Chaque année, en un jour inconnu, nous marchons sur la date anniversaire de notre mort, comme sur un gazon tout pareil aux autres et qu'aucune inscription funéraire ne signale. (Jean Guitton : Profils parallèles : Teilhard et Bergson 7 : Ultima verba p. 455. Paris, Fayard 1970)
Comment, monsieur ! souligneront mes détracteurs (si toutefois ceux-ci se manifestent et commentent mon article). Vous vous abaissez à consacrer un texte à un vulgaire bas-bleu, une illustre inconnue justement oubliée, bien qu'elle soit contemporaine de George Sand !
Delphine de Girardin, née Gay, naquit de facto la même année que la bonne dame de Nohan, le 24 janvier 1804, à Aix-la-Chapelle. Je ne puis cependant la réduire à une simple salonarde mineure ayant eu pignon sur rue de la Restauration au Second Empire, puisqu'elle mourut à Paris le 29 juin 1855, à seulement cinquante-et-un ans.
Il faut le reconnaître, et je bats ma coulpe : j'ai jusqu'à présent consacré fort peu d'articles aux auteures maltraitées par la postérité littéraire hexagonale dans nos médias médiocres, et Delphine de Girardin n'est que la troisième avec Anna de Noailles et Madame de Staël à avoir l'honneur de figurer dans ma série consacrée aux écrivains dont la France ne veut plus, série à laquelle je me consacre depuis bientôt trois ans. Je promets de rattraper ce retard avec des noms comme Germaine Acremant, Gyp, Madame Simone, Marie Noël et d'autres, bien que ma prochaine priorité sera d'aborder des auteurs de genre feuilletonnesque (Ponson du Terrail), de SF (Jimmy Guieu) ou policier (Pierre Nord) voire francophones (Jacques Rabemananjara). Je promets de laisser davantage de place aux écrivaines. Mon objectif n'est pas de commettre une resucée des défuntes Bonnes Adresses du Passé de l'ORTF (qui sont selon moi "culte")
La postérité culturelle s'est détournée de Delphine de Girardin, bien qu'elle appartînt au cénacle romantique.
Son prénom était déjà tout un programme, lourd de promesses. La mère de notre Delphine, Madame Marie Françoise Sophie Gay née Nichault de La Valette (1776-1852), elle-même salonnière et romancière, la baptisa ainsi en hommage au roman épistolaire de Madame de Staël.
Sainte-Beuve admirait son roman Léonie de Montbreuse, bien oublié aujourd'hui.
Quels astres gravitaient donc autour de la mère et de la fille, introduite dès l'âge de seize ans dans la galaxie des gens de lettres, via le salon d'Emile Deschamps (1791-1871), un des premiers romantiques ? Citons, pêle-mêle en ce cercle Vigny, Nodier, de Latouche et Saint-Valry. Il était donc inévitable que la plume l'attirât : ce fut chose faite lorsque notre Delphine Gay participa à la fameuse Muse française, mensuel poétique certes éphémère (moins d'un an entre juillet 1823 et juin 1824) mais qui fut l'organe de lancement de la poésie romantique avec Hugo, Vigny, Nodier, Marceline Desbordes-Valmore etc. bien que ce périodique eût été fondé par des auteurs dont l'esthétique était à cheval entre classicisme et romantisme : Alexandre Soumet et Alexandre Guiraud. Ainsi, en ce terreau de papier, notre Delphine Gay fit paraître ses premiers poèmes. Dans la foulée, elle publia deux recueils de mélanges poétiques : Essais poétiques et Nouveaux Essais poétiques.
Reconnue jusqu'en Italie, à Rome même, elle connut une espèce de triomphe lorsqu'on la couronna au Capitole en 1827.
Son mari fut longtemps plus connu qu'elle, bien que le nom qu'il nous légua à la postérité fût un pseudonyme : Emile de Girardin
s'appelait en fait de La Mothe (1806-1881). Sa mémoire survit actuellement pour la postérité (celle des gens cultivés seulement) davantage en tant que journaliste, fondateur de La Presse et pionnier de la publication de la publicité (dite autrefois réclame) et du roman-feuilleton qu'en tant qu'homme politique ou écrivain. De lui, on a aussi retenu son duel au pistolet contre le républicain Armand Carrel (qui y mourut)
le 21 juillet 1836 au bord du lac de Saint-Mandé. Balzac fut le meilleur atout littéraire de la presse : nombre de ses romans y parurent en feuilletons, dont La vieille Fille, La Maison Nucingen et Le Curé de Village. Dumas en fut aussi. Girardin était un hybride politique, à la fois conservateur et progressiste, un libéral avant tout attaché à la liberté de la presse, en ces temps de censure et de contrôle.
Delphine Gay l'épousa le 1er juin 1831, ce qui élargit encore son assise littéraire et son horizon.
Dans les années 1830,
redoublant de créativité, notre écrivaine se jeta à corps perdu dans l’écriture
de romans. Ceux-ci peuvent nous paraître, lecteurs contemporains, démodés,
convenus, conventionnels. Aucun titre ne s’est imposé dans l’histoire de la
littérature telle qu’on l’enseigne. Delphine de Girardin demeure au XXIe siècle
une romancière méconnue tout comme Anna de Noailles à laquelle l’édition de
poche commence à rendre justice.
Citons tout
particulièrement La Canne de Monsieur de
Balzac. Rappelons-nous : nous ne lisons pas tout de Balzac, seulement
des titres choisis, presque toujours les mêmes. L’abondance de La Comédie humaine freine notre ardeur,
tout comme sa variété. Elle nous rebute, car nous sommes des humains pressés
dominés par l’image omniprésente et depuis peu par l’écran nomade. Sous Balzac
et Delphine de Girardin, l’image figurait
dans les mots. Puissance évocatrice du vocable, lu à voix haute ou basse,
ou par la pensée et l’œil, recréé, visualisé. Lu dans le feuilleton quotidien,
au cabinet de lecture, dans la rue, au café ou chez soi, au quant à soi. Lu
codex en mains, pages tournées à la faible lumière des chandelles, des lampes
Pigeon, bientôt à pétrole, à arc ou à gaz, ouvrage maroquiné de divers cuirs,
de diverses couleurs.
La Canne de Monsieur de Balzac parut en 1836, roman de bonne réputation qui connut des rééditions posthumes y compris sur la toile, précédé et suivi d'autres oeuvres dont nous, lecteurs ingrats, ne retînmes pas le nom.
Delphine de Girardin aspira à tous les genres : elle se voulut aussi dramaturge. Elle tint salon, bien sûr, devenant une égérie appréciée des romantiques, en continuation de sa mère. Comme de coutume dans ce monde occidental du XIXe siècle régi par le patriarcat et pour la France, par le code Napoléon, elle usa de plusieurs pseudonymes masculins dans ses publications.
Comme tant d'esprits contemporains (Hugo, Balzac, Nodier, Gautier ou Mérimée) ou postérieurs (William Crookes, Conan Doyle, Bergson ou Gabriel Marcel
- songez à cet étonnant passage des Archives du XXe siècle disponibles à l'INA où, parvenu au soir de sa vie (1970), notre philosophe existentialiste chrétien confesse s'être prêté au jeu de Ouija qui a défrayé la chronique du cinéma fantastique américain récent) elle s'intéressa à l'insolite, au singulier et au surnaturel. Ainsi apparaît Delphine de Girardin spirite.
- songez à cet étonnant passage des Archives du XXe siècle disponibles à l'INA où, parvenu au soir de sa vie (1970), notre philosophe existentialiste chrétien confesse s'être prêté au jeu de Ouija qui a défrayé la chronique du cinéma fantastique américain récent) elle s'intéressa à l'insolite, au singulier et au surnaturel. Ainsi apparaît Delphine de Girardin spirite.
Au sujet du spiritisme et de notre écrivaine, je vous invite à
lire, en accès libre sur Internet, l’article que Madame Esther Pinon, de
l’Université de Bretagne-Sud-HCTI a consacré à la question :
Le monde et l’outre-monde : Delphine de
Girardin spirite.
Citons-en quelques extraits pour nous faire une idée.
Après avoir été Delphine Gay, la dixième muse, Mme Émile de
Girardin, le vicomte de Launay, Delphine de Girardin a connu une dernière
incarnation, se métamorphosant en une personnalité spirite. Cet ultime avatar
ne se manifeste que dans une saison tardive de son existence, puisque la vogue
du spiritisme s’est répandue en France vers 1853, deux ans seulement avant la
mort de la muse. Aussi a-t-elle elle-même très peu écrit sur le sujet. Seules
nous sont parvenues quelques lignes dans lesquelles elle propose sa définition
du malheur, et dont la conclusion fait l’éloge de la foi spirite :
« Pour juger une chose, il
faut donc en voir la suite : c’est ainsi que pour apprécier ce qui est
réellement heureux ou malheureux pour l’homme, il faut se transporter au-delà
de cette vie, parce que c’est là que les conséquences s’en font sentir ; or,
tout ce qu’il appelle malheur selon sa courte vue, cesse avec la vie, et trouve
sa compensation dans la vie future.
