samedi 23 avril 2016

Claude Jutra : le nouveau procès du cadavre et les excès de la damnatio memoriae.

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Les aventures de N'Spirou et de son ami N'Fantasio : 
- N comme N'Zorglub ;
- L'Ombre du N.
(d'après Tome et Janry qui représentent un Spirou noir simplement vêtu d'un pagne de raphia saluant le public de son calot de groom)

Dialogue de deux enfants africains en version originale non traduite à partir du jeu de "toc toc qui est là ?" :
- Toc toc !
- N'wango ?
- Bututu m'boga .
- Bututu m'boga n'g ?
- Bututu m'bogaga di umba umba yéééeï ! (chant africain stéréotypé)
- Bwah kong !
 (André Franquin : bandeau titre du Trombone illustré in Spirou n° 2043 du 9 juin 1977. La rédaction de Spirou n'est pas responsable des opinions ni des sottises éventuelles de nos auteurs)


(...) Là, les terreurs du valet Frycollin l’assaillirent de plus belle, et, avec d’autant plus de raison que les cinq ou six ombres s’étaient glissées à sa suite par le pont de la Schuylkill-river. Aussi avait-il la pupille de ses yeux si largement dilatée qu’elle s’agrandissait jusqu’à la circonférence de l’iris. Et, en même temps, tout son corps s’amoindrissait, se retirait, comme s’il eût été doué de cette contractilité spéciale aux mollusques et à certains animaux articulés.
C’est que le valet Frycollin était un parfait poltron.
Un vrai nègre de la Caroline du Sud, avec une tête bêtasse sur un corps de gringalet. Tout juste âgé de vingt et un ans, c’est dire qu’il n’avait jamais été esclave, pas même de naissance, mais il n’en valait guère mieux. Grimacier, gourmand, paresseux et surtout d’une poltronnerie superbe. Depuis trois ans, il était au service de Uncle Prudent. Cent fois, il avait failli se faire mettre à la porte ; on l’avait gardé, de crainte d’un pire. Et, pourtant, mêlé à la vie d’un maître toujours prêt à se lancer dans les plus audacieuses entreprises, Frycollin devait s’attendre à maintes occasions dans lesquelles sa couardise aurait été mise à de rudes épreuves. Mais il y avait des compensations. On ne le chicanait pas trop sur sa gourmandise, encore moins sur sa paresse. Ah ! valet Frycollin, si tu avais pu lire dans l’avenir !
Aussi pourquoi Frycollin n’était-il pas resté à Boston, au service d’une certaine famille Sneffel qui, sur le point de faire un voyage en Suisse, y avait renoncé à cause des éboulements ? N’était-ce pas la maison qui convenait à Frycollin, et non celle de Uncle Prudent, où la témérité était en permanence ?
Enfin, il y était, et son maître avait même fini par s’habituer à ses défauts. Il avait une qualité, d’ailleurs. Bien qu’il fût nègre d’origine, il ne parlait pas nègre, ― ce qui est à considérer, car rien de désagréable comme cet odieux jargon dans lequel l’emploi du pronom possessif et des infinitifs est poussé jusqu’à l’abus. (...)
(Jules Verne : Robur le conquérant. Chapitre IV (extrait))

(...) Ya-Bon, une sorte de colosse, couleur de charbon luisant, avec des cheveux crépus et quelques poils frisés au menton, avec une manche vide fixée à son épaule gauche et deux médailles épinglées à son dolman, Ya-Bon avait eu une joue, un côté de la mâchoire, la moitié de la bouche et le palais fracassés par un éclat d’obus. L’autre moitié de cette bouche se fendait jusqu’à l’oreille en un rire qui ne semblait jamais s’interrompre et qui étonnait d’autant plus que la partie blessée de la face, raccommodée tant bien que mal, et recouverte d’une peau greffée, demeurait impassible.
En outre, Ya-Bon avait perdu l’usage de la parole. Tout au plus pouvait-il émettre une série de grognements confus où l’on retrouvait son sobriquet de Ya-Bon éternellement répété.(...)
(Maurice Leblanc : Le Triangle d'or extrait du premier chapitre)

Je découvris avec stupéfaction que Renoir, Degas et Cézanne - tous ces représentants de la peinture moderne que j'avais cru pouvoir encenser - étaient notoirement antidreyfusards, bien que Saint-Loup m'eût affirmé le contraire. Aussi me replongeai-je dans la relecture répétée, rabâchée de mon "Ruskin".
(Le Nouveau Marcel Proust)

Par Horus, demeure ! Que ton nom ne soit plus !
(d'après E.P. Jacobs : Blake et Mortimer : Le Mystère de la Grande Pyramide)

Au lycée, mes professeurs vénérés de français m'enseignèrent l'horreur de toute censure (Mémoires de Moa)
 

 La damnatio memoriae (littéralement : « damnation de la mémoire ») est à l'origine un ensemble de condamnations post mortem à l'oubli, utilisée dans la Rome antique. Par extension le mot est utilisé pour toutes condamnations post mortem. (Wikipedia)
Du temps de l'Empire romain, la damnatio memoriae s'exerçait à l'encontre des mauvais empereurs, tyrans sanguinaires assassinés ou suicidés : Caligula, Néron, Domitien... Sous l'Egypte pharaonique existait déjà une forme de damnatio memoriae : elle consistait en l'effacement des noms des pharaons maudits. Stèles et cartouches contenant leurs noms étaient systématiquement effacés, martelés. Ainsi fut-il pour Akhenaton.
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De nos jours, l'on peut parler de résurgence de cette pratique sous d'autres formes. Il n'y a pas si longtemps, on se contentait d'ôter des dictionnaires les noms propres tombés dans l'oubli. Mais il y a eu les lois mémorielles et le combat légitime et nécessaire contre le négationnisme et le révisionnisme. Bien que la loi n'a pas à dicter aux historiens ce qu'ils ont à écrire, celle-ci a commencé à s'immiscer dans les travaux de recherche, traquant la moindre trace de révisionnisme, menaçant parfois de procès, de prison, les historiens qui se hasardaient à remettre en cause la doxa de la traite des esclaves, forcément limitée au seul Occident, omettant l'autre traite... arabe. 
La première damnatio memoriae contemporaine a été celle du prix Nobel Alexis Carrel (1873-1944), scientifique perverti, savant fourvoyé dans l'eugénisme, prophète douteux des chambres à gaz dans son bestseller abject paru en 1935 : L'Homme cet inconnu. Alexis Carrel complice de Vichy et d'Hitler... Une vague de débaptisations s'en suivit, effaçant toute trace nationale de l'impétrant douteux. Il est intéressant de constater qu'Orange, ville gérée par l'édile que l'on sait, est la seule à avoir conservé contre vents et marées une rue Alexis Carrel... qui croise la rue Henri Noguères (1916-1990), résistant, journaliste et historien socialiste français, président de la Ligue des Droits de l'Homme de 1974 à 1984 dont le décès fut ouvertement escamoté par des infos insanes alors que la gauche était au pouvoir !  A propos, dois-je rappeler qu'il exista un eugénisme de gauche, notamment dans les pays scandinaves ?  Que la personne qui n'est ni ambiguë, ni ambivalente, me jette la première pierre.
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Ensuite, l'on s'en prit légitimement aux généraux coupables d'avoir réprimé les révoltes d'esclaves comme Antoine Richepanse.
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Commencèrent lors les premiers dérapages, eût pu écrire Aurore-Marie de Saint-Aubain. Ce fut à l'occasion de l'affaire du billet des frères Lumière, déjà évoquée sur ce blog. C'était en 1995, année du centenaire du cinéma. Ce billet aurait dû être celui de 200 francs. L'article d'époque de Libération est disponible en ligne, gratuit qui plus est (ce qui se raréfie sur la toile...). Certaines mauvaises langues insinuent que de billet, on l'aura par Marine si elle passe à la prochaine présidentielle et sort la France de l'euro (je ne suis plus à une provocation près). De toute manière, leur grand âge ne pouvait excuser, cautionner, leur sympathie pour Pétain et consort.
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Sans rappeler ici Berlioz qui paya son parti-pris pour Louis-Philippe d'une non-panthéonisation en 2003, je pense aussi à l'autre Nobel français important du début du XXe siècle, Charles Richet (1850-1935), primé juste après Alexis Carrel et lui-même eugéniste. On lui reproche ses écrits colonialistes et racistes. Là où le bât blesse, c'est que Richet fut discrédité de son vivant à cause de son goût scientifique pour l'occultisme et les fantômes. Il fut même floué, abusé, lors d'une célèbre affaire et expérience truquée de revenants... ce qui compromit à jamais scientifiquement le sérieux  de ce que l'on nommait la métapsychique.

