samedi 4 octobre 2014

Boule de Suif (1945) : un grand film classique français.

Antonin le Pieux, cet empereur sous le règne duquel strictement rien ne se passa ! (Le Nouveau Victor Hugo)

Que les conversations cessent, que les rires s'envolent. Ici, la mort se réjouit d'aider les vivants. (devise de la morgue de Vienne qui aurait été reprise par l'expert médico-légal américain Charles Norris (1867-1935))

Ce n'est pas en léchant du yaourt renversé par terre, mêlé à des poils humains et autres ordures, qu'on renversera l'ultralibéralisme. ("Traité du Contre Jan Fabre" à propos de son oeuvre "C'est du théâtre, comme c'était à espérer et à prévoir")

La provocation contemporaine est un académisme au même titre que les gladiateurs musclés des toiles de Jean-Léon Gérôme. (Opinion libre de Moa)

Ils se pensoient obstinément rebelles, hors du système, et le proclamoient haut et fort à l'opinion publique ; de fait, ils en étoient partie prenante, s'étoient mis en toute connaissance de cause au service de sa perpétuation. Celui-ci les avoit manipulés, récupérés, neutralisés, domestiqués, normalisés, assimilés, sans que leurs adulateurs en eussent conscience. (Mémoires du Nouveau Cyber Saint-Simon)

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Ce billet ne relève pas de l'exégèse, loin s'en faut. Boule de Suif  de Christian-Jaque, sorti en 1945, est, à mon avis (et je sais cet avis partagé par beaucoup), une des meilleures adaptations filmées de l'univers littéraire de Guy de Maupassant. J'ai vu ce long métrage en noir et blanc pour la première fois en 1974. Etant enfant, je n'en avais pas saisi tout le sel, le cynisme, l'humour, l'aspect satyrique et grinçant, la dénonciation de la lâcheté, de la compromission qu'il contient. Boule de Suif n'est pas un OVNI cinématographique, déboulé de nulle part. Il annonce la couleur, sans esprit retors, ne se pare ni d'ambivalence, ni de dissimulation derrière un rideau de fumée métaphorique le confinant à l'hermétisme indéchiffrable, comme c'est trop souvent le cas de films et d'oeuvres plastiques contemporains qui finissent par ne plus rien critiquer ni attaquer du tout, s'auto-neutralisent, se rendent inoffensifs à force de codages, à la grande joie du système dominant (et à son grand soulagement aussi). Boule de suif revendique son côté ostensible : il est franc, clair comme de l'eau de roche, compréhensible, pas tel ce non indispensable Winter Sleep surfait et à rallonge dont on nous a inutilement rebattu les oreilles comme en un bourrage de crâne intellectualisant (ô paradoxe ! ô contradiction flagrante !).

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Boule de Suif est génial, un authentique chef-d'oeuvre, d'une acidité tout à fait actuelle et nécessaire qui manque tant à tous ces films à thèse loupés contemporains. 
Je vous en livre la fiche technique (pour celles et ceux ne la connaissant pas et ignorent tout du cinéma de plus de vingt-vingt-cinq ans d'âge) :
Allons, faisons-nous plaisir : la distribution vaut le coup d'oeil, bourrée de seconds rôles remarquables, souvent injustement oubliés, hors cinéphiles acharnés :