Je vais vous révéler le malheur sous une nouvelle forme, sous la forme
belle et fleurie que vous accueillez et désirez par toutes les forces de vos
âmes trompées. Le malheur, c’est la joie, c’est le plaisir, c’est le bruit,
c’est la vaine agitation, c’est la folle satisfaction de la vanité qui font
taire la conscience, qui compriment l’action de la pensée, qui étourdissent
l’homme sur son avenir ; le malheur, c’est l’opium de l’oubli que vous appelez
de tous vos voeux. (…)
Que le spiritisme vous éclaire donc et replace dans leur vrai jour la
vérité et l’erreur, si étrangement défigurées par votre aveuglement ! Alors
vous agirez comme de braves soldats qui, loin de fuir le danger, préfèrent les
luttes des combats hasardeux, à la paix qui ne peut leur donner ni gloire ni
avancement. Qu’importe au soldat de perdre dans la bagarre ses armes, ses
bagages et ses vêtements, pourvu qu’il en sorte vainqueur et avec la gloire !
Qu’importe à celui qui a foi en l’avenir de laisser sur le champ de bataille de
la vie sa fortune et son manteau de chair, pourvu que son âme entre radieuse
dans le céleste royaume ? »
Le vicomte de Launay fut un des noms de plumes masculins adoptés par
notre écrivaine. Le cocasse dans l’affaire fut que divers personnages ou
médiums, adeptes du spiritisme dans la foulée d’une vogue initiée par Allan
Kardec,
crurent dur comme fer être entrées en contact avec l’esprit même de la
poétesse, qui, en une singulière poursuite post-mortem de ses activités de plume,
devint une héroïne romanesque fantôme en l’an 1889, lorsque l’Américain Henri
Lacroix composa son étonnant récit Mes
expériences avec les esprits.
Etrange survivance, inattendue, de Delphine de Girardin, que je ne puis
cautionner, étant rationaliste, bien qu’aimant à écrire par-dessus tout dans
les genres science-fiction et fantastique.
Jean-Pierre Ohl, dans Monsieur
Dick ou le dixième livre, ahurissante
et fascinante quête (vaine) du dénouement du Mystère d’Edwin Drood, demeuré
inachevé à la mort de Charles Dickens le 9 juin 1870, bâtit la fable d’un
Dickens fantôme ayant dicté la fin de son livre à un personnage de pure
invention.
L’origine du spiritisme, rappelle Esther Pinon, ce sont les filles Fox,
à Hydesville, près de New-York, en 1848. Elles ont récemment donné lieu à un
roman d’Hubert Haddad : Théorie de
la vilaine petite fille (éditions Zulma 2014). Nos trois sœurs s’avérèrent
d’habiles simulatrices. Leur supercherie éventée par leurs aveux n’empêcha pas
le paranormal de perdurer au XXe siècle. Réduites à deux, nos filles
pseudo-médiums ont encore inspiré un film transposé dans les années 1930 :
Planétarium (2016) de Rebecca
Zlotowski.
A partir de cette tromperie, la vogue des tables tournantes se répandit
en Occident, et Delphine de Girardin vint initier Victor Hugo à cet
« art » lorsqu’elle lui rendit visite en son exil de Jersey en
septembre 1853. Souffrant alors du cancer qui devait l’emporter deux ans plus
tard, Delphine de Girardin s’adonna à ce qu’on appelait une « science
nouvelle » avec un enthousiasme certain, bien que des contemporains
eussent à juste raison critiqué son attitude, demeurant sceptiques et
raisonnables, comme Arsène Houssaye, qui la raille tout en la respectant.