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Mais venons-en au sujet principal de cet article : le réalisateur québécois Claude Jutra (1930-1986). Marc Dutroux et des ecclésiastiques compromis dans la pédophilie sont passés par là. Il est navrant de constater qu'en France, seul Richard Millet a évoqué l'affaire Jutra et ses outrances "carreliennes" sur son blog par ailleurs fort peu recommandable.
L'affaire Jutra est trop flagrante, prend un tour trop considérable pour que je n'y mette pas mon grain de sel, un an après le lamentable épisode de la plaque d'Henri Dutilleux, péripétie héritière directe de la suspicion inquisitoriale généralisée remueuse de boue excrémentielle issue des cas Carrel et Lumière. Mettons d'emblée les points sur les i : je ne cautionne aucunement les crimes et délits sexuels dont Claude Jutra s'est rendu coupable et l'on sait que toute relation sexuelle non consentie avec un enfant (comme avec une personne adulte) est un viol, un crime. Claude Jutra fut un incontestable pécheur. Ce qui dérange, c'est la découverte tardive, presque trente ans après son décès, des actes répréhensibles qu'il commit. Alors je me suis questionné : quelle option devais-je choisir : hurler en chorus avec les loups ou jouer au polémiste provocateur au risque de déplaire ? J'ai opté pour la provocation parce que cela me plaît... et que je sais que la prescription et le décès déjà lointain du présumé coupable nous privent de son nécessaire procès. Que restait-il comme arme pour le condamner ?  La damnatio memoriae, et rien d'autre. Une arme lâche, utilisée depuis l'Antiquité avec l'ostracisme, courante du temps des dictatures fascistes et communistes, lorsqu'il était bon d'effacer des photos officielles les purgés des régimes totalitaires. L'Histoire fut longtemps écrite par les vainqueurs, mais, dans l'affaire Jutra, il n'y a que des vaincus ne pouvant obtenir justice. En ce cas, on se venge, on s'acharne, on gomme... on veut oublier, rebaptiser le coupable "homme sans nom". On déboulonne la statue souillée, pourrie, chancie. On aurait voulu qu'un type pareil n'ait jamais existé et semé des victimes...  On parvient à classer l'accusé, via l'opprobre, dans la catégorie des criminels contre l'Humanité, au risque que l'odieux crime pédophile devienne plus important, plus considérable historiquement que l'indépassable, unique et sidérante Shoah... au risque de banaliser le Mal, les autres bourreaux. Il n'y a pas hélas de TPI pour les pédophiles comme il y en a pour les génocidaires et les esclavagistes. Jugeons Jutra a posteriori, certes, mais jugeons le dans le calme et la sérénité... à rebours de l'emballement médiatique qui vient de suivre la révélation de ses actes.
Toutes les citations et épigraphes en ouverture de mon texte jouent ce même jeu de la provocation : si Franquin et Tome et Janry ne peuvent être soupçonnés de racisme, Jules Verne et Maurice Leblanc
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 étaient incontestablement des racistes, embrassant les idées dominantes de leur époque. Or, contrairement à Alexis Carrel, Claude Jutra ou Charles Richet, il n'a jamais été question d'effacer Jules Verne et Maurice Leblanc de notre mémoire ! Quant à Franquin, dont je suis un grand admirateur, il commit des péchés de jeunesse, lors de ses premières histoires des aventures de Spirou et Fantasio entre 1946 et 1949. Tributaire des clichés redoutables circulant en son temps, certains de ses dessins reflètent alors des poncifs courants : que de "méchants" au physique caricatural que les écrivains racistes et antisémites collaborationnistes auraient pu qualifier de métèques et autres noms d'oiseaux odieux : relisez Spirou et le robot, Spirou et les plans du robot, L'Héritage de Spirou pour vous en convaincre. Dans La Maison préfabriquée, Fantasio renouvelle sa garde-robe chez un fripier qui, le temps d'une vignette, c'est le moins qu'on puisse dire, n'a rien à envier aux représentations graphiques antisémites utilisées notamment dans les dessins et affiches de propagande nazies et pétainistes, comme la tristement célèbre exposition du Palais Berlitz de 1941 Le Juif et la France dont l'affiche, honteuse, était due à René Péron. Pygmées et autres "indigènes" des aventures de Spirou des années 1940-50 ne font que refléter l'air colonial de leur temps, les mentalités occidentales de l'époque. Plus tard, André Franquin regretta ces dessins.
Il est significatif qu'une prise de conscience s'était faite après la Shoah et la décolonisation : deux affaires significatives survenues dans Spirou au début des années 1970 sont à mentionner :
- l'affaire Ange Retors, un personnage de maître-chanteur, de fourbe barbichu, qui officie dans une aventure de Benoît Brisefer par Peyo et Walthéry, Le Cirque Bodoni (1970) ;
- l'affaire Jude Krapo, du nom attribué au départ par Jean-Claude Fournier au chef des méchants (de l'organisation criminelle le Triangle) dans l'histoire de Spirou L'Abbaye truquée (1971), Jude Krapo étant croqué sous les traits d'un homme à barbe noire coiffé d'un chapeau melon.
Ces deux bédés furent accusées en leur temps d'antisémitisme : la polémique autour d'Ange Retors fut telle que Spirou dut fournir des explications et publier un article dans lequel le personnage incriminé apparaissait sous les traits du maquettiste et illustrateur Michel Matagne duquel il était inspiré ! Fournier, quant à lui, débaptisa Jude Krapo au profit d'un nom calembour moins suspect : Charles Atan.
Mais revenons-en à Claude Jutra une fois pour toutes.
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 Né en 1930, suicidé par noyade en 1986 car ne supportant pas la maladie d'Alzheimer en sautant du pont Jacques-Cartier à Montréal, Claude Jutra fut un cinéaste respecté et adulé avant que le passé post-mortem ne rattrape sa mémoire, désormais entachée d'opprobre, que son nom ne soit livré à la vindicte. On connaissait les penchants homosexuels de Claude Jutra mais l'on ignorait qu'il fût un pédophile. On aurait dû s'en douter, puisque l'oeuvre filmique de Claude Jutra s'inscrit  dans la mouvance de la révolution sexuelle des années 60-70 qui permit tout et trop. Il y eut alors des chantres de la dépénalisation de la pédophilie ! Sait-on que sous Louis-Philippe, la majorité sexuelle avait été fixée à ... onze ans par le législateur, avant d'être reculée à treize sous Napoléon III et à quinze sous Vichy ?
 La révélation tardive du crime du cinéaste, à l'occasion d'une biographie publiée en février 2016 (l'auteur étant Yves Lever) gêne aux entournures puisque la justice ne peut juger un mort trente ans après son décès. Impuissance pénale ! Seule demeurait donc possible la damnatio memoriae, comme je viens de l'écrire ci-dessus. Une réaction disproportionnée, haineuse s'en suivit, qui alla jusqu'à vandaliser la sculpture rendant hommage au sieur Jutra : on a connu d'autres manières de déboulonner des statues, de faire choir de fausses idoles de leur piédestal, mais il s'agissait en général de despotes. D'habitude, ce sont les intégristes et les fachos qui vandalisent l'art contemporain... 
Allons plus loin. L'on a fait de Claude Jutra l'Alexis Carrel de la pédophilie, débaptisant à tout va, en une frénésie confondante de promptitude limbique, quasi pavlovienne, rues, places, salles, festivals qui étaient à son nom. L'empereur Tibère lui aussi souffrait de ces penchants horribles, si l'on en croit Suétone qui l'avait surnommé caprineus : en ce cas, appliquons la jurisprudence inquisitoriale savonarolesque Jutra à Tibère en saccageant ses bustes dans les musées consacrés à l'archéologie antique, en les brisant à coups de masses, en martelant son bas-relief sur l'Ara Pacis, en faisant fondre les monnaies romaines à son effigie ! Trajan et Hadrien aussi étaient attirés par les très jeunes gens ; faisons pour eux comme les islamistes : abattons la colonne trajane, dynamitons le Panthéon de Rome et la villa Hadriana de  Tivoli... Des pédophiles antiques Trajan et Hadrien faisons table rase ! Soyons iconoclastes ! Soyons théodosiens ! Persécutons les païens aux moeurs scandaleuses ! Abaissons-nous, oui, abaissons-nous au niveau des Talibans avec les bouddhas de Bamiyan et de Daesh à Palmyre ! Satan reconnaîtra les siens ! Provocation ! Provocation ! Provocation !

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 Si la logique qui vient d'avoir cours pour Jutra était appliquée à d'autres, l'on n'en finirait plus avec les règlements de compte a posteriori au nom de la morale, et il faudrait aussi interdire, rayer de la carte, toute l'oeuvre d'André Gide, d'Henry de Montherlant, de Gabriel Matzneff , de Charles Trenet même (il connut des affaires de moeurs avec de jeunes mineurs) au risque de basculer dans une censure de moraliste puritain effarouché, de jars blanc victorien ou de néo Savonarole  digne d'un régime totalitaire et fondamentaliste. Après l'affaire Dutroux, tout débuta par la déprogrammation par M 6 de l'épisode d' X Files souvenirs d'oubliette. Désormais, les films comportant des scènes avec des adolescentes dénudées sont devenus impossibles à voir ou presque (voir à ce sujet les débuts déshabillés de Virginie Ledoyen dans Le Voleur d'enfants de Christian de Chalonge). Raison doit demeurer. Ne nous avilissons pas au niveau de ceux que nous combattons : ils scrutent nos erreurs et n'attendent que cela pour nous discréditer. Ne risquons pas notre crédibilité et la civilisation elle-même sur un coup de dé émotionnel, épidermique, limbique. Car les excès posthumes autour de Claude Jutra sont une erreur incontestable.
Le corps de Claude Jutra ne fut retrouvé que plusieurs mois après qu'on eut constaté sa disparition domiciliaire, soit le 19 avril 1987 mais, dans les articles en ligne consultables sur le net, la date officielle de son décès est marquée 5 novembre 1986, car l'on suppute un suicide le jour même où il s'absenta et fut recherché. A l'occasion de la découverte de son cadavre, un Léon Bloy eût pu écrire s'il eût connu les moeurs de l'intéressé :  Repêchage d'une charogne ennoyée et abjecte.
Car rejeter la personne Jutra équivaut ces dernier mois à rejeter son oeuvre elle-même, à la boycotter, à la bannir partout. Les croisés de la damnatio memoriae pour cause de pourriture pédophile se font francs-juges et effaceurs intégraux, fanatiques, intransigeants et intégristes de tout ce que Jutra a légué au cinéma québécois, canadien et mondial.
Vais-je me priver d'écouter des disques de morceaux de Michael Jackson à cause de ses moeurs et penchants équivoques ? Vais-je refuser toute symphonie de Vincent d'Indy, toute réécoute de La Tragédie de Salomé, magnifique poème symphonique de Florent Schmitt (1870-1958) parce que ces deux compositeurs étaient antisémites ? Il faut savoir dissocier l'oeuvre de la personne. On ne va pas rendre les films de Claude Jutra invisibles, qu'il s'agisse des Mains nettes,  de Kamouraska avec Geneviève Bujold et Philippe Léotard ou encore de son film testament, La Dame en couleurs, daté de 1984. Claude Jutra, comme Gilles Carle (1928-2009), eut pour le cinéma canadien francophone comme anglophone l'importance de la Nouvelle Vague en France (ils en furent plus ou moins les contemporains outre-Atlantique).
Si l'homosexualité consentie entre adultes demeurait encore un délit, voire un crime en nos sociétés occidentales heureusement évoluées (du mois je l'espère) et qu'on découvrait après coup, des années après sa mort que tel ou tel acteur, musicien ou réalisateur avait une orientation sexuelle "inacceptable", faudrait-il biffer son nom, le condamner aux gémonies posthumes ?
Imaginez la destruction inquisitoriale des films de Cary Grant, de James Whale, de George Cukor, de Charles Laughton, de Rock Hudson, l'autodafé des livres, manuscrits et partitions de Marcel Proust, André Gide, Tchaïkovski, Reynaldo Hahn et d'autres encore.
