jeudi 16 octobre 2014

Jean Epstein et la question du cinéma "ethnographique" breton.

Chassez le naturel, il revient au galop. (Destouches 1680-1754)

Souci de lama, petit souci. Souci d'homme, gros souci. (proverbe péruvien imaginaire)

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Je n'ai pas la prétention de vouloir soutenir une thèse sur l'oeuvre de Jean Epstein (1897-1953), a fortiori sur sa production bretonne, bien qu'elle soit étonnante à plus d'un titre. 
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Il est significatif que l'article anglais que les contributeurs de Wikipedia ont rédigé en l'honneur de ce grand artiste expérimentateur soit plus complet que celui offert par la version française de l'encyclopédie en ligne. Nul n'est prophète en son pays, et, tout comme une Germaine Dulac ou un Louis Delluc, item pour le Marcel l'Herbier des années vingt, l'oeuvre filmique expérimentale de Jean Epstein peut encore rebuter.
J'ai décidé aujourd'hui d'évoquer, en fonction de mes modestes connaissances, les courts métrages qu'Epstein réalisa en Bretagne, en particulier Le Tempestaire, que je ne connaissais que de nom avant que la chaîne Ciné+Classic ne le diffusât au printemps 2014. Au préalable, dressons la liste de ces films répertoriés comme "armoricains" : ils ne sont pas les seuls courts métrages à l'actif de Jean Epstein, qui s'intéressa également aux auberges de jeunesse et aux bâtisseurs de cathédrales.

On a longtemps reproché à Epstein sa filmographie hétérogène, pour ne pas dire hétéroclite, alternant les courts métrages de recherche et les films alimentaires de fiction commerciaux. Il faut admettre que les spectateurs étaient déroutés par les hardiesses des premiers : abandon de tous les artifices de la mise en scène adaptée du théâtre, recours aux décors naturels, aux comédiens non professionnels, usage de la langue bretonne etc.   
Qu'est-ce qui intéresse le plus Epstein ? Ce sont avant tout les espaces insulaires, portuaires, maritimes, les phares. Ouessant est un des lieux de prédilection qu'il choisit de filmer.
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 Il néglige la Bretagne continentale, intérieure, son folklore, ses légendes rapportées par Anatole Le Braz. Il se moque comme de colin-tampon de l'Ankou, de la forêt de Brocéliande, d'Ys l'engloutie et consort. Jean Epstein se veut naturaliste. Au fond, on peut rapprocher ses courts métrages bretons de L'Homme d'Aran  de Robert Flaherty (1934). Mais, sous l'épure réaliste, transparaît tout de même un certain fantastique, lorsque la Mer, personnifiée, redoutée, occupe le centre du propos. C'est alors que Le Tempestaire entre en scène.
La Mer est une créature monstrueuse, un espace répulsif, preneur de corps et d'âmes, qu'on craint, qu'on révère aussi. Mer sacralisée... Elle est capricieuse, imprévisible, imprédictible. On ne peut la dompter. Seul le tempestaire possède ce pouvoir : à volonté, il déclenche le grain ou le calme. Il maîtrise les éléments, la météorologie. Sorcellerie marine, persistance d'un substrat païen dans la très catholique Bretagne ? 

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Après une longue éclipse, le cinéaste documentariste revient sur le devant de la scène une fois passée la tourmente de la guerre, en signant ce court métrage, Le Tempestaire, que je puis qualifier de chef-d'oeuvre : le cinéma vérité s'y mélange harmonieusement avec le fantastique et la Mer demeure toujours le personnage central, la déesse d'eau dont on craint qu'elle ne procède à une nouvelle fauchaison de vies de marins, de pêcheurs. L'action du film se déroule à Belle-Île-en-Mer, dont la fascination littéraire est bien connue, puisque ce fut un lieu crucial de l'action tragique du Vicomte de Bragelonne d'Alexandre Dumas, dont il a été récemment question en ce blog. Les bruissements de la tempête, les mugissements venteux, le microcosme-macrocosme de la Mer contenue dans la "boule" maléficiée du sorcier tempestaire forment autant d'éléments troublants. Jean Epstein va au-delà de la nature : il en donne une lecture autre, presque pré-néolithique, lorsque l'homme n'en expliquait les phénomènes que par l'intervention de divinités rattachées aux quatre éléments fondamentaux : eau, terre, feu, air : et le tempestaire détient le secret de la maîtrise de trois des quatre éléments : feu des éclairs, eaux marines, courants aériens tempétueux. Le maître du septième art illustre un "magisme" païen persistant en plein XXe siècle.
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 la fiancée du jeune marin qui a pris le large, craignant pour sa vie, recourt à l'aide du tempestaire, intercesseur, intermédiaire entre les humains et la déesse Mer, qu'elle charge de calmer, de tempérer : il doit mettre fin au courroux de la Mer réclamant sa pitance, Mer-mère qui a déclenché la bourrasque : le sorcier parvient à ses fins ; il sauve l'amoureux du péril.

L'atmosphère du Tempestaire est envoûtante, prenante ; on ne peut l'oublier de sitôt : il est bon de rappeler qu'Epstein excella dans le cinéma muet fantastique, avec La Chute de la Maison Usher et La Glace à Trois Faces, que je découvris au commencement des années 1990.L'ineffable poésie se dégageant de ces images mouvantes en noir et blanc prouve ô combien l'économie de moyens dont Epstein usa dans son oeuvre convenait à la perfection à son message esthétique.
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Quel fut l'accueil critique de cette singularité ? Un florilège vous est fourni sur le site de la Cinémathèque française.


·         Action
·         « Jean Epstein est un théoricien de la caméra. Son Tempestaire réserve pourtant une émotion artistique aux peintres : des cieux, des nuages vivants. »
·         [S.N.], 21.04.1948
·          
·         L’Age nouveau
·         « Pour la première fois, avec le cinéma, nous voyons que, sans être interprétés, des bruits de toutes sortes peuvent prendre une importance ignorée jusqu’à ce jour. Est-ce-à dire que c’est déjà de la musique ? C’est, en tout cas, de la composition sonore… »
·         René Clément, juin 1950
·          
·         Ambiance
·         « L’histoire est de celles qui naissent au bord des rochers dangereux dans une atmosphère qui excite l’angoisse et l’imagination. Mais ce n’est point seulement pour nous la conter qu’Epstein s’en est allé à Belle-Ile-en-Mer au large de Quiberon. Ce metteur en scène qui fut à l’avant-garde du muet et qui, autrefois, partant du ralenti de l’image, nous donna La Chute de la Maison Usher, ne vivait que pour appliquer au son cette méthode qui permettait de voir désormais ce qu’aucun être humain n’avait encore décelé ; et permettait d’entendre ce qui n’avait jamais été entendu. »
·         [S.N.], 18.06.1947
·          
·         L’Aube
·         « Le Tempestaire qui aura cette originalité de donner au son une importance presqu’aussi grande qu’à l’image (…). Nous verrons dans Le Tempestaire ce que peut nous apporter le ralenti du son.
·         Jean Néry, 04.04.1947
·          
·         Climats
·         « Un chef-d’œuvre qui n’a presque rien coûté ; un magnifique poème visuel fait par un seul homme, avec une modeste camera. »
·         Le Cousin Pons, 12.05.1948
·          
·         Europe
·         « Pour magnifier la mer, il a utilisé le ralenti visuel et a fructueusement expérimenté le ralenti sonore. La modification des rythmes de la réalité, trop souvent vouée jusqu’à présent à de médiocres prouesses d’illusionnisme, est ici promue à engendrer une émotion authentiquement artistique. »
·         Raymond Barkan, 06.1948
·          
·         Le Figaro
·         « Dans Le Tempestaire, vous entendrez, pour la première fois (…) un enregistrement direct du vent. Les techniciens avaient dit : c’est impossible. Nous sommes pourtant descendus dans la plus fameuse grotte de Belle-Ile, celle que Sarah Bernhardt a baptisée l’Apothicairerie. Le résultat est saisissant. Le dialogue dantesque du vent, de la mer et des roches ne ressemble à rien d’autre. »
·         Propos de Jean Epstein recueillis par Jean-Baptiste Jeener, 24.01.1947
·          
·         Franc-tireur
·         « Le Tempestaire, ce ne sera pas, comme on l’a écrit déjà, un film breton, mais plutôt un film atlantique, un film océanique. Le décor terrestre sera presque schématique. Et la mer que je veux saisir pourrait être aussi bien celle d’Irlande, ou d’Ecosse. Les acteurs indigènes eux-mêmes ne seront que des figures symboliques sur fond de mer et de ciel. Le Tempestaire sera, si vous le voulez, un film abstrait. »
·         Propos de Jean Epstein recueillis par Jean Néry, 06.02.1947
·          
·         France d’abord
·         « Le Tempestaire est une œuvre attachante et originale où l’on retrouve le rôle important que le son aurait dû toujours garder dans les créations d’atmosphère. C’est aussi, pour bien des cinéastes, une leçon de cinéma sonore et une leçon de montage, réalisées avec la sobriété que, seul, peut conférer le talent. »
·         Georges Terrane, 22.05.1947
·          
·         France-libre
·         « Le Tempestaire, court métrage, est une succession d’images mêlées de bruits qui, entrant en résonnance avec l’âme du spectateur, font naître en lui une suite d’émotions de la plus haute qualité (…). Le Tempestaire est un documentaire romancé où Jean Epstein à force d’habileté et de puissance, restitue par le roman la réalité. »
·         Pierre Chartier, 15.05.1947
·          
·         Mer et Outre-mer
·         « Les grandioses images (…) du Tempestaire ; quelle plus belle plastique imaginer que celle de l’assaut des vagues contre les rochers, décomposé en toutes ses reptations et ses jaillissements tel qu’on le voit dans Le Tempestaire ? Quoi de plus monstrueux que le va-et-vient de la mer, saisi dans l’ombre de la nuit, dont Epstein a su encore amplifier la vie mystérieuse en accompagnant l’image de la palpitation sonore de cette vie ? »
·         P. Laubriet, 01.11.1948
·          
·         Le Résistant de l’Ouest
·         « De cette évocation très simple, Epstein a réalisé quelque chose d’étonnant et de très personnel, marqué par son génie des belles images et des découvertes techniques. »
·         [S.N.], 21.02.1947
·          
·         Opéra
·         « Il s’agit d’un véritable poème cinématographique, utilisant (…) les nombreuses ressources du cinéma en matière de fantastique. Un immense crescendo nous y emporte à travers la tempête, jusqu’à sa résolution finale, admirablement soulignée par une musique d’Yves Baudrier, mise au point avec un grand soin par le compositeur et le metteur en scène ».
·         Gilbert Caillet, 18.06.1947
·          
·         Le Peuple
·         « Images admirables de vagues qui déferlent, de paysages marins, de dunes balayées par le vent et surtout rendu étonnant des miaulements, grondements et rugissements de la tempête. »
·         S.B., 24.05.1947
·          
·         Point de vue
·         « Pour la première fois dans les grottes de Belle-Ile, ont été enregistrés, en direct, les dialogues du vent et de la mer. Un étonnant mixage les a liés à la musique. C’est prodigieux. Il semble que nous soit révélée pour la première fois, la perspective sonore… »
·         [S.N.], 29.05.1947
·          
·         Une semaine à Paris 04.05.1948
·         « [Jean Epstein] nous place exactement face à la mer, seuls avec elle : il insiste des minutes durant sur un jeu de vagues courroucées… »
·         Jean Laury, 04.05.1948
·          
·         V (Marseille)
·         « Jean Epstein est un de ces cinéastes dont l’activité même réduite, inspire le respect et l’admiration. Le Tempestaire est le nom que les pêcheurs bretons donnent aux vieux marins doués de la faculté surnaturelle de déclencher ou d’apaiser les tempêtes. Dans une œuvre forte et saine de vingt minutes, Jean Epstein nous reconstitue une ambiance absolument extraordinaire. »
·         Charles Ford, 25.05.1947
Source : site Internet de la Cinémathèque française. 
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La dernière critique est signée Charles Ford (1908-1989), qui fut un important historien du septième art.

Prochainement, je débuterai une série consacrée aux écrivains dont la France ne veut plus, en commençant par l'évocation d'un auteur "homonyme" : Anatole France. 

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