 Petite anecdote : avant l'existence d'Internet, j'ignorais le nom de l'auteur de la musique de ce film. Il faut dire qu'il n'était pas crédité au générique, et qu'il s'agit d'une personnalité dont on sait peu de choses : Marius-Paul Guillot. Constatons que sa musique ressemble de manière troublante à celle de La Chevauchée fantastique de John Ford, la thématique, le procédé mélodique évocateur de la diligence cheminant par les routes mal carrossée étant semblables.
Notons qu'il s'agit d'une adaptation synthétisant deux grosses nouvelles célèbres de Maupassant consacrées à la guerre franco-prussienne de 1870 : Boule de Suif et Mademoiselle Fifi. On doit à Henri Jeanson (1900-1970),
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 grand satrape pataphysicien devant l'Eternel, l'écriture des dialogues incisifs émaillant maintes séquences inoubliables comme celle de la diligence, avec l'affaire du poulet froid que la prévoyante Boule de Suif (Micheline Presle, criante de vérité en cocotte de lupanar d'époque bien qu'elle soit fort charmante et d'une vénusté ne correspondant pas à l'aspect suiffeux, obèse, de l'héroïne décrite par Maupassant car en conformité avec une époque où les homme préféraient plutôt les femmes très bien en chair ; dans le film, il est dit qu'elle a perdu sa graisse !)
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 a emporté pour se restaurer, sans omettre ces remarques mal placées de bourgeois coincés à l'encontre du personnage du républicain Cornudet (Alfred Adam). Entre autres noms d'oiseaux, il est question de "Gambetta, de "Rochefort" et de "voyoucratie" sans omettre "la république épaulant la prostitution" ou "ce n'est plus une diligence, mais un fourre-tout", "bons mots" satiriques où le talent incisif d'Henri Jeanson fait mouche à tous les coups. Henri Rochefort (1831-1913), opposant au Second Empire, devint boulangiste et antidreyfusard. A l'époque (1870), il était considéré comme d'extrême gauche.
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Cornudet, c'est la Résistance ; les autres, c'est la collaboration, la compromission avec l'occupant (prussien en 1870, nazi en 1940-1944). Christian-Jaque choisit le film en costumes, l'adaptation littéraire, au lieu d'une optique contemporaine et héroïque, comme René Clément dans La Bataille du Rail. 
Là, la résistance se fait par la femme, la réprouvée, la prostituée rejetée aux marges de la société par une morale bourgeoise hypocrite, par de bonnes matrones effarouchées dont les époux ont coutume de se défouler en douce avec la même créature !
Les Prussiens, quant à eux, jouent leur rôle outrancier de sans-gêne, mais comme le disait la critique du film à propos de Louis Salou, dans le Dictionnaire du cinéma sous la direction de Jean Tulard (éditions Robert Laffont collection bouquins, 2 volumes 1990), il n'est pas questions de confondre composition et caricature : Mademoiselle Fifi, c'est Louis Salou, à jamais. Ce remarquable comédien était spécialisé au théâtre dans les rôles d'homosexuels maniérés.


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Qu'en écrit Maupassant ? Comment nous dépeint-il ce Prusco ?

Comme on grattait à la porte, le commandant cria d’ouvrir, et un homme, un de leurs soldats automates, apparut dans l’ouverture, disant par sa seule présence que le déjeuner était prêt.
Dans la salle ils trouvèrent les trois officiers de moindre grade : un lieutenant, Otto de Grossling ; deux sous-lieutenants, Fritz Scheunaubourg et le marquis Wilhem d’Eyrik, un tout petit blondin fier et brutal avec les hommes, dur aux vaincus, et violent comme une arme à feu.
Depuis son entrée en France, ses camarades ne l’appelaient plus que Mlle Fifi. Ce surnom lui venait de sa tournure coquette, de sa taille fine qu’on aurait dit tenue en un corset, de sa figure pâle où sa naissante moustache apparaissait à peine, et aussi de l’habitude qu’il avait prise, pour exprimer son souverain mépris des êtres et des choses, d’employer à tout moment la locution française – fi, fi donc, qu’il prononçait avec un léger sifflement. 
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  Ambiguïté donc, sciemment entretenue par Guy de Maupassant. Le corset sous l'uniforme n'est pas sans évoquer Erich von Stroheim mais aussi Victor Sébastopol, un personnage de bédé conçu par Devos et Hubuc, qui fit le bonheur du Spirou des années 1960-70. Comme ses collègues, Fifi joue le vandale, le barbare verni de pseudo civilisation, à la perfection.

Bien que l’averse continuât avec autant de furie, le major affirma qu’il faisait moins sombre, et le lieutenant Otto annonçait avec conviction que le ciel allait s’éclaircir. Mlle Fifi elle-même ne semblait pas tenir en place. Elle se levait, se rasseyait. Son œil clair et dur cherchait quelque chose à briser. Soudain, fixant la dame aux moustaches, le jeune blondin tira son revolver. « Tu ne verras pas cela toi », dit-il ; et, sans quitter son siège, il visa. Deux balles successivement crevèrent les deux yeux du portrait.
Puis il s’écria : « Faisons la mine ! » Et brusquement les conversations s’interrompirent, comme si un intérêt puissant et nouveau se fût emparé de tout le monde.
La mine, c’était son invention, sa manière de détruire, son amusement préféré.
L'ambivalence sexuelle de l'officier ravageur s'affiche par l'usage ostensible du "elle". Tous s'amusent à saccager meubles, statues et bibelots, avant de s'en prendre aux êtres humains eux-mêmes : ce sont des nazis par anticipation, ou par transposition. De plus, ces Teutons de Maupassant transcrits par Jeanson et Christian-Jaque peuvent, au-delà de leurs archétypes, rappeler maintes anecdotes de Léon Bloy, dans son recueil de contes d'une indicible cruauté Sueur de sang. Bloy, Maupassant, Christian-Jaque même combat, même cynisme, même dénonciation de la turpitude et de la veulerie ordinaires, même humour macabre, triste et désespéré. Il est peu d'hommes justes, mais il est une femme juste, issue d'un milieu d'où on ne l'attendait pas. Marie-Madeleine laïque, républicaine ? Oui, mais elle sonne les cloches, lors des obsèques de Mademoiselle Fifi ! C'est le tocsin, le signal de la révolte obligatoire contre l'occupant !
Nombreux sont les personnages qui en prennent pour leur grade : ainsi en est-il d'Auguste Loiseau, interprété par Jean Brochard : ma vision enfantine du long métrage se trouve corroborée, affermie, par ma manière dont Loiseau agit, veulement, comme si son statut de petit bourgeois le vouait à cela : Cornudet le prend violemment à partie dans une scène mémorable. Les châtelains (les Bréville), les femmes (mention spéciale pour l'actrice Suzet Maïs (1908-1989), qui était une spécialiste des rôles de garces pincées), ivres, prêtes à s'abandonner à l'étreinte orgiaque des Germains, ne valent guère mieux : Christian-Jaque fustige la trahison, la compromission des élites contrastant avec l'attitude des humbles, des marginaux, déclassés, besogneux,  francs-tireurs, étudiants, prostituées, mais aussi bas-clergé (curé et religieuses) : ils sauront résister !
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C'est pour cela que j'adore ce film, qu'il est pour moi culte, incontournable ! Boule de Suif incarne un appel à la résistance.Il transcende les antagonismes sociaux, en appelle au peuple contre la trahison des "clercs". La plus héroïque est celle qu'on rejete d'habitude :  la putain, convoitée par l'occupant libidineux, et qui tue l'officier ambivalent, presque androgyne, Mademoiselle Fifi. Les premiers seront les derniers et les derniers les premiers, telle est la morale !
A noter l'existence d'une version quelque peu antérieure, tournée en 1944 aux Etats-Unis : Mademoiselle Fifi de Robert Wise, avec Simone Simon et Kurt Kreuger, Allemand exilé à Hollywood, passé par des études en Suisse et l'Angleterre, qui interprète le rôle titre. Ce film, qui manque cruellement de moyens et de punch, ne soutient hélas pas la comparaison avec la version française. Certes, il exalte l'esprit de la résistance française, au nom de la propagande hollywoodienne, mais on sent le réalisateur peu inspiré (Wise était alors en début de carrière), soumis à des contraintes multiples, aux figures imposées du savoir-faire industriel hollywoodien, à un budget limité, aux pressions de la production, du studio RKO. Peu de choses émergent de ce film mineur d'intérêt uniquement historique. A noter que Simone Simon est obligée de chanter dans une des seules séquences correctes du long métrage : ce qu'elle entonne, "En passant par la Lorraine avec mes sabots", est un joli anachronisme comme le cinéma américain aime tant à en parsemer ses pellicules ou fichiers numériques (si l'on se met du point de vue du cinéma numérisé de notre siècle). Il s'agit d'une recréation patriotique, de circonstance, apparue en 1885, une adaptation de la version d'origine, bretonne : "En m'en revenant de Rennes."



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