Tant qu'à faire, nos néo et fort modernes francs-juges dominicains autoproclamés devraient aussi s'en prendre aux toiles de Balthus, les condamner sans appel pour pornographie et obscénité pédophile et les faire solennellement briser, rompre, brûler comme autrefois en place de Grève par un bourreau assermenté à la jolie cagoule écarlate jusqu'à ce qu'il n'en demeurât plus la moindre trace de pigment et de peinture. Ils se couvriraient à l'occasion de ridicule létal. Les nouveaux Voltaire devront veiller au grain... Les francs-juges que je dénonce sont coutumiers des relectures de l'Histoire à leur service et à leur avantage, surtout lorsqu'ils ne sont pas eux-mêmes blancs comme neige. Ce sont nos thermidoriens modernes, qui, tels ceux de 1794, aiment à fabriquer une légende noire, parfois créée de toutes pièces, parfois reposant sur un fondement réel qu'ils gonflent à loisir, afin d'assurer leur propre impunité. Ceux qui renversèrent Robespierre avaient autant que lui du sang sur les mains mais ils entreprirent la fabrication du monstre. Lisez les dernières biographies parues de l'Incorruptible, notamment celle de Jean-Clément Martin chez Perrin. Il est aussi des thermidoriens contemporains à l'oeuvre au Brésil, plus corrompus encore que leur présidente qu'ils sont en train de destituer... Pendant ce temps, aucune rue de Paris ne porte le nom de Robespierre. Quant aux "thermidoriens" de la Belle Province, allez savoir combien furent des contemporains voire des protagonistes actifs des dérives de la révolution sexuelle des années 60-70 qu'alors tous considéraient comme non répréhensibles ?
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Celles et ceux qui s'abaissent à l'effacement du nom de Claude Jutra sans avoir la capacité (intellectuelle ou morale) de dissocier la personne (condamnable ô combien) du patrimoine qu'elle nous légua sont des imbéciles patentés jouant un jeu dangereux. Le jeu de l'extrême droite, le jeu des islamistes, le jeu de la censure la plus ridicule et inadmissible. Qui vole un oeuf vole un boeuf dit le proverbe. Non à la censure pour des motifs oiseux, même s'ils peuvent revêtir une certaine légitimité ! Non au bannissement d'un nom pour l'éternité ! Jutra, qui a "expié" par la maladie et le suicide n'est plus de ce monde pour se défendre (comme l'a écrit avec justesse Richard Millet que par ailleurs je n'aime pas en tant qu'homme douteux aux idées funestes et extrémistes mais dont il m'arrive pourtant d'acheter des livres lorsque leur écriture m'agrée). Il est loin de la coupe aux lèvres. Nous ne sommes plus en l'an 897 où se tint l'absurde procès du cadavre ou concile cadavérique, lorsque le pape Etienne VI fit procéder à l'exhumation du corps desséché du pontife Formose, qui le précéda sur le trône de Pierre, afin qu'on le jugeât pour trahison : il avait couronné empereur Arnulf de Carinthie, rompant l'alliance de la papauté avec l'aristocratie romaine (la famille des Spolète, à laquelle on avait fait miroiter la couronne impériale). La momie de Formose fut dépouillée de ses attributs pontificaux et livrée à la foule romaine qui la jeta dans le Tibre.. Tous ses actes pontificaux furent annulés, son élection papale invalidée. Formose : un Akhenaton ou un Claude Jutra du Haut Moyen Âge ?  Soyons vigilants, ô citoyens du monde, pour que ne se reproduisent pas, pour que ne se multiplient pas d'autres procès du cadavre...

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Prochainement : 2016 : Shakespeare seul ? Au sujet des non-commémorations significatives de Cervantès et d'autres personnalités passées.

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