mercredi 11 juillet 2012

L'éventail d'Aurore-Marie de Saint-Aubain (une bonne feuille du roman "Cybercolonial").

Il est des livres qu'on ne doit pas oser avant d'avoir dépassé quarante ans. 
(Marguerite Yourcenar : Carnets de notes des "Mémoires d'Hadrien", Plon 1958)

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(La scène se déroule au château de Bonnelles, chez la duchesse d'Uzès, durant une soirée boulangiste courue de tout le gratin nationaliste et monarchiste. La duchesse interrompt un dialogue avec le sieur Saturnin de Beauséjour, fonctionnaire retraité et gourmet rubicond.)


Madame la duchesse s’interrompit car Aurore-Marie faisait son entrée, une entrée de reine, jugez-en un peu.
- Madame de Saint-Aubain, baronne de Lacroix-Laval, prononça le larbin perruqué.
La duchesse d’Uzès, à la vue de sa chère amie, ne put s’empêcher de murmurer ces mots précieux:
- Ô Korê delphique ! Comme vous voilà parée !
Aurore-Marie avait revêtu une toilette de bal dernier cri, signée Worth,

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 tout en soie brodée, dont la sur-jupe ou polonaise s’ouvrait sur une traîne gaufrée et brochée. Les motifs argentés, en formes de gouttes d’eau, étincelaient sous la lumière des lustres à girandoles. Le décolleté, en V évasé, laissant deviner le galbe de ses épaules, se terminait par une engrêlure de dentelle chantilly. Les manches petit ballon avaient un revenez-y de mode Premier Empire. Mais ce qui les différenciait fondamentalement de ces dernières, c’étaient les nœuds marquant la naissance des épaules. Les longs gants de satin montaient jusqu’à ses coudes ; par-dessus la main gauche était passé un simple bracelet d’or blanc. Par contre, le cou gracile s’ornait d’un magnifique pendentif octogonal en diamant dont un œillet rouge ne parvenait pas à éteindre le feu. La coiffure de Madame la baronne était travaillée avec art. Ses cheveux blonds avaient opté pour une torsade destinée à recevoir une demi-lune toute adamantine. Il s’agissait de bijoux sans prétention mais dont le coût total aurait permis à une famille ouvrière de vivre aisément durant deux cent cinquante ans. Quant aux pendentifs, ils étaient du même acabit, des gouttes d’eau, affinant encore si possible les lobes délicats et pellucides de Madame de Saint-Aubain. On eût cru ces boucles d’oreilles atteintes de stillation. Accessoire indispensable : l’éventail. Tel un Marcel Proust glosant sur les monocles, il est temps pour nous de nous amuser à l’inventaire de ces différents accessoires de toilette, qui, cette soirée-là, tentaient de rivaliser entre eux, sans pour autant détrôner celui de la poétesse décadente.
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Toutes les Dames présentes agitèrent à dessein leur accessoire de mode, s’éventant comme si elles eussent eu grand chaud, bien que la température qui régnait dans ce salon, du fait de ses dimensions conséquentes le rendant malaisé à chauffer l’hiver, malgré le printemps assez avancé, fût quelque peu fraîche. Ce geste délicat, bien synchronisé par une quinzaine de mains gantées avec ostentation, longues, fines ou potelées, n’avait donc pas pour but de soulager ces précieuses, de les aérer, de prévenir de malséants accès de vapeurs, mais bien de montrer, à titre de comparaison, de représentation, leur objet de toilette mondaine aux yeux de celle qu’elles enviaient, nonobstant son provincialisme point toujours bien vu à Paris. C’eût été inconséquent, malséant, de ne point leur donner la réplique à l’identique ; aussi, Aurore-Marie répéta le même geste, ouvrant son éventail, l’agitant de quelques languides battements, l’exposant aux regards avides et concupiscents de celles dont ne manquait qu’un face-à-main pour mirer le moindre détail infime de l’accessoire ouvragé. Quoi qu’elles murmurassent - admiratives ou jalouses, appréciatrices ou critiques  - les lèvres des rivales en coquetterie fat, fort agitées et tremblotantes, indifférèrent la baronne de Lacroix-Laval, qui poursuivit son entrée et salua tour à tour chaque invité, avec un jeu d’échanges protocolaires de baisemains et de courbettes. C’était là plus qu’un usage, plus qu’un savoir-vivre ; c’était une assuétude. Au friselis de la robe d’Aurore-Marie se mêla le bruissement ostensible de son éventement, superposé aux quinze autres, dont une ouïe exercée et subtile aurait su distinguer et analyser les divers types de dentelles et autres matières nobles entrant dans la façon des indispensables et dispendieux objets. 
Celui de la poétesse lyonnaise, voulions-nous sous-entendre, l’emportait en préciosité sur tous les autres, non qu’il fût d’exception ; mais les motifs japonards qui l’ornementaient, en sus de la soie et des dentelles chantilly entrant dans sa composition, brodés de fils d’or, surpassaient tout le reste… Il s’agissait d’une soyeuse reproduction art pour l’art d’une estampe d’Hiroshige s’intitulant Le Mont Fuji au printemps.
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 La mieux pourvue des convives - comtesse de** - brandissait une pâle imitation de De Nittis calquée sur Hokusai, aussi inspirée et enchanteresse qu’elle eût pu sembler, en mièvre évocation de cette Vague impressionniste, fleuron de nos parangons du modernisme esthétique. Une autre - Gyp en personne, qui n’avait point oublié qu’elle descendait de Mirabeau -  arborait un éventail de dentelles du Puy où se mélangeaient des broderies représentant des grues cendrées. Les autres se contentaient d’éléments répétitifs floraux, agrestes, pastoraux, paysannesques, grecs, marins ou faunesques, jamais géométriques ou schématiques, à la stylisation limitée par l’esprit bourgeois du temps. Rien, selon ces Dames, n’égalait les broderies anglaises (caractérisant dix des quinze éventails rivaux), quoiqu’elles valussent peu (et encore moins que de dévaluées toiles de Jouy passées de mode) aux yeux experts de Madame de Saint-Aubain, car son accessoire surpassait indéniablement tous ceux de ses rivales, dont ne restait que la variété des matières des manches pour la concurrencer, en sus du gland ou du pompon bariolé retombant, argenté - car assorti à la toilette Worth - dans le cas de la baronne. C’était donc un cortège de manches composites de nacre, d’écaille, d’ivoire, d’ambre, de corne, d’os (ostéodontokératiques, eût écrit Raymond Dart selon une théorie paléontologique erronée émanant de lui seul, bien que ces Dames ne pussent s’assimiler aux Australopithèques) surmontés par d’arachnéennes images brodées ou tissées, osant parfois jusqu’aux crêpures et lourdes damassures inutiles et superfétatoires, cortège qui s’essayait à accompagner la marche triomphale d’Aurore-Marie. Elle s’amusa à ouvrir grand son objet de coquette, y affichant et affirmant ostensiblement son nom, broché et tissé, en caractères nippons, agrémenté du lambel des Lacroix-Laval (cela afin d’ajouter une touche d’une superfluité encore plus décadente) comme signature ou armoiries de la propriétaire du chef-d’œuvre.

