Marcel Proust.
L’on sait que le deuil ne peut seoir à Pierrefonds
mais au contraire, messeoir, car il était inconcevable, en ce castel non encore
dénaturé par les restaurations abusives de Monsieur Viollet-Le-Duc,
bâtisse
qui, comme nous le comprenons en
l’acception du Grand Siècle, affirmait ses survivances du temps des Seigneurs,
que le deuil pût s’inviter d’une manière aussi subreptice, inattendue, brusque,
pour ne point dire choquante (il est
choquant de savoir que la conception obituaire en sa grandeur baroque, d’avant
l’ordre classique, pût différer autant de nos mœurs industrielles, ainsi que
l’affirmait ostensiblement Madame Verdurin,
qui ne saisissait rien,
n’appréhendait rien des mentalités de l’aurore du règne du Roi-Soleil). Or, je
pouvais l’observer : les cours de cet ancien Pierrefonds étaient désertes,
les écuries fermées, les parterres négligés. Dans les bassins, à ce que pouvait
en juger un œil expert, d’une acuité absolue de clinicien, les jets d’eau s’arrêtaient
d’eux-mêmes, eux qui, naguère épanouis, s’étaient montrés si bruyants, si
brillants, prodiguant leurs éclaboussures, leurs embruns opimes à tout un
peuple aristocratique suranné que nos salons dédaigneraient pour leur rusticité
(puisque l’hygiène de cette époque laissait à désirer, l’épanouissement de soi,
l’affirmation du caractère de soi, passant alors davantage par l’exposition du
linge en d’artistiques crevés, par une exemption du bain – considéré comme une
médication). En conséquence, même le baron de Charlus, même Saint-Loup, eussent
affirmé sans vergogne : « Ces gens-là sont puants. »
Sur les chemins mal empierrés (il n’y avait alors
point de ce commode macadam pour les recouvrir et pallier les épouvantables
cahots occasionnant maintes brisures de roues, voire d’essieux tout entiers),
autour du château, accourus de tous les horizons, venaient quelques graves
personnages sur des mules ou sur des bidets de ferme, chose qui eût paru
grotesque à Swann puisque les huit-ressorts, les voitures confortables,
n’existaient pas ou peu ; la patache dominait, le trinqueballe aussi, et
davantage encore que l’habit, la monture faisait le moine, déterminait la
classe. C’étaient les voisins de campagne, les curés et les baillis des terres
limitrophes au domaine du mort qui accouraient des quatre points cardinaux.
Tout ce monde bien peu noble, assez rustre, entrait
silencieusement au château, remettait sa monture à un palefrenier morne, et se
dirigeait, conduit par un chasseur à la livrée négride, harmonisée avec les
circonstances, vers la grande salle, où, sur le seuil, Mousqueton, le bien
connu laquais du maître disparu, se contraignait à recevoir les arrivants. Or,
notre Mousqueton était monté en grade puisque affublé du qualificatif
d’intendant – non pas que cette ascension fût proprement sociale – puisqu’il ne
pouvait excéder, en la hiérarchie compartimentée de ce temps, la position du
giletier Jupien (cela n’empêchant point Sodome de s’acoquiner avec plus jeune
et moins titré que soi, lorsque Palamède de Charlus -– ainsi que nous pouvons
l’observer en la stratégie de séduction de l’orchidée afin que la féconde
l’insecte - –jette avec audace son dévolu d’homme décrépit sur cet homme de
condition inférieure telle que définie avant la Grande Révolution qui révulsait
Oriane de Guermantes).
Mousqueton
– à ce que je pus le constater avec
tristesse - avait tellement maigri, dépéri depuis à peine deux jours, que ses
habits – aussi pesants et chargés de passementeries qu’ils fussent - remuaient sur lui, pareils à ces fourreaux
trop larges, dans lesquels dansent les fers des épées – du moins s’agissait-il
ici d’épées anciennes, lourdes, de
ces flamberges et brettes sans rapport aucun avec notre escrime moderne nous
valant une pluie d’or aux olympiades modernes. Sa figure couperosée de rouge et
de blanc, comme celle de la Madone de Van Dyck, madone que Ruskin
ne mentionne
pas, puisque les écoles du Nord n’interfèrent jamais avec l’art vénitien de
Carpaccio, de Titien ou de Bellini, sa face d’autrefois bon vivant abreuvé au
sancerre ou au vin d’Anjou, était dorénavant sillonnée par deux ruisseaux
argentés qui creusaient leur lit dans ses joues, aussi pleines jadis qu’elles
étaient flasques depuis son deuil irrémissible. L’on peut promptement dépérir
d’une maladie de cœur, au sens propre comme au figuré ; Swann
en fit
l’expérience amère si je puis l’écrire car l’affaire Dreyfus l’avait miné. Et c’était présentement le
trépas héroïque de son maître Porthos, alias Du Vallon de Bracieux de Pierrefonds
qui, telle une sape, minait la santé autrefois étincelante et gaillarde du
malheureux intendant Mousqueton. Ce sobriquet, s’il en fût de plus drôle, ne
lui convenait plus guère ; mais il n’est point temps ici de contester les
sobriquets comme, lorsqu’en une rémanence involontaire, me revient en mémoire
celui de Palamède de Guermantes, baron de Charlus, dit Taquin le Superbe.
À chaque nouvelle visite, Mousqueton se faisait
découvreur de nouvelles larmes, en une taxinomie inédite que je me refuse à commenter,
et c’était pitié de le voir étreindre son gosier par sa grosse main pour ne pas
éclater en sanglots. Cela s’apparentait à une de ces déceptions amoureuses,
lorsque je découvris qu’Albertine avait adhéré à la confession de Gomorrhe,
parce qu’elle et Andrée dansaient ensemble d’une manière indécente, trop
accolées l’une à l’autre, ainsi qu’il en est quand l’arapède adhère
inconsidérément, dans la nature, à toute sorte de support où les créatures
sessiles trouvent bon à s’accrocher.
Je sus que toutes ces visites avaient pour but la
lecture du testament de Porthos, annoncée pour ce jour, et à laquelle voulaient
assister toutes les convoitises ou toutes les amitiés du mort, qui ne laissait
aucun parent après lui. Porthos était passé de vie à trépas sans nulle
descendance, au contraire de ces lignages apanagés, de ces noblesses impériales
à majorat auxquelles Napoléon le Grand avait promis qu’elles s’allieraient et
fusionneraient avec l’ancien sang-bleu. Les assistants prenaient place à mesure qu’ils
arrivaient, et la grande salle venait d’être fermée quand sonna l’heure de
midi, heure fixée pour la lecture. Je songeais à leur avidité, au penchant
naturel que possèdent toutes ces assemblées d’hommes étant loups pour l’homme à vouloir se partager les dépouilles
du mort, comme si dépouilles il y avait au sens littéral du mot (ceci évoquant
en mes souvenances fortuites cet épisode de la succession de Bergotte, à moins
que ma mémoire faisant défaut, je confonde cette péripétie avec l’impossibilité
que Mademoiselle Vinteuil convolât en justes noces, elle qui aimait à bibeloter
en des compagnies exclusivement féminines, parce qu’agrégée à la même tribu
qu’Albertine ou Andrée, tribu qu’au temps de Porthos, l’on qualifiait
d’anandryne), telle cette syntaxe, ce traditionnel lexique cynégétique, de
vénerie royale d’hallali et de sus, bien que je susse que les qualités de
louvetier, de grand veneur, ne pouvaient s’appliquer à aucun de ces experts en
rapacité, encore moins à des femmes (aucune n’étant d’ailleurs présente céans),
Norpois m’ayant pourtant appris depuis que la duchesse d’Uzès elle-même (comme
Saint-Loup me l’avait antan sous-entendu chez la princesse de Sagan sans que je
le comprisse, puisque éberlué par cette révélation dont l’invraisemblance
m’ébaudissait) avait été la première femme à porter le titre de lieutenant en
louveterie. C’était là un manque de féminisme, compréhensible en ce siècle de précieuses ridicules. Aucun de ces
messieurs n’avait ouï de l’existence de la Carte du Tendre, de l’œuvre des
Scudéry. L’absence en cette assemblée d’élément féminin pouvant avec juste
raison réclamer sa part du gâteau laissé par le sire de Bracieux de Pierrefonds
me sembla un manque patent de savoir-vivre.
Le procureur de Porthos,
(c’était naturellement le
successeur de maître Coquenard, institué en cet office vénal sans qu’il se fût
encore acquitté de la célèbre paulette), commença par déployer lentement le
vaste parchemin sur lequel la puissante main de Porthos avait tracé ses
volontés suprêmes. Je crains ici l’impair, le pléonasme, la tautologie, tant il
était évident que Porthos fût bâti comme un hercule de nos foires actuelles,
qu’il fût doté d’une carrure que l’on qualifie d’athlétique ; sa force
constituait son évidence, léguée par la nature, évidence dont Monsieur de
Charlus ne pourrait partager les goûts, ce dernier étant trop instruit du
raffinement, de la distinction, dont se targuent nos poètes décadent à la
gloire finissante, plus tombés en désuétude, en décrépitude, que Bergotte
lui-même (car on ne les lit plus guère ; pourrais-je lire encore de telles
inepties fleuries et désuètes ?).
Le cachet rompu, les lunettes mises, la toux
préliminaire ayant retenti (toux de circonstance, non point souffreteuse, de
catarrhe, de ces accès habituels, irrépressibles, des asthmatiques voués aux
fumigations et aux ballons d’oxygène), chacun tendit l’oreille, Mousqueton
s’étant entre-temps blotti dans un recoin obscur et salpêtré, aux fins de mieux
pleurer, de moins entendre car le dicton le dit bien : ventre affamé n’a pas d’oreilles puisqu’il
était incontestable que l’étisie récente de Mousqueton devait provoquer en lui
une vacuité d’entrailles, lui qui partageait les agapes, les manducations de
son maître réputé engloutir des quantités conséquentes de victuailles, tandis
qu’en nos salons, les concetti ferment les estomacs des duchesses aux plaisirs
des palais : elles n’avalent que de l’air, qui les comble, les rassasie,
les satisfait, entraîne leur réplétion, ce qui n’est pas le cas du baron de
Charlus (l’accroissement de surface de son abdomen étant causée par l’abus de
bonne chère au Grand Vefour, outre le vieillissement, à moins que le Café
italien intervienne conséquemment dans l’alourdissement de sa silhouette).
D’un coup inattendu, la porte à deux battants de la
grande salle, qui avait été refermée, s’ouvrit comme par un prodige, et une
figure mâle quoique vieillie sous le harnais apparut sur le seuil,
resplendissant dans la plus vive lumière du soleil, en des éclats, des
scintillements bien connus de moi lorsque de la fenêtre de ma chambre d’hôtel à
Balbec, je contemplais longuement les irisations de la mer, de la houle, dont
le génie d’Elstir savait reproduire en ses toiles toutes les subtilités
diamantées. Et je percevais à distance les rires cristallins des jeunes filles
en fleur aux chevelures diaprées et libres jouant au diabolo, ou, avec audace,
s’exerçant à devenir des vélocipédistes confirmées. Que le cycle eût été inventé
dès le dix-septième siècle, et l’histoire du féminisme aurait été changée
considérablement !
C’était d’Artagnan en personne, qui, arrivé seul
jusqu’à cette porte, et ne trouvant nulle valetaille pour lui tenir l’étrier,
avait attaché son cheval au heurtoir, sans façon, s’annonçant lui-même, presque
impoliment (hétérodoxie, rupture avec les usages que je ne condamne pas puisque
l’on ne peut blâmer les évolutions nécessaires d’un savoir-vivre suranné, qui
ressort davantage d’une coutume que nous légua l’étiquette royale que d’usages
institués aux temps féodaux par quelques seigneurs rustres).
L’éclat du jour envahissant la salle, le murmure des
assistants, et, plus que tout cela, l’instinct du chien fidèle, du barbet, du
pointer, de toutes ces races canines vouées à la chasse, à la meute, à la
courre, arrachèrent Mousqueton à sa rêverie éperdue, tout comme moi-même. Il
releva la tête, reconnut le vieil ami du maître, et, hurlant de douleur, vint
lui embrasser les genoux en arrosant les dalles de ses larmes. Le docteur
Percepied n’eût été d’aucun secours pour soulager cette manifestation de
chagrin, communicative, sans que je retinsse ma propre émotion désormais
impossible à endiguer.
D’Artagnan releva le pauvre intendant, l’embrassa
comme un frère, en une étreinte plus audacieuse que celles que j’osais
timidement pratiquer autrefois à l’adresse de Gilberte, et ayant salué
noblement l’assemblée, qui s’inclinait tout entière en chuchotant son nom
illustre, oubliant instamment ses privautés, ses convoitises, il alla s’asseoir
modestement, sans faire cas de son rang, à l’extrémité de la grande salle de
chêne sculpté tenant toujours la main de Mousqueton qui suffoquait et
s’asseyait sur le marchepied. Il appliquait à lui-même cet adage : les derniers seront les premiers et les
premiers les derniers, puisqu’il n’attendait rien de Porthos, si ce n’était
l’hommage posthume de l’ami. Je doute que Madame Verdurin eût saisi toute la
subtilité de l’attitude de d’Artagnan car trop infatuée, grotesque sans qu’elle
s’en rendît jamais compte.
Alors le procureur, ému tout comme les autres,
commença la lecture d’une voix mesurée dont la petite musique s’écoula en
circonvolutions, en arabesques contrapunctiques, en mélodieuses mélopées
doctorales de détenteur du droit romain.
Porthos, après une profession de foi des plus
chrétiennes, ce qui d’évidence soulignait sa qualité première, sa non
appartenance au parti libertin (il se refusait comme d’Artagnan à entrecouper
son verbe haut et franc d’interjections à la gasconne, de ces mordiou, ces jarnidiou ne manquant toutefois ni de panache, ni de caractère)
demandait pardon à ses ennemis du tort qu’il avait pu leur causer. Quelles que
fussent les dimensions de ces torts que je m’imaginasse, je ne parvenais
aucunement penser le brave mousquetaire capable de fourberie, de méchanceté, de
cruauté ; c’eût été plutôt là l’apanage d’un Aramis, habillé, masqué d’hypocrisie,
en bon général des jésuites, parce que Norpois avait rapporté à madame
Verdurin, en bon diplomate rapporteur de potins (et j’effectuais de sitôt un
amalgame entre ce qu’il avait déclaré sotto-voce et les circonstances de
l’élection de l’évêque de Vannes au généralat des jésuites quoique cela fût
officieux) le processus occulte présidant aux élections papales et jésuitiques
de l’ancien temps, ce qui sous-entendait parfois le recours au poison, au
poignard, à la conjuration, ou que les cardinaux hissassent un moribond sur le
trône de Pierre ainsi qu’il en avait été en 1316, en 1503 ou en 1555.
À ce paragraphe testamentaire donc, un rayon
d’inexprimable orgueil glissa des yeux de d’Artagnan car toutes ces
prolégomènes lui rappelaient le vieux soldat et tous ces ennemis de Porthos, terrassés
par sa main vaillante ; il en supputait le nombre, la qualité
gentilhommesque, les titres de
propriété, la hautesse de leur rang, et se disait que Porthos avait fait
sagement de ne pas détailler ses ennemis ou les torts causés à ceux-ci sans
qu’il songeât même à la rancune entretenue parmi la postérité desdits ennemis ;
sans quoi, le besogne eût été trop rude pour le lecteur mais également pour
moi-même. Peut-être Porthos avait-il contribué à l’extinction de races, de
lignées épuisées, gâtées en leur sang éthéré, lignages qui eussent renforcé
cent trente années plus tard les rangs de la contre-révolution, anticipant
involontairement ce que l’on nomme le darwinisme, la sélection naturelle, car
ce bon colosse était une force de la nature.
Et je devinais la raison pour laquelle les ultras de Charles X avaient été
vaincus : leur clan s’était retrouvé appauvri, non point par la
guillotine, mais déjà par les exploits de Porthos, ce qui renforçait ma
conviction intime au sujet du républicanisme d’Alexandre Dumas. De
l’aristocratie matée par le fer du géant ne demeuraient que nos résidus des
salons, où le verbiage artificieux avait succédé aux bravades des Grands,
salons dont j’étais revenu après m’y être fourvoyé.
Venait alors l’énumération suivante que je rapporte
tout de même :
Je possède à l’heure qu’il est, par
la grâce de Dieu :
1° Le domaine de Pierrefonds,
terres, bois, prés, eaux, forêts, entourés de bons murs ;
2° Le domaine de Bracieux, château,
forêts, terres labourables, formant trois fermes ;
3° La petite terre du Vallon, ainsi
nommée, parce qu’elle est dans le vallon…
Brave Porthos ! (dois-je le dire, me l’attribuer,
ou laisser cette exclamation spontanée dans le cerveau de d’Artagnan :
cela ressemble tant à des paroles apocryphes, interpolées !)
4° Cinquante métairies dans la
Touraine, d’une contenance de cinq cents arpents ;
5° Trois moulins sur le Cher, d’un
rapport de six cents livres chacun ;
6° Trois étangs dans le Berri, d’un
rapport de deux cents livres chacun.
Quant aux biens mobiliers, ainsi
nommés, parce qu’ils ne peuvent se mouvoir, comme l’explique si bien mon savant
ami l’évêque de Vannes…
D’Artagnan frissonna au souvenir lugubre de ce nom
tout en feintise, en ruse, bien qu’il me laissât de marbre.
Le procureur continua imperturbablement :
… Ils consistent :
1° En des meubles que je ne saurais
détailler ici faute d’espace, et qui garnissent tous mes châteaux ou maisons,
mais dont la liste est dressée par mon intendant…
Chacun tourna les yeux vers Mousqueton, qui s’abîma
dans sa douleur incoercible, sans que je pusse intervenir pour la soulager,
sans que je susse par quel biais la contrer.
2° En vingt chevaux de main et de
trait que j’ai particulièrement dans mon château de Pierrefonds et qui
s’appellent : Bayard, Roland,
Charlemagne, Pépin, Dunois, La Hire, Ogier, Samson, Milon, Nemrod, Urgande,
Armide, Falstrade, Dalila, Rebecca, Yolande, Finette, Grisette, Lisette et
Musette.
3° En soixante chiens, formant six
équipages, répartis comme il suit : le premier, pour le cerf ; le
second, pour le loup ; le troisième, pour le sanglier ; le quatrième,
pour le lièvre, et les deux autres, pour l’arrêt ou la garde ;
4° En armes de guerre et de chasse
renfermées dans ma galerie d’armes ;
5° Mes vins d’Anjou, choisis pour
Athos, qui les aimait autrefois ; mes vins de Bourgogne, de Champagne, de
Bordeaux et d’Espagne, garnissant huit celliers et douze caves en mes diverses
maisons ;
6° Mes tableaux et statues qu’on
prétend être d’une grande valeur, et qui sont assez nombreux pour fatiguer la
vue.
7° Ma bibliothèque, composée de six
mille volumes tout neufs, et qu’on n’a jamais ouverts ;
8° Ma vaisselle d’argent, qui s’est
peut-être un peu usée, mais qui doit peser de mille à douze cents livres, car
je pouvais à grand-peine soulever le coffre qui la renferme, et ne faisais que
six fois le tour de ma chambre en le portant.
9° Tous ces objets, plus le linge de
table et de service, sont répartis dans les maisons que j’aimais le
mieux… »
Ici, le lecteur jugea bon s’arrêter pour reprendre
haleine, mêmement moi, car il est des instants où, lorsque les fumigations ne
suffisent plus à soulager l’asthme du malade, il est bon de recourir à ce que
l’on qualifie de ballons d’oxygène qui, d’une façon artificielle, procurent ce
surplus d’air indispensable à la prolongation de la vie de l’écrivain. Et il
est fort incommodant, tous les habitués du bottin mondain le savent, d’exhaler
en la présence d’une Oriane de Guermantes
ou d’une princesse de Sagan,
les
remugles haleinés fétides de la médication ; c’est d’une impolitesse
notoire, item cela constitue un manque flagrant et fragrant de savoir-vivre. Chacun soupira donc, toussa et redoubla
d’attention, moi de même, tout occupé que j’étais à réprimer ces accès morbides
d’étouffement, puisque je me prenais au jeu du mieux que je pouvais, bien que
les végétations qui proliféraient en mes alvéoles pulmonaires me tourmentassent
sans trêve. Le procureur reprit :
« J’ai vécu sans avoir
d’enfants, et il est probable que je n’en aurai pas, ce qui m’est une cuisante
douleur. Je me trompe cependant, car j’ai un fils en commun avec mes autres
amis : c’est M. Raoul Auguste-Jules de Bragelonne, véritable fils de M. le
comte de La Fère. Ce jeune seigneur m’a paru digne de succéder aux trois
vaillants gentilshommes dont je suis l’ami et le très-humble serviteur. »
Ici, un bruit aigu se fit entendre. J’en déterminai la
raison : c’était l’épée de d’Artagnan, qui, glissant du baudrier attaché à
son pourpoint passé de mode, aux passementeries fanées, qui arborait encore la
coupe du précédent règne du Juste, était tombée sur la planche sonore. Chacun
tourna les yeux de ce côté, et l’on vit qu’une grande larme avait coulé des
cils épais de d’Artagnan sur son nez aquilin, dont l’arête lumineuse brillait
ainsi qu’un croissant enflammé au soleil, formule littéraire merveilleuse que
je n’ose ici retoucher, modifier, déformer, gâcher, altérer, parce que les
impressions qu’elle me procure la rapprochent des manifestations de cette
mémoire involontaire qu’évoquent la saveur d’une madeleine ou les tableaux
d’Elstir.
« C’est pourquoi, continua le
procureur, j’ai laissé tous mes biens, meubles et immeubles, compris dans
l’énumération ci-dessus faite, à M. le vicomte Raoul-Auguste-Jules de La Fère,
pour le consoler du chagrin qu’il paraît avoir, et le mettre en état de porter
glorieusement son nom… »
Un long murmure courut dans l’auditoire bien que pour
ma part je me tusse, en spectateur étranger décidé à ne point prendre parti
pour l’une ou l’autre cause ; il témoignait des déceptions de maints
assistants, mais le procureur ne lâcha point prise ; il continua, soutenu,
encouragé par l’œil flamboyant de d’Artagnan, qui, parcourant l’assemblée des
déçus, rétablit le silence interrompu.
« À la charge, par M. le
vicomte de Bragelonne, de donner à M. le chevalier d’Artagnan, capitaine des
mousquetaires du roi, ce que ledit chevalier d’Artagnan lui demandera de mes
biens.
« À la charge, par M. le
vicomte de Bragelonne, de faire tenir une bonne pension à M. le chevalier
d’Herblay, mon ami, s’il avait besoin de vivre en exil.
« À la charge, par M. le
vicomte de Bragelonne, d’entretenir ceux de mes serviteurs qui ont fait dix ans
de service chez moi, et de donner cinq cents livres à chacun des autres.
« Je laisse à mon intendant
Mousqueton tous mes habits de ville, de guerre et de chasse, au nombre de
quarante-sept, dans l’assurance qu’il les portera jusqu’à les user pour l’amour
et par souvenir de moi.
« De plus, je lègue à M. le
vicomte de Bragelonne mon vieux serviteur et fidèle ami Mousqueton, déjà nommé,
à la charge par ledit vicomte de Bragelonne d’agir en sorte que Mousqueton
déclare en mourant qu’il n’a jamais cessé d’être heureux. »
En entendant ces mots, Mousqueton salua, pâle et
tremblant ; il n’en pouvait mais. Ses
larges épaules frissonnaient convulsivement ; son visage, empreint d’une
effrayante douleur, sortit de ses mains glacées, et les assistants le virent
trébucher, hésiter, comme si, voulant quitter la salle, il cherchait une
direction. Il venait de perdre ses repères dans l’espace et le temps, ainsi
qu’il en est dans une théorie toute récente stipulant que ces deux entités,
relatives, n’en constituent qu’une seule. Je craignis à cet instant pour lui,
me souvenant des derniers jours de ma grand-mère puisque l’émotionnement de
l’intendant équivalait à la manifestation d’une maladie de deuil et qu’il est
difficile, délicat, de survivre à celles et ceux que l’on a aimés.
— "Mousqueton, dit d’Artagnan, mon bon ami, sortez
d’ici ; allez faire vos préparatifs. Je vous emmène chez Athos, où je m’en
vais en quittant Pierrefonds".
Mousqueton ne répondit rien. Je vis qu’il respirait à peine, comme si tout,
dans cette salle, lui devait être désormais étranger. Il ouvrit la porte et
disparut lentement.
Le procureur acheva sa lecture, après laquelle
s’évanouirent déçus, mais pleins de respect, la plupart de ceux qui étaient
venus entendre les dernières volontés de Porthos, non pas que cet
évanouissement dût être pris au pied de la lettre, mais il est des pâmoisons
diplomatiques, à moins que cette évaporation équivalût à un prompt départ des
lieux, où plus aucun de ces lésés n’avait plus rien à faire, comme lorsque
s’achève un déplorable spectacle de café-concert, de beuglant, où
s’encanaillent parfois nos notabilités.
Quant à d’Artagnan, demeuré seul après avoir reçu la
révérence cérémonieuse que lui avait faite le procureur, il admirait cette
sagesse profonde du testateur qui venait de distribuer si justement son bien au
plus digne, au plus nécessiteux, avec des délicatesses que nul, parmi les plus
fins courtisans et les plus nobles cœurs, n’eût pu rencontrer aussi parfaites,
du moins est-ce ainsi que Dumas le rapporta. Pour ma part, les sentiments du
vieux mousquetaire demeuraient impénétrables.
En effet (récapitulai-je en une énonciation
respectueuse du texte du grand feuilletoniste dont l’ascendance mulâtre valait
bien toutes nos différences de réprouvés ou de cachés des mœurs, qu’ils eussent
été juifs ou homosexuels), Porthos enjoignait à Raoul de Bragelonne de donner à
d’Artagnan tout ce que celui-ci demanderait. Il savait bien, ce digne Porthos,
que d’Artagnan ne demanderait rien ; et, au cas où il eût demandé quelque
chose, nul, excepté lui-même, ne lui faisait sa part.
Adonc, repris-je afin que tout fût clair, Porthos
laissait une pension à Aramis, lequel, s’il eût eu l’envie de demander trop (ce
qui témoignait chez notre auteur de la volonté de souligner l’ambiguïté de son
personnage tour à tour bretteur et ecclésiastique), était arrêté par l’exemple
de d’Artagnan ; et ce mot exil, jeté par le testateur sans
intention apparente, n’était-il la plus douce, la plus exquise critique de cette
conduite d’Aramis qui avait causé la mort de Porthos ?
Enfin, à mon étonnement, connaissant toute l’intrigue
immortelle romanesque ayant été concoctée par le cerveau génial d’Alexandre
Dumas, il n’était pas fait mention
d’Athos dans le testament du mort. A titre d’explication psychologique (non
point de ces abus chirurgicaux et cliniques dont use Monsieur Paul Bourget), celui-ci,
en effet, pouvait-il supposer que le fils n’offrirait pas la meilleure part au
père ? Le gros esprit de Porthos – puisqu’il est des esprits aussi gros
que des corps alourdis par les plaisirs multiples et interdits - avait jugé
toutes ces causes, saisi toutes ces nuances, mieux que la loi, mieux que
l’usage, mieux que le goût, du moins si l’acception du mot « goût »
demeure celle du Grand Siècle, puisque tout abus d’usage d’un terme en altère
le sens premier, le galvaude, l’atténue, le banalise, le vide enfin de sa quintessence lexicale et
étymologique.
« Porthos était un cœur », se dit d’Artagnan
avec un soupir. Phrase lapidaire s’il en fut.
Et il lui sembla entendre un gémissement au plafond,
gémissement qu’il fut le seul à ouïr. Il pensa tout de suite à ce pauvre
Mousqueton, qu’il fallait distraire de sa douleur.
À cet effet, d’Artagnan quitta la salle avec
empressement pour aller chercher le digne intendant, puisque celui-ci ne
revenait pas, évidence que mes sens percevaient, l’absence demeurant facile à
constater quand le nombre des protagonistes d’une scène vient de s’étrécir
considérablement, après que l’écrivain eut mis fin au fourmillement mondain
inconsidéré des concetti.
Il monta l’escalier qui conduisait au premier étage,
et aperçut dans la chambre de Porthos un amas indescriptible d’habits de toutes
couleurs et de toutes étoffes, capharnaüm de garde-robe noble sur lequel
Mousqueton s’était couché après avoir entassé lui-même tout ce fatras.
C’était le lot du fidèle ami, je n’en doutais
nullement. Ces habits lui appartenaient bien ; ils lui avaient été bien
donnés, en tant qu’hoir. Et je voyais la main de Mousqueton s’étendre sur ces
reliques passées, qu’il baisait de toutes ses lèvres, de tout son visage, qu’il
couvrait de tout son corps ainsi qu’il en est lorsque les plus fervents
croyants idolâtrent le moindre fragment décoloré de tunique porté censément par
le Christ.
Dois-je rapporter que D’Artagnan s’approcha pour
consoler le pauvre garçon ?
— Mon Dieu, dit-il, il ne bouge plus ; il est
évanoui !
Je constatai d’évidence que D’Artagnan se
trompait : Mousqueton était mort ; mort, comme le chien, bâtard ou de grand pedigree qui, ayant perdu son maître,
revient mourir sur son habit, loqueteux ou somptueux, peu importe au canidé en
cette épitaphe animalière judicieuse, en cet apologue que n’eût point dédaigné
Bergotte (il l’eût même applaudi), soulignai-je, parce qu’il n’est pas plus
fidèle animal que le chien, comme sut si bien nous le démontrer l’aède aveugle[1]
bien que j’ignorasse si des personnalités en vue comme Madame Cambremer eussent
possédé la moindre meute capable de manifester la plus petite commisération
hors l’hallali. L’instinct grégaire, les moeurs de prédation, communs à ces
braques, ces pointers, ces setters, ces limiers assoiffés du sang du gibier,
les exclut d’office de l’affection que nous portent les petits chiens
d’appartement, bull-dogs
ou caniches
aristocratiques, fort bien apprêtés, toilettés et soignés. Il est un constat simple, que tout un chacun
peut faire : le chien s’attache à la main qui le nourrit, qui le gâte de
friandises ou de viande crue, qu’elle soit calleuse ou fine, blanche ou tannée
par le soleil, juvénile ou sénescente, gantée de cuir, de laine, de chevrotin
ou de filoselle, qu’elle appartienne au grand veneur, au piqueur, à un
ministre, à un saltimbanque du cirque Médrano, à une Madame de quelque chose ou à la plus vile des
pierreuses. L’amour du chien, réciproque, brasse tous les étages de notre
société et aussi tous les sexes. Toutefois, est-il bon que les femmes aimant
les chiens s’enquièrent aussi de vénerie ? J’ose le répéter pour
conclure : la lieutenance de louveterie étant un office désuet, je puis
douter de la pertinence de l’attribuer à une femme, duchesse ou pas, haute
revendication du lignage d’Uzès tombé en viduité[2]
et non point en quenouille, car il est des femmes titrées qui, au nom du
féminisme, réclament l’obtention de tous les titres, de toutes les qualités
autrefois attribuées à la gent mâle.