Ce pastiche figure aussi sur le site des éditions de l'abat-jour.
À Pierrefonds, tout était en deuil. Les cours étaient
désertes, les écuries fermées, les parterres négligés, courant vers
l’ensauvagement, vers l’anarchie. Dans les bassins, s’arrêtaient d’eux-mêmes
les jets d’eau, naguère épanouis, bruyants et brillants. Le château se
ruinait ; le maître n’était plus. La désolation s’appesantissait sur les
aîtres. Les corps de bâtiment suaient le bissêtre et un lierre tenace
s’insinuait en les moindres fissures. Que tout s’effondrât d’un seul coup
n’était plus qu’une question de semaines.
Sur les chemins peu carrossés, autour du château
moribond, s’en venaient, accouraient, quelques graves personnages sur des mules
ou sur des bidets de ferme, montures d’un grotesque rustique. Leurs silhouettes
multiformes récapitulaient tous les types, toutes les morphologies possibles,
de la plus hectique à la plus ventripotente, de la plus rougeaude à la plus
pellucide. Item, leurs vêtures reflétaient la variété de leurs rangs, des plus
passepoilées, chamarrées et damassées aux plus guenilleuses et lanifères, comme
ces vestes de bergers exsudant leur suint. C’étaient les voisins de campagne,
les curés, les archiprêtres, les vidames, les vavasseurs et les baillis des
terres limitrophes, accourus à la curée en équarisseurs, en nécrophages,
puisqu’ils étaient informés que Porthos n’était point mort intestat.
Pierrefonds les aimantait, exerçait sur eux une attraction digne de celle des
immondices ou des carcagnes sur les mouches.
Tout ce beau monde varié entrait silencieusement au
château, remettait sa monture rossinante et efflanquée à un palefrenier morne,
et se dirigeait, guidé par un chasseur à la livrée de deuil, vers la grande
salle, où, sur le seuil, Mousqueton recevait chaque arrivant.
Mousqueton avait tant maigri depuis deux jours, que
ses habits remuaient lors sur lui, flottaient sur son corps flasque, pareils à
ces fourreaux trop larges, au cuir caprin fragrant de musc, dans lesquels
dansent les fers des épées, des brettes espagnoles et florentines. Sa figure
couperosée de rouge et de blanc, comme celle de la Madone baroque de Van Dyck, se
sillonnait de deux ruisseaux argentés, inédits, qui creusaient leur lit dans
ses joues fondues, aussi pleines jadis qu’elles étaient décharnées depuis son
deuil.
À chaque nouvelle visite, Mousqueton épanchait sa
peine par la miction de nouvelles larmes, et c’était grand’pitié de le voir
étreindre son gosier par sa grosse main pour ne pas éclater en sanglots.
Toutes ces visites avaient pour but la lecture du
testament de Porthos, annoncée pour ce jour mémorable, et à laquelle voulaient
assister toutes les convoitises ou toutes les amitiés du mort, qui ne laissait nul
parent après lui. Les assistants prenaient place à mesure qu’ils arrivaient, et
la grande salle venait d’être fermée quand sonna l’heure de midi, heure fixée
pour la lecture. Toutes ces faces de carême affichaient qui leur engeance avide,
qui leurs regrets. C’était une assemblée de masques, de caricatures
bouseuses ; chacun disputait à son voisin de tablée la trivialité de ses
traits, sa laideur glauque. On eût pu faire accroire que tous les crapoussins,
toutes les gargouilles, tout ce que la contrée, les feux et lieux du pays,
comptaient de mascarons méphistophéliques, de farfadets, de foutriquets, de
marmousets et de kobolds, s’étaient donnés rendez-vous à Pierrefonds. Ces
doctes personnes, à peine extirpées de leur purin, emplissaient la grande salle
de leurs effluences malpropres, de leurs vents putrescibles, viciant l’air de
leur pestilence flatulente causée par l’opulence de leur table. Sous leurs
pourpoints grossiers, sous leurs chemises ou leurs chausses, l’on devinait chez
ces Rabelais jouisseurs des couches stratifiées, des agrégats divers, teigneux,
bariolés d’ocrures[1]
versicolores, conférant à ces chairs des nuances putrides, agrégats dus à un
manque conséquent d’hygiène remontant pour la plupart de ces mes sieurs à leur éjection utérine, sans
que mais ils se lavassent, sauf lorsqu’ils se sentaient malades et que leur
Purgon personnel prescrivait qu’ils le fissent. Les haleines de tous ces
cauteleux perfides impatients de toucher un pactole empestaient le vin d’Anjou
auquel se mêlaient des relents de rogomme. Ils avaient en eux la ruse
caractéristique que l’on disait bon sens,
cette ruse commune à nos compradores portugais ou levantins emberlucoqueurs
sévissant dans tous les comptoirs du globe où il est bon de grappiller et
d’escroquer les petits.