Esther Pinon conclut son article :
En faisant parler les tables,
Delphine de Girardin semble ainsi ressusciter le temps de sa jeunesse, celui de
l’enthousiasme. L’expérience spirite contribue à renouveler la spiritualité
romantique en réactivant la question du Salut et de la Rédemption, puisqu’elle
est intimement liée, chez Hugo notamment, à une méditation sur le devenir des
âmes, sur le châtiment et le pardon, et tente ainsi de résoudre l’insoluble
énigme du mal, lancinante depuis les lendemains de la Révolution. La Spirite de
Gautier dialogue ainsi avec la Séraphîta de Balzac, l’ange Liberté de Hugo dans
La Fin de Satan renoue avec l’Éloa de Vigny – et aussi avec le Satan de
Delphine Gay ; quant à la Bouche d’ombre des Contemplations, très largement
nourrie des séances des tables, elle répond aux doutes et aux angoisses de
toute une génération. Et dans cette transition ou transmission des
inspirations, via le spiritisme, Delphine de Girardin a joué un rôle-clef.
En ce sens, que l’on croie ou
non à la communication entre les vivants et les morts, on peut dire d’elle
qu’elle fut vraiment médium, au sens étymologique du terme : parce que son
esprit se trouve au confluent de deux mondes voisins – celui des salons et
celui des lettres – et, parce que dans ces deux mondes elle occupe une place
centrale en son siècle, parce qu’elle est particulièrement sensible à ce fluide
instable qu’est l’air du temps, elle permet la matérialisation en littérature
de ce qui était d’abord un phénomène social : elle contribue à donner corps à
un nouvel avatar de la spiritualité romantique.
Pour finir mon texte, je ne puis m’empêcher de revenir brièvement à La Canne de Monsieur de Balzac.
Ce roman conventionnel du XIXe siècle, aux recettes éprouvées, ne
préjuge aucunement d’une prémonition littéraire : il n’annonce pas les non-fiction novels de Truman Capote, ni
les autofictions contemporaines, bien que l’emploi parmi les personnages du
livre d’une personnalité réelle ait pu surprendre, intriguer autant que
captiver les lecteurs. Contentons-nous d’en citer la préface :
Il y avait dans ce roman...
– Mais ce n’est pas un roman.
– Dans cet ouvrage...
– Mais ce n’est pas un ouvrage.
– Dans ce livre...
– C’est encore moins un livre.
– Dans ces pages enfin... il y
avait un chapitre assez piquant intitulé :
LE CONSEIL DES MINISTRES
On a dit à l’auteur :
– Prenez garde, on fera des
applications, on reconnaîtra des personnages ; ne publiez pas ce chapitre.
Et l’Auteur docile a retranché
le chapitre.
Il y en avait un autre intitulé
:
UN RÊVE D’AMOUR
C’était une scène d’amour assez
tendre, comme doit l’être une scène de passion dans un roman.
On a dit à l’auteur :
– Il n’est pas convenable pour
vous de publier un livre où la passion joue un si grand rôle ; ce chapitre
n’est pas nécessaire, supprimez-le.
Et l’Auteur timide a retranché
ce second chapitre.
Il y avait encore dans ces
pages deux pièces de vers.
L’une était une satire.
L’autre une élégie.
On a trouvé la satire trop
mordante.
On a trouvé l’élégie trop
triste, trop intime.
L’Auteur les a sacrifiées...
mais il est resté avec cette conviction : qu’une femme qui vit dans le monde ne
doit pas écrire, puisqu’on ne lui permet de publier un livre qu’autant qu’il
est parfaitement insignifiant.
Heureusement celui-ci contient
une lettre de M. de Chateaubriand, – un billet de Béranger, – des vers de Lamartine
; – il a pour patron M. de Balzac : tout cela peut bien lui servir de pièces
justificatives.
1836
L’audace du propos littéraire se résume selon moi à cette préface.
Nulle préfiguration des délires fictionnels postérieurs, même ceux du cinéma du
milieu du XXe siècle comme le scénario en cours d’élaboration de La Fête à Henriette (1952) de Julien
Duvivier ou la déconstruction des codes du polar dans La Dame d’onze heures (1947) de Jean Devaivre, deux des films
français les plus fous de l’après seconde guerre mondiale.
Delphine de Girardin mourut à Paris d’un cancer, le 29 juin 1855. Elle
n’avait que 51 ans. Plusieurs de ses œuvres parurent à titre posthume. Le veuf,
Emile de Girardin, ne demeura pas seul : il se remaria avec une femme bien
plus jeune que lui.
Prochainement : « Une suite qui dérange » :
un film indispensable saboté.
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