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Mais toutes les bonnes choses ayant une fin, la vedette de l’instant fut surpassée par le couple que tout le monde attendait :
« Le général Georges Boulanger et  Madame De Bonnemains ! » trompeta le « chambellan ».

samedi 7 juillet 2012

Anthony Trollope, nouvelle victime du présentisme culturel à tout crin.

Jacqueline de Romilly détestait le présentisme caractérisant notre époque. Je parle quant à moi d'immédiateté culturelle. L'édition récente (en février 2012) d'un roman inédit de l'écrivain victorien Anthony Trollope (1815-1882)
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 par Fayard, Le Docteur Thorne, est passée totalement inaperçue de nos médias littéraires doctement officiels, au point que ce bouquin n'est même pas en vue sur les étals des libraires de la région bouseuse ensoleillée que j'ai le malheur d'habiter. Après le silence radio sur la réédition en poche (la précédente remontait à 1975 !) de l'incontournable Jungle, d'Upton Sinclair,
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 qui aurait dû faire l'événement dans ce monde de brutes peinant sous la cangue hayekienne et le carcan ultralibéral imposés artificiellement depuis l'après mai-68 par une micro coterie de cour digne de celle de Philippe Le Bon, duc de Bourgogne au XVe siècle, Le Docteur Thorne fait donc figure de nouvelle manifestation du mépris pour tout ce qui n'est pas à la mode branchée de marché. J'ai souventefois en tête ce débat imaginaire entre un nouveau Mandrin et un premier ministre d'Albion, au sujet justement de La Jungle, où l'on évoque au passage la théorie de l'observateur impartial se retrouvant au Cambrien, tel que Stephen Jay Gould nous l'exposa et la conta dans son chef-d'oeuvre La Vie est belle. Selon le grand paléontologue américain, vulgarisateur hors pair, cet observateur eût été incapable de discerner les futurs vainqueurs et vaincus de l'Evolution, les espèces vouées à l'extinction et celles porteuses d'avenir. Notre voyageur du temps ignorantin ou sibyllin, de bonne foi, aurait désigné le prédateur Anomalocaris, le seigneur des mers cambriennes,
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 comme le gagnant et Pikaïa,

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 un insignifiant ancêtre supposé des chordés et vertébrés, comme le looser de service. Je pense que nos seigneurs actuels de la culture officielle, qui nous imposent leur vision exclusive à sens unique en excluant trop de choses remarquables parce que soi-disant inactuelles, formeront les Anomalocaris de demain, destinés à disparaître dans la grande loterie évolutive humaine... et autre.

lundi 2 juillet 2012

Aurore-Marie de Saint-Aubain, autoportrait de plume.