Le procureur de Porthos, et c’était sans nulle
surprise importune le successeur de maître Coquenard, commença par déployer
lentement le vaste parchemin sur lequel la puissante main du mousquetaire
herculéen avait tracé ses volontés suprêmes.
Le cachet rompu, les lunettes mises, la toux
préliminaire ayant retenti, chacun tendit une oreille cireuse. Les trognes se
firent taiseuses. Même les mains avaient cessé de claquer, de s’occuper à
l’écrasement des vermines, si ce n’était à l’épouillage des chevelures rancies
de saletés de toutes sortes, dont le beurre exhalait ses poisons. Mousqueton
s’était blotti dans un coin pour mieux pleurer, pour moins entendre, à moins que,
par pur prosaïsme, il se fût réfugié en un havre où les exhalaisons de tous ces
pignoufs parvenaient atténuées à ses narines.
Tout à coup, la porte à deux battants de la grande
salle, d’un chêne rouvre alourdi par mille surcharges d’ébénisterie
mythologiques superfétatoires, bien qu’on l’eût refermée tantôt, s’ouvrit tout
de même comme par l’action d’un prodige, et une figure mâle, quoique marquée
par l’âge, apparut sur le seuil, resplendissant dans la plus vive luminescence
du soleil.
C’était d’Artagnan, qui était arrivé seul jusqu’à
cette porte, et, ne trouvant personne pour lui tenir l’étrier, avait attaché
son cheval au heurtoir, et s’annonçait lui-même sans recourir au moindre varlet.
Hors de ces circonstances d’exception, c’eût été une impolitesse de sa part. De
son regard farouche, il paraissait dévisager, scruter, jauger, toutes les
altérités de ces brutes fétides.
L’éclat du jour envahissant la salle, le murmure des
assistants, et, plus que tout cela, l’instinct du chien fidèle, parvinrent à
arracher Mousqueton à sa rêverie. Il releva sa tête triste, reconnut en un
éclair fulgurant le vieil ami du maître, et, hurlant sa douleur de vieux
corniaud, vint lui embrasser les genoux en arrosant les dalles de ses larmes.
D’Artagnan releva le pauvre intendant, répondit comme
un frère à son embrassement, et ayant salué noblement une assemblée de
gougnafiers venus pour écornifler, assemblée qui ne méritait point de tels
égards, bien qu’elle s’inclinât tout entière en chuchotant son nom, il alla
s’asseoir à l’extrémité de la grande salle de chêne sculpté tenant toujours la
main de Mousqueton qui suffoquait et s’asseyait sur le marchepied.
Alors le procureur, qui était ému comme les autres,
jugea que l’instant était bon ; il commença la lecture avec une solennité
de prêcheur en ambon, solennité marquée toutefois par les inflexions d’une voix
doucereuse et onctueuse de dom quelque
chose, d’abbé de cour courtisanesque polluant l’Académie française de son
pullulement inadéquat.
Porthos, après une profession de foi des plus
chrétiennes, demandait pardon à ses ennemis du tort qu’il avait pu leur causer.
Il voulait ainsi que Dieu rédimât ses fautes, lui qui souvent n’avait pas
respecté le premier commandement du Décalogue.
À ce paragraphe, un rayon d’inexprimable orgueil
glissa des yeux de d’Artagnan. Ce fut une illumination à la semblance de celle
de l’athée touché par la Grâce. Il se rappelait le vieux soldat blanchi sous le
harnais. Tous ces ennemis de Porthos, terrassés par sa main vaillante, tous ces
bélîtres, maroufles et paltoquets pourfendus par sa flamberge, il en supputait
le nombre, et se disait que Porthos avait fait sagement de ne pas détailler ses
ennemis ou les torts causés à ceux-ci ; sans quoi, cela eût lassé le
lecteur et nous-même. Ses torts inexpiables, ses péchés, sa coulpe, étaient
cependant moindres que ceux de tous ces jean-f…qui emplissaient la salle. Un
châtiment de Belzébuth lui eût paru immérité, et d’Artagnan supposait que
Porthos, s’il n’avait pu rejoindre expressément le Paradis, attendait son salut
en Purgatoire.
Venait alors l’énumération suivante :
Je possède à l’heure qu’il est, par
la grâce de Dieu :
1° Le domaine de Pierrefonds,
terres, bois, prés, eaux, forêts, entourés de bons murs ;
2° Le domaine de Bracieux, château,
forêts, terres labourables, formant trois fermes ;
3° La petite terre du Vallon, ainsi
nommée, parce qu’elle est dans le vallon…
Ah, le brave Porthos ! Aussi brave que nos
grognards de Charlet !
4° Cinquante métairies dans la
Touraine, d’une contenance de cinq cents arpents ;
5° Trois moulins sur le Cher, d’un
rapport de six cents livres chacun ;
6° Trois étangs dans le Berri, d’un
rapport de deux cents livres chacun.
Quant aux biens mobiliers, ainsi
nommés, parce qu’ils ne peuvent se mouvoir, comme l’explique si bien mon savant
ami l’évêque de Vannes…
D’Artagnan frissonna au souvenir lugubre de ce nom.
Cet Aramis, cet hypocrite…
Le procureur continua imperturbablement :
… Ils consistent :
1° En des meubles que je ne saurais
détailler ici faute d’espace, et qui garnissent tous mes châteaux ou maisons,
mais dont la liste est dressée par mon intendant…
Chacun tourna les yeux vers Mousqueton, qui s’abîma
dans sa douleur puisque tel était le titre, telle était la qualité conférée par
Porthos au fidèle d’entre les fidèles.
2° En vingt chevaux de main et de
trait que j’ai particulièrement dans mon château de Pierrefonds et qui
s’appellent : Bayard,
Roland, Charlemagne, Pépin, Dunois, La Hire, Ogier, Samson, Milon, Nemrod,
Urgande, Armide, Falstrade, Dalila, Rebecca, Yolande, Finette, Grisette,
Lisette et Musette.
3° En soixante chiens, formant six
équipages, répartis comme il suit : le premier, pour le cerf ; le
second, pour le loup ; le troisième, pour le sanglier ; le quatrième,
pour le lièvre, et les deux autres, pour l’arrêt ou la garde ;
4° En armes de guerre et de chasse
renfermées dans ma galerie d’armes ;
5° Mes vins d’Anjou, choisis pour
Athos, qui les aimait autrefois ; mes vins de Bourgogne, de Champagne, de
Bordeaux et d’Espagne, garnissant huit celliers et douze caves en mes diverses
maisons ;
6° Mes tableaux et statues qu’on
prétend être d’une grande valeur, et qui sont assez nombreux pour fatiguer la
vue.
7° Ma bibliothèque, composée de six
mille volumes tout neufs, et qu’on n’a jamais ouverts ;
8° Ma vaisselle d’argent, qui s’est
peut-être un peu usée, mais qui doit peser de mille à douze cents livres, car
je pouvais à grand-peine soulever le coffre qui la renferme, et ne faisais que
six fois le tour de ma chambre en le portant.
9° Tous ces objets, plus le linge de
table et de service, sont répartis dans les maisons que j’aimais le
mieux… »
Ici, le lecteur s’arrêtera pour reprendre haleine.
Chacun soupira, toussa et redoubla d’attention. Certains s’impatientaient
cependant, murmurant indûment : « Mais combien laisse-t-il de
pistoles, de livres ou de maravédis ? » Il fallait que ces cuistres
intumescents de fatuité l’admissent : la fortune de Porthos ne s’était pas
construite sur des châteaux de sable ; elle n’avait reposé ni sur la
spéculation à outrance (qui existait moindrement en ce siècle-là malgré un
précédent tulipier illustre que Dumas, ce talentueux mulâtre, nous romança), ni
sur la thésaurisation stérile, improductive ; elle ne revêtait aucunement
ce caractère pisseux, lourd d’humeurs innommables, d’enflures spéculatives, en
négation de toutes les valeurs chrétiennes, si souvent typique de nos modernes
chevaliers d’industrie et autres financiers, dont les bondieuseries
artificieuses et hypocrites, les génuflexions de salops, masquent la soif
inextinguible du jeu hasardeux en bourse.
Car la fortune de Porthos, au contraire, s’était bâtie dans l’équité, dans l’humilité, la justice et le don de soi. De plus, il s’était pas mal moqué des accumulations de jaunets dans des coffres dignes des fosses septiques où s’entassent les fèces. De fait, Porthos avait fait preuve de sagesse antique ; il avait certes respecté la fameuse chrématistique d’Aristote, fait fructifier ses biens, afin qu’après sa mort les personnes qu’il jugerait dignes en profitassent. Le procureur reprit :
Car la fortune de Porthos, au contraire, s’était bâtie dans l’équité, dans l’humilité, la justice et le don de soi. De plus, il s’était pas mal moqué des accumulations de jaunets dans des coffres dignes des fosses septiques où s’entassent les fèces. De fait, Porthos avait fait preuve de sagesse antique ; il avait certes respecté la fameuse chrématistique d’Aristote, fait fructifier ses biens, afin qu’après sa mort les personnes qu’il jugerait dignes en profitassent. Le procureur reprit :
« J’ai vécu sans avoir
d’enfants, et il est probable que je n’en aurai pas, ce qui m’est une cuisante
douleur. Je me trompe cependant, car j’ai un fils en commun avec mes autres
amis : c’est M. Raoul Auguste-Jules de Bragelonne, véritable fils de M. le
comte de La Fère. Ce jeune seigneur m’a paru digne de succéder aux trois vaillants
gentilshommes dont je suis l’ami et le très-humble serviteur. »
A ce passage, un bruit aigu se fit entendre. C’était
l’épée de d’Artagnan, qui, glissant du baudrier de cuir gaufré et craquelé de
vieillesse, était tombée sur la planche sonore. Chacun tourna les yeux de ce
côté, et l’on vit qu’une grande larme avait coulé des cils épais et grisâtres
de d’Artagnan sur son nez aquilin, ce tarin de cadet de Gascogne dont l’arête
lumineuse brillait ainsi qu’un croissant sélénite enflammé au soleil luminique[2].
« C’est pourquoi, continua le procureur, j’ai laissé tous mes biens, meubles et
immeubles, compris dans l’énumération ci-dessus faite, à M. le vicomte
Raoul-Auguste-Jules de La Fère, pour le consoler du chagrin qu’il paraît avoir,
et le mettre en état de porter glorieusement son nom… »
Un nouveau murmure courut dans l’auditoire. L’on
devinait les déceptions, les rancœurs, la bisque des rapaces, des charognards,
des écornifleurs et parasites maris par cette clause. Sur le parchemin, point
d’obèle : aucune tierce main n’avait interpolé, falsifié le texte du
mousquetaire. Tout y était sincère et vrai.
Le procureur continua, soutenu par l’œil flamboyant de
d’Artagnan, qui, parcourant l’assemblée, rétablit par la seule autorité de son
regard le silence interrompu, dissipa l’invective, matant la salauderie de tous
ces chancis de convoitise.
« À la charge, par M. le
vicomte de Bragelonne, de donner à M. le chevalier d’Artagnan, capitaine des
mousquetaires du roi, ce que ledit chevalier d’Artagnan lui demandera de mes
biens.
« À la charge, par M. le
vicomte de Bragelonne, de faire tenir une bonne pension à M. le chevalier
d’Herblay, mon ami, s’il avait besoin de vivre en exil.
« À la charge, par M. le
vicomte de Bragelonne, d’entretenir ceux de mes serviteurs qui ont fait dix ans
de service chez moi, et de donner cinq cents livres à chacun des autres.
« Je laisse à mon intendant
Mousqueton tous mes habits de ville, de guerre et de chasse, au nombre de
quarante-sept, dans l’assurance qu’il les portera jusqu’à les user pour l’amour
et par souvenir de moi.
« De plus, je lègue à M. le
vicomte de Bragelonne mon vieux serviteur et fidèle ami Mousqueton, déjà nommé,
à la charge par ledit vicomte de Bragelonne d’agir en sorte que Mousqueton
déclare en mourant qu’il n’a jamais cessé d’être heureux. »
A l’énonciation de ces mots, Mousqueton ne put
qu’acquiescer ; il salua l’indigne assistance, pâle et
tremblant ; ses larges épaules frissonnaient comme un convulsionnaire, un quaker sectateur fanatique ; son
visage, empreint d’une effrayante douleur, déformé comme ces masques
prophylactiques de peuplades barbares adoratrices de fétiches et de monstres,
sortit de ses mains glacées, et les assistants le virent trébucher, hésiter,
comme si, voulant quitter la salle, il cherchait une direction.
— Mousqueton, dit d’Artagnan, mon bon ami, sortez
d’ici ; allez faire vos préparatifs. Je vous emmène chez Athos, où je m’en
vais en quittant Pierrefonds.
Mousqueton ne put répondre quoi que ce fût. Un mutisme
pathologique frappait, paralysait son aire du langage. Il respirait à peine,
comme si tout, dans cette salle, lui devait être désormais étranger, n’avait
plus aucune importance. La vacuité l’envahit. Il ouvrit la porte et disparut avec
la lenteur d’une tortue pélagique centenaire.
Le procureur acheva sa lecture, après laquelle
s’évanouirent déçus, mais pleins d’un respect davantage dû à la fausseté, au
patelinage, qu’à l’expression de la sincérité, la plupart de ceux qui étaient
venus entendre les dernières volontés de Porthos. Et d’Artagnan pouvait
s’assurer qu’une fois le seuil franchi et Pierrefonds quitté, ces mécréants
cesseraient aussitôt de pateliner. Les masques cherraient tous ! D’Artagnan
ne se montait pas le bourrichon au sujet de l’avenir de ces avides punis.
Cependant, notre d’Artagnan, demeuré seul après avoir
reçu la révérence cérémonieuse que lui avait faite le procureur, admirait cette
sagesse profonde du testateur qui venait de distribuer si justement son bien au
plus digne, au plus nécessiteux, avec des délicatesses que nul, parmi les plus
fins courtisans et les plus nobles cœurs, n’eût pu rencontrer aussi parfaites.
C’était cela, l’honnête homme, non pas nos égocentriques boursicoteurs modernes
dévoués à Plutus.
En effet, Porthos enjoignait à Raoul de Bragelonne de
donner à d’Artagnan tout ce que celui-ci demanderait. Il savait bien, ce digne
Porthos, que d’Artagnan ne demanderait rien ; et, au cas où il eût demandé
quelque chose, nul, excepté lui-même, ne lui faisait sa part.
Porthos laissait une pension à Aramis, lequel, s’il
eût eu l’envie de demander trop, était arrêté par l’exemple de
d’Artagnan ; et ce mot exil, jeté par le testateur sans intention
apparente, n’était-il la plus douce, la plus exquise critique de cette conduite
d’Aramis qui avait causé la mort de Porthos ? L’évêque de Vannes et
général des Jésuites avait beaucoup à se faire pardonner et, si la grotte de
Locmaria était devenue le tombeau de Porthos, son mausolée, avant de muer en
cénotaphe si toutefois on eût exhumé son corps formidable des décombres philistins[3],
c’était bien à cause d’Aramis.
Enfin, il n’était pas fait mention d’Athos dans le
testament du mort. Celui-ci, en effet, pouvait-il supposer que le fils
n’offrirait pas la meilleure part au père ? Le gros esprit de Porthos
avait jugé toutes ces causes, saisi toutes ces nuances, mieux que la loi, mieux
que l’usage, mieux encore que le goût. C’était pour lui l’évidence ; cela
ne se disputait point.
« Porthos était un cœur », se dit d’Artagnan
avec un soupir.
Et il lui sembla entendre un gémissement provenant du
plafond caissonné. Il se rappela tout de suite à ce pauvre Mousqueton, qu’il
fallait distraire de sa douleur.
À cet effet, d’Artagnan s’obligea à quitter la salle
avec empressement pour aller chercher le digne intendant, puisque celui-ci ne
revenait pas.
Il monta l’escalier qui conduisait au premier étage,
et aperçut dans la chambre de Porthos un amas d’habits de toutes couleurs et
bariolures, de toutes étoffes aussi, précieuses ou viles, écrouies ou faisant
encore illusion, habits de vieux colosse sur lesquels Mousqueton
s’était couché après les avoir entassés lui-même.
C’était donc cela le lot du fidèle ami ! Ces
habits usés, fanés, lui appartenaient bien ; ils lui avaient été bien
donnés. On voyait la main de Mousqueton s’étendre sur ces reliques empoicrées,
sur ces hardes émollientes bien qu’elles fussent d’une vénénosité de
mancenillier à cause de leurs germes, vêtements funèbres qu’il baisait avec
déraison de toutes ses lèvres, de tout son visage, qu’il couvrait de tout son
corps. C’était là un jeu trouble, qui dérangeait les bonnes âmes, un jeu
d’amoureux horrible, un accouplement d’immondices car ces habits étaient gâtés,
chancis, blets de la crasse du vieux mousquetaire, de ses perspirations stagnantes,
blets des aventures multiples, vécues par monts et par vaux, sans que Porthos
songeât même à changer sa chemise, roide d’ordure, élimée jusqu’à la trame,
aussi infecte qu’un apostume.
D’Artagnan ne pouvait demeurer sans réaction devant
cette pitrerie obituaire exagérée, pis qu’un mauvais mélodrame : il
s’approcha pour consoler le pauvre garçon, pensant qu’il s’extirperait de cette
guignolade expansive de mauvais aloi.
— Mon Dieu, dit-il, il ne bouge plus ; il est
évanoui !
D’Artagnan se trompait : Mousqueton était mort.
Mort, comme le chien qui, ayant perdu son maître, revient mourir sur son habit,
quelle qu’en fût la saleté et l’indignité. Il s’était empêtré dans toutes ces
souquenilles carnavalesques, étouffé au sein de ces amas d’étoffes de géant,
trouvé sa rédemption parmi ces oripeaux virils, rappelant ambigument ceux des
antiphysiques qui, ne supportant pas le trépas de leur mère, préfèrent
s’homicider par le poison, par l’opiat de Thanatos, ce dieu de la putridité
dernière, après s’être travestis en histrionnes, après avoir idolâtré non pas
celle qui les engendra, mais toutes ses vêtures pieusement conservées. En
périssant ainsi, pourtant, Mousqueton avait trouvé sa nitescente rédemption.
Prochainement : un billet sera consacré à la distribution aléatoire des films de la comédienne Mia Wasikowska. A bientôt après les vacances de printemps.
Prochainement : un billet sera consacré à la distribution aléatoire des films de la comédienne Mia Wasikowska. A bientôt après les vacances de printemps.
[1] Néologisme ou mot-valise inventé
par Léon Bloy, formé à partir d’
« ocre » et d’ « ordures ».
[2] Extraordinaire néologisme de
Léon Bloy : ce terme est ici employé dans un sens bien différent de celui
que nous avons coutume de voir ou d’entendre dans la science-fiction.
[3] Allusion à la mort de
Samson : l’effondrement de la grotte et l’anéantissement du mousquetaire
colossal sont assimilés à l’écroulement du palais des Philistins.