain souvenir de cette première soirée d’attente dans
notre cour de de Sainte-Agathe, déjà ce sont d’autres attentes que je me
rappelle (…) (p. 12)
La distance temporelle
entre les événements reconstruits par la mémoire et la fixation par écrit de
ceux-ci est précisée par deux fois au début (p. 11 et 12) :
Nous
avons quitté le pays depuis bientôt quinze ans (…)
Nous
étions pourtant depuis dix ans dans ce pays lorsque Meaulnes arriva. (…)
Alain-Fournier s’inscrit
dans un courant de bouleversement de la littérature : 1913 est l’année Du côté
de chez Swann de Marcel Proust.
Ce bouleversement narratif se marque dans le rapport au temps, désormais relatif : la théorie de la relativité restreinte d’Einstein a alors huit ans.
Ce bouleversement narratif se marque dans le rapport au temps, désormais relatif : la théorie de la relativité restreinte d’Einstein a alors huit ans.
Comme Proust avec une
Normandie fictive, Alain-Fournier recrée une Sologne
et un Haut-Berry de fiction avec leur toponymie inventée.
et un Haut-Berry de fiction avec leur toponymie inventée.
Le
Grand Meaulnes possède ponctuellement une structure
emboîtée : le récit de Meaulnes (son arrivée fortuite à la fameuse fête,
point central de l’ouvrage d’où découle toute l’intrigue) constitue le type
même du récit rapporté, indirectement, par une tierce personne susceptible de
déformer les propos originels. Il devient le souvenir dans le souvenir, récit
de seconde main dont on ne peut évaluer le niveau de fidélité, puisque nous
nous plaçons en dehors du vécu direct du narrateur. De même, le rôle final du
journal de Meaulnes sous son appellation trompeuse, son camouflage sous le
titre de « Cahier de devoirs mensuels ».
Cependant, les paroles,
récits, fragments de dialogues rapportés, inscrivent le roman dans une forme
d’authenticité « historique » qui le vivifie et nuancent les
impressions de déformation inhérentes à la distance temporelle et géographique.
Le style devient alors
plus direct et la ponctuation appuie cela : usage des points
d’exclamation, d’interrogation, rapprochant le texte de la spontanéité du
langage parlé, sans vulgarité toutefois (exemples p. 172-173). Ce côté spontané
est celui de l’émotion forte, du réflexe émotif, lorsque la vie d’Yvonne de Galais
est en danger. Les points de suspension, fréquents, détournés ici de leur usage
commun, ne suspendent pas que le temps, le récit : ils sont hésitation,
marque du doute. Tout ceci est-il bien exact, bien vrai ? Les sens
m’ont-ils trompé ?
On dénombre aussi l’usage
de l’énumération :
(…) aux
moments de tristesse, de découragement ou seulement de réflexion profonde
(…) (p. 138)
(…) un ménage qu’on croyait heureux, uni, honnête. (p.173)
L’énumération procède
souvent de la description : il s’agit d’un procédé descriptif privilégié,
par exemple p. 180. Chaque énonciation d’éléments construit le cadre,
l’ambiance de la fin de l’année scolaire. Une personnalité dévoile son
caractère par les vêtements, chaussures, composant sa toilette et par son
expression (Gilberte Poquelin p. 130).
Les métaphores (Au faîte des arbres de la grande haie
grésillaient les insectes du soir qu’on voyait, sur le clair du ciel, remuer
tout autour de la dentelle des feuillages. P. 132), hyperboles (ou exagérations dictées par la perception des
personnages : par exemple le costume « extraordinaire » d’Yvonne
de Galais aux yeux d’Augustin p. 63, toilette simple en fait),
sensations auditives, visuelles et olfactives demeurent courantes dans la littérature et rattachent Le Grand Meaulnes aux œuvres qui l’ont précédé, avec toutefois une volonté affirmée de l’auteur de restituer les impressions, l’atmosphère de tout un environnement évoqué à distance et désormais révolu. Tout cela ressort de l’art de la prose poétique, de même le style emphatique – ou appuyé - ponctuant la restitution de la « fête étrange ». Alain-Fournier a le sens du détail et appuie sur l’aspect irréel et suranné des lieux et des personnes, déguisées, arborant une mode déjà hors d’âge à l’époque du récit située sans plus de précision dans la dernière décennie du XIXe siècle (époque de l’enfance de l’écrivain).
sensations auditives, visuelles et olfactives demeurent courantes dans la littérature et rattachent Le Grand Meaulnes aux œuvres qui l’ont précédé, avec toutefois une volonté affirmée de l’auteur de restituer les impressions, l’atmosphère de tout un environnement évoqué à distance et désormais révolu. Tout cela ressort de l’art de la prose poétique, de même le style emphatique – ou appuyé - ponctuant la restitution de la « fête étrange ». Alain-Fournier a le sens du détail et appuie sur l’aspect irréel et suranné des lieux et des personnes, déguisées, arborant une mode déjà hors d’âge à l’époque du récit située sans plus de précision dans la dernière décennie du XIXe siècle (époque de l’enfance de l’écrivain).
De même, il apparaît
normal que le narrateur intervienne pour émettre un jugement autant sur sa
propre manière de rapporter ce « vécu incertain » que sur ses actions
passées, qu’il juge sévèrement. Le passage p.119-120 est des plus
significatifs.
Est-ce
que je raconte mal cette histoire ? Elle ne produit pas l’effet que
j’attendais. (…)
Je
comprends, maintenant seulement, que nous étions en fraude, à voler des gâteaux
et de la liqueur. Je suis déçu (…) Je ne suis pas fier de ma soirée. (…)
Ce passage use du présent
de narration. L’adulte y critique son comportement passé. Il précède l’ultime chapitre de la deuxième
partie du livre, ce chapitre XII : Les
trois lettres de Meaulnes, qui
renoue partiellement avec le style épistolaire classique, avec toutefois une
nuance : le narrateur ne répond pas aux trois missives.
Les passages me marquant
le plus sont les chapitres XI à XVII de la première partie du livre, consacrés
à la demeure mystérieuse, à l’irruption par hasard de Meaulnes
dans la fête étrange, à la première rencontre avec Frantz et Yvonne de Galais.
La réputation du roman repose autant sur ces chapitres que sur l’ensemble du
texte, puisqu’ils constituent le nœud de l’intrigue, l’origine de la quête
double d’Yvonne et de la fiancée de Frantz, quête enrichie de la thématique de
la fuite, de la dérobade et du retour des personnages prodigues (Meaulnes et
Valentine Blondeau). Ces chapitres fondent non seulement la réputation de
l’écrivain, la notoriété de son roman, mais aussi la tragédie puis l’espoir
final incarné par la fille d’Augustin Meaulnes et d’Yvonne. Le roman s’achève
sur une projection, une hypothèse d’avenir et d’aventures, fin ouverte s’il en
est.
Tout repose sur
l’incertain, sur le rêve supposé, sur la nécessité de retrouver et les lieux,
et les gens, afin d’assurer une matérialité au souvenir et de concrétiser
l’amour naissant. Augustin Meaulnes a-t-il vécu un rêve éveillé ?
Alain-Fournier fait
montre de qualités littéraires le rapprochant de la peinture. Si le
déguisement, le travestissement, peuvent rappeler James Ensor
(sans toutefois le grotesque et l’effroi des masques de ce peintre), la précision des descriptions le réalisme à la Courbet, l’incertitude du vécu de la fête ancre ces chapitres dans l’impressionnisme au sens large (depuis le pionnier Turner jusqu’à Claude Monet).
(sans toutefois le grotesque et l’effroi des masques de ce peintre), la précision des descriptions le réalisme à la Courbet, l’incertitude du vécu de la fête ancre ces chapitres dans l’impressionnisme au sens large (depuis le pionnier Turner jusqu’à Claude Monet).
La fête devient un rite
de passage de l’adolescence à l’âge adulte, mais contrarié par les fuites et
les absences. Le rite ne s’accomplira que par les retrouvailles avec les
personnes aimées. La fête est la révélation de l’amour par la rencontre avec
Yvonne de Galais. Augustin essaie de reconstituer le visage, le costume, le
caractère d’Yvonne. Au départ, il agrège plusieurs femmes en une, ne parvenant
pas à retrouver l’Yvonne exacte. Elle se recrée comme un puzzle. On pourrait
douter de son existence même. S’agit-il de la femme imaginaire, idéale ?
Si Augustin la redécouvre, la réalité de l’Yvonne concrète ne risque-t-elle pas
de le décevoir ? Cette
confrontation à l’Yvonne véritable, après leur mariage, peut-elle expliquer la
fugue de Meaulnes ? Est-ce là la clé du livre, la déception du réel ?
A moins qu’Augustin fasse preuve d’irresponsabilité, de manque de maturité.
Après bien des recherches
infructueuses, des fausses pistes, c’est François, le narrateur, après
plusieurs années, qui retrouvera Yvonne, par hasard.
Dans sa conception du
récit, son sens de l’atmosphère, Alain-Fournier apparaît bien comme un
contemporain de Marcel Proust, à l’ère où s’effacent les certitudes de la
mémoire et de la perception du monde. La reproduction servile du réel cède peu
à peu la place à l’abstraction.
Prochainement : Guillaume Apollinaire et les commémorations 2018 des personnalités de la culture antérieure à la télévision : un bilan consternant.
Prochainement : Guillaume Apollinaire et les commémorations 2018 des personnalités de la culture antérieure à la télévision : un bilan consternant.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire