vendredi 16 novembre 2012
Emile Zola et l'Assommoir : retour sur un incontournable chef-d'oeuvre.
Philippe : Tu es un soldat de la mort !
Klaus Braun : Ja, natürlich ! Tu vas mourir, mais d'abord, tu vas souffrir !
(Jocelyne et Christian Jannone : Monsieur Cyprien, acte V scène 1 1981 (inédit, il vaut mieux ! ))
Lorsque j'avais quinze ans, en cours de français, je dus me coltiner un extrait de L'Assommoir, celui où Nana fugue, alors que ses parents, Coupeau et Gervaise, cuvent leur alcool. Le style superbe de l'ouvrage m'avait échappé, et je n'avais retenu qu'un détail trivial : il n'y avait rien de bon à manger, à part un reste de ragoût, au point que ce petit fait de rien du tout m'inspira plus de trente ans après un des clins d'oeil du Trottin (la fugue sous l'orage de l'héroïne Odile Boiron, qui n'a dans l'estomac qu'un reste infect de ragoût...cliché naturaliste de la gamine en haillons meurt-de-faim fuyant ses pénates ou plutôt son bouge, dans la scène d'ouverture de ce roman insigne...Odile est d'ailleurs battue comme Lalie dans L'Assommoir et je laisse entendre à plusieurs reprises qu'elle souffre de maigreur).
De fait, si les subtilités du livre m'échappèrent par manque de maturité, j'avais en fait été tenté de l'aborder : un volume de poche traînait dans notre placard bibliothèque, parmi d'autres oeuvres "zolesque", Proust, Gide et l'Anthologie de la poésie française . La censure de ma soeur intervint pour m'empêcher de déguster cet opus. Je le rejetais longtemps, après les déceptions de l'extrait (fragment inapproprié, dirais-je) quoique j'appréciasse Thérèse Raquin à seize ans, me surprenant à pondre un exposé sur Zola et le naturalisme et me jurant d'écrire comme lui. Le petit aperçu en ouverture (une pièce de théâtre d'épouvante qui prétendait réhabiliter la narration descriptive en multipliant les monstres) montre ô combien à cette époque, je n'étais pas près d'atteindre le but que je m'étais imposé.
Désormais, j'y arrive, et j'adore Emile Zola et sa virtuosité. J'ai un peu adopté son phrasé, son rythme. Joris-Karl Huysmans se trompait en appelant de ses voeux l'écriture d'un roman de la pourriture : il songeait à celle des nantis et des oisifs : ce roman de la pourriture existait déjà depuis 1877, et c'était celui de la misère ouvrière, non pas misérabiliste, mais en fait baroque !
Oui, Zola est baroque ! L'Assommoir fait sans cesse preuve d'un baroquisme picaresque, un baroquisme de la sordidité. C'est une étude clinique, digne du docteur Blanche, de la folie alcoolique, l'étude aussi d'une descente aux enfers annonciatrice de cette mort industrielle nazie qui s'exerça via le ghetto de Varsovie. Car, dans la déchéance de Gervaise ou la misère physiologique de Lalie, je ne vois guère de différence avec les squelettes vivants du ghetto...
Emile Zola use avec brio d'une narration géniale et novatrice, révolutionnaire et virtuose, d'un argot banni auparavant, si ce n'était chez Eugène Sue, langue du peuple, de la misère du siècle qu'il se réapproprie, misère sciemment entretenue par le divertissement pascalien de l'alcoolisme, la multiplication des marchands de vin, ce qui prévient toute velléité de rébellion contre l'Ordre social et politique, cet ordre de Badinguet, sur fond de défiguration hausmanienne balafrant le Paris populaire, défiguration préventive réduisant à néant les espoirs des héritiers des émotions d'Ancien Régime et des journées révolutionnaires, en leur imposant l'exil, la réclusion ou l'exclusion par l'avilissement alcoolique. Le peuple commence à être évacué de Paris.
Le roman de Zola est précurseur, proto-célinien par son verbe coloré, audacieux, volontiers grossier et salace, mais c'est un pré-Céline de gauche qui s'exprime par le biais de l'argot de Belleville et de la Goutte d'Or, un auteur qui se voulait scientifique avant tout, bien que le succès l'eût embourgeoisé. Mais Zola conserva sa faculté d'indignation, de dénonciation, contre les injustices de son temps, cette faculté qui s'exprima avec les sommets que l'on sait dans Germinal et dans J'accuse.
Zola perfectionna son écriture, son style, n'hésitant pas à audacieusement basculer dans le territoire interdit d'un langage autre, prolétarien, visant à l'authenticité, dans une langue verte imagée, extraordinaire de richesse lexicale, d'inventivité, de variété, langue de ceux qui autrefois ne laissaient guère de témoignage écrit. On ignore ainsi l'argot du peuple du Siècle des Lumières, sachant que le français ne fut longtemps qu'une langue du royaume parmi d'autres.
Le romancier immense prit fait et cause pour la langue des exclus. Cette langue dont feraient mieux de s'inspirer nos prétendus auteurs contemporains, à l'heure où l'on "désargotise" les traductions des romans noirs, en enlevant tout le sel d'époque, comme si c'était une insulte de manier une langue datée, d'un temps, d'un monde... Nos auteurs qui ont opté pour un langage hectique, aseptisé, appauvri, momifié dans les conventions de la médiocrité qui se croit belle et poétique alors qu'elle n'est que banale, quelconque, langue de la fadeur désincarnée sous prétexte de simplicité, qui devient sécheresse. La preuve : mon correcteur orthographique (en basic french ?) ne cesse de souligner le mot Assommoir, comme s'il eût été entaché d'une faute...
Je le clame haut et fort : vive Emile Zola !
Près de 140 années après sa publication initiale (1876-1877), L'Assommoir demeure un sommet de la littérature mondiale, qui prend toujours aux tripes. C'est le roman de l'ordure sublimée, sciemment excessif dans sa représentation d'une réalité sociale sordide, d'un monde d'égoïsme, de jalousies et de rivalités individuelles, de division pour régner des libéraux d'époque, réalité que bien des repus se refusaient à voir.
Zola étudia la société du temps de Napoléon III dans toutes ses composantes, en clinicien et sociologue de fiction, héritier d'un Balzac, d'un Hugo et d'un Dumas dont il fit éclater les cadres, dépassant les modèles antérieurs.
Relisez Zola d'urgence au lieu de l'accuser d'illisibilité !
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire