C'est aux bourdes non intentionnelles (phrases
inachevées, non résolues chez Marcel Proust, répétitions dans la même phrase
dans les manuscrits d'Albert Camus, chronologie malmenée des événements
historiques chez Alexandre Dumas), qu'on reconnaît les grands écrivains. (réflexions de Moa)
Il faut certes du courage pour se déclarer Dieu
lorsqu'on n'est qu'un homme, pour s'affirmer infaillible lorsqu'on n'oserait
se dire impeccable. (Victor Hugo : Choses vues année 1870, à propos
de l'infaillibilité du pape)
Lire des diatribes, c'est respirer les latrines de sa
renommée. (Victor Hugo à Adolphe Thiers le 1er
octobre 1871, dans Choses vues)
Extrait du chapitre XIX du Trottin , le célèbre
roman sulfureux d'Aurore-Marie de Saint-Aubain publié en 1890 :
Ce fut au commencement du mois de février 18** que Nikola Tesla obtint les
premiers résultats concrets des recherches dont l’avait chargé la comtesse de
Cresseville. Les travaux d’aménagements programmés en vue des projets de Cléore
purent lors être entrepris : serre, Mère, double transfuseur etc.
Madame la vicomtesse de**, prévenue, put lors activer ses réseaux
Outre-Rhin : il fallait que Daphné et Phoebé fussent pourvues en
ravitaillement nourrissant. Dès la fin février, tout fut en place et
fonctionnel. Monsieur Tesla se proposa donc à des démonstrations, tout en
sous-entendant qu’il avait ajouté à ses réalisations une petite surprise de son
cru, destinée à enchanter toutes les pensionnaires.
C’était un automate, une poupée merveilleuse, digne héritière de la joueuse
de tympanon de Marie-Antoinette. Apparemment, l’on avait affaire à un Bébé
Jumeau mécanique, tel qu’on pouvait en acheter parmi les joujoux de luxe de
Paris. Il s’agissait d’une pianiste capable d’exécuter divers extraits des Années
de pèlerinage de Franz Liszt, en particulier ceux consacrés à la
Suisse : Au lac de Wallenstadt, Pastorale, Au bord d’une source, mais
également les Jeux d’eau à la villa d’Este, italiens et plus
tardifs, tirés de la Troisième Année. La belle enfant blondine
artificielle aux joues rosées avait le tiers de la taille d’une fillette réelle
de dix ans. Ainsi en était-il de son instrument, qui respectait l’échelle.
Tesla présenta cette création d’exception en la bibliothèque.
Confrontée à cette délicate poupée virtuose, à tant de beauté
liliale et pure, Cléore ne parvint pas à réprimer un soupir d’extase. Nikola
Tesla avait percé à jour le goût immodéré de son hôtesse pour les jolies choses,
sa passion fervente pour les fétiches enfantins. Mademoiselle ne put se
retenir : d’habitude, en public, elle prenait soin de feindre, de demeurer
précautionneuse. Ses instincts devaient être ignorés, rester ineffables,
inéprouvés auprès du Monde tandis que dans l’intimité…
« Oh, la petite merveille ! Comme elle joue
divinement ! »
« Quel lys ! Quel biscuit lactescent ! Oh, ce parfum de
jasmin ! Ce visage angélique ! Un Fra Angelico revisité par Le
Pérugin ! Comment…comment avez-vous fait, Monsieur ?
- C’est mon secrret… répondit l’ingénieur en arrêtant le jeu de la poupée
par une manœuvre furtive que Cléore, les sens troublés, ne remarqua pas.
- Ah Monsieur, je ne puis me retenir davantage ! Je dois toucher
cette beauté ! Oh, vous venez de l’immobiliser…
- Sage prrrrécaution, crrroyez-m’en. »
Les doigts de la comtesse de Cresseville ne cessèrent lors de
parcourir de caresses les tissus, les cheveux de lin torsadés, le débordement
de nœuds, la tournure, la figure blanche, le cou et la gorge de notre pianiste
mécanique. Ses lèvres fruitées laissaient échapper des pulchra mea, pulchra
mea, tandis que l’albâtre de ses mains soupesait les étoffes et que ses
narines humaient tous les parfums du doux jouet sensuel.
« Oh, je me trouble… Veuillez m’excuser, Monsieur Tesla… Ces velours,
cet orfroi… De la soie, de la tarlatane aussi… Là, du brocart… Cramoisi, vieil
or, bleu de roi, sinople…jupons blancs, gaufrés, tuyautés… une profusion de
jupons de mousseline…
- Le trousseau de la belle est complet, je vous le garrrantis.
- Ah, ce biscuit opalescent… Une florentine beauté au lin blond vénitien…
Contradictoire, certes… Monsieur, pourriez-vous me dire si toutes les étoffes
de cet automate, de cette prime beauté synthétique, de cet androïde, de cette
nouvelle Francine, ont été teintes par un recours à l’alun de Tolfa, ainsi
qu’il en fut d’usage durant la Renaissance, chez les Médicis ?
- Je ne sais, Madame la comtesse, je ne suis ni couturrrrier ni spécialiste
des procédés tinctorrriaux… »
Le parcours tactile caressant de Cléore s’attardait à la gorge du
bébé pianiste, lissait le camée de calcédoine dont le profil, hellénistique,
lui sembla représenter soit Ptolémée Epiphane, soit Mithridate, roi du Pont.
« Ô, préraphaélite poëme que mes indignes lèvres s’apprêtent à
murmurer afin de célébrer cette onirique joliesse…
- Ne vous pâmez point, Madame… »
La comtesse tentait de soulever les jupes de la fillette factice
assise à son tabouret grenadin, bien droite, presque compassée, devant son
clavier qui appartenait à un piano droit, réplique miniature exacte d’un Pleyel
de 1860. Ses yeux se révulsaient, s’injectaient de sang au risque de la
syncope, alors que ses doigts se complaisaient aux détails attouchés,
effleurés, des bottines de la virtuose, à leur boutonnage, à leurs guêtrons, au
chevreau, à la basane et au cuir fragrants qui en constituaient la matière
noble et luxueuse. Elle s’enivrait de cette poupée ; elle se grisait de
tout ce qu’elle avait, de tout ce qu’elle était, de son parfum, de ses étoffes,
de ses dessous, de son épiderme de biscuit, de ses cheveux blondins aussi,
qu’ils fussent faux ou vrais, supposément naturels au toucher de leur texture
insigne, car prélevés peut-être sur le cadavre d’une enfant misérable morte de
consomption ou de la faim des rues. Elle sentait que cette mécanique sexuée
prenait possession de son âme. Elle l’eût voulue à elle, pour elle, en elle,
ici, à l’instant, à même sur ce petit piano…tota… L’ingénieur-inventeur
repoussa Mademoiselle de Cresseville le plus doucement qu’il put alors qu’elle
marmottait :
« Plus de mille francs, cette beauté évanescente vaut plus de mille
francs… Elle arbore même des pantaloons ouatinés… A-t-elle aussi un
sexe, une toison naissante hyaline ou blonde, ô formosa mea… ?
- Ne vous égarez point, Madame… L’objet est forrrt fragile… Je vais vous en
dévoiler l’intérrrieur, puisque vous y tenez.
- Ah, eût-elle coiffé un hennin, porté un bliaut et joué du psaltérion que
je l’eusse adorée tout de même ! Ah, que l’eussé-je vue vive ! Las,
elle ne respire point. Fétiche de mon cœur ! Bel objet
fin-de-siècle ! » soupira Cléore.
C’était en sa petite bouche pourprine un sospiro lisztien
d’une énamourée romantique victime de ses vapeurs. Elle se pâmait à la caresse
des dessous du Bébé automate. Une senteur de peau d’Espagne et de frangipane
s’exprimait, émanait de ce linge en réduction. C’était une lingerie aromatique,
presque gummifère, de jeune lady raffinée et décadente. On se fût
attendu à ce qu’elle dégageât quelque capiteuse coulée d’eau de rose ou de sève
d’une sainte imputrescible réincarnée en liliacée. Son exhalaison accentuait le
malaise de Cléore, qui, d’une manière dilatoire, tentait de repousser
l’échéance de l’instant d’abandon, de séparation d’avec un si précieux jouet
instrumental. Tesla intervint, de crainte que Cléore ne déréglât le
mécanisme. Elle renifla une dernière fois les jupons de l’androïde, puis
ses propres doigts, afin de savoir si leur odeur y subsistait, essayant
d’imprégner sa mémoire des traces embaumantes de ce parfum de petite coquette,
empesée comme une adulte miniature, sorte de ménine qui eût possédé les traits
d’une infante de Velasquez. Puis, jà rongée par son mal du siècle, Cléore
de Cresseville effectua, à regret, quelques pas en arrière, détachant ses mains
de ce biscuit aimé, s’arrachant à ses transports, ses yeux scrutant toujours
l’Absolue Beauté idéale et sublime incarnée par la petite joueuse de piano.
Tesla souleva l’arrière de la robe et la chemise de lingerie, révélant une
portière dorsale qu’il ouvrit sur de complexes rouages d’une miniature extrême.
C’était une merveille de précision, où l’on remarquait de minuscules rouleaux
de cartes perforées de métier Jacquard et d’orgue de Barbarie. Chacun programmait
un air à exécuter. L’ingénieur serbe choisit la Pastorale suisse des
Années de pèlerinage. La poupée joua lors. Son toucher était humain, troublant
de réalisme, comme s’il se fût agi d’une véritable fillette prodige, comme si
sa petite tête de biscuit eût renfermé un vrai cerveau humain greffé. Détail
plus turbide encore : ses yeux de verre de myosotis bougeaient,
s’animaient aussi, vous regardaient. On l’eût pensée vivante, vraie, de chair
et de sang. Seule lui manquait la parole.
« Oh, Monsieur…la jolie enfant…jolie…jolie…tota pulchra, puella
mea… »
Alors que Cléore risqua s’évanouir, par trop émotionnée, Tesla arrêta le
jouet au milieu d’une arabesque.
« Passons à la Mèrre… Il vous faut vous
ressaisir, Madame de Cresseville. »
Elle se soumit, languide comme une chiffe et toussotante.
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