Aurore-Marie, c’est moi ! (d’après Gustave Flaubert : Madame Bovary, c’est moi !)

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Monologue intérieur.

Le narcissisme extrême avait ma préférence exclusive. Je me tenais en la feuillée profuse, méditant en la serre aux mille efflorescences tropicales. Je me savais d’exception, poëtesse de talent et de mondanité.

Aurore-Marie, c’est moi ! Aurore-Marie de Saint-Aubain, née Aurore-Marie Victoire de Lacroix-Laval, le 4 mai 1863, d’une intelligence rare, coiffée, prédestinée par les muses, protégée par les fées des lettres. Un don me fut octroyé ; j’en ai usé avec brio. Je suis, et l’on parle de moi.  Oui, vous dis-je, ô mon ego ! Je planais en des sphères supérieures, par-dessus la mêlée vile du commun. Je suis une chatte précieuse et gracile, une rose irisée et pourprée. Lorsqu’on me dit : « D’où vient votre génie, votre style ? » et que j’accepte de dédicacer un de mes recueils de poëmes chers à mon cœur fragile et passionné, je réponds avec constance, non sans candeur et quant-à-soi, lissant mes boucles toutes blondines :
« Aurore-Marie, c’est moi ! »… et je signe, d’un paraphe énergique, dédiant mon ouvrage à mes admiratrices, luttant ainsi pour la cause féministe. Je suis snob, égotiste, égocentrique, pleine de hâblerie, vipérine, cruelle, insupportable, fieffée garce, me pensant l’Unique sur cette terre, la plus belle fleur d’entre les fleurs, la plus rare aussi. Aurore-Marie, c’est moi !

J’étais l’ingénuité incarnée, jusqu’à quatorze ans même, lorsque m’accepta Le Parnasse… Je fus lors amoureuse, oui, amoureuse d’une femme… Elle me recueillit en son doux et réconfortant foyer de belle-sœur de peintre. Charlotte Dubourg, ô cœur blond-roux, inspiratrice de mes vers, les plus loués, concélébrés d’entre tous en leur conque nacrée, enchâssés en leur réceptacle de papier gaufré…

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J’affichai mes longs cheveux de miel cendré à touche vénitienne, pour que tous les peintres inscrivissent sur la toile mon visage inoubliable de rêveuse perdue en ses songes esthétiques. Ovale d’elfe, ovale de toujours, éternel… « Aurore-Marie, c’est moi, c’est bien moi »…répétai-je, presque contemplative et mélancolique, à Marie, à Rosa, à Nélie, à Jean-Jacques[1], à toutes celles et ceux pour lesquels je posais, qui acceptèrent de m’immortaliser mieux qu’en photographie, capture trop fugace et incertaine du corps de la sylphide frêle. Baronne étais-je ; sang bleu je suis… De Lyon, d’Outre-France aussi, de par ma mère d’Irlande qui sa chevelure magnifique me légua, ainsi que son iris d’ambre citrin. Florilège du Moi, florilège quintessencié.
Aurore-Marie, c’est moi !
Narcisse prime tout en moi, mien reflet dans l’onde adamantine ; par le ru s’écoulant, agreste, de la colline aux passeroses. Je te relis, Carroll, je vous relis, Baudelaire et Hugo. Je suis Dina, la jeune chatte ; et toi tu fus Alice, ma Charlotte adorée, ma donneuse de leçons. Je rencontrai Dodgson en 18** ; il m’avoua avoir abandonné son art photographique où, souventefois, pour lui posaient des amies-enfants coruscantes et grand’belles aux bien mignardes poses.
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 Je lui imposai de reprendre son œuvre, au collodion, puis au gélatino-bromure, de l’améliorer pour moi, l’irremplaçable. Je m’adonisai lors en fillette de douze ans, juste pour moi-même, non point pour lui, en monstre d’égoïsme exclusif, nœuds comme-il-faut, rubans comme-il-faut, passements, engrêlures, toujours comme-il-faut. Cheveux parés, doux, longs, très longs, enrubannés de soie vieux-rose, cascadants, parfumés de frangipane, de violette, fragrants, odoriférants de leur raffinement nonpareil, tortillonnés en caressantes boucles jusqu’à la terre. Reflets de blonde de Venise au miellat cendrin… Symbolisme de l’Yseult, de l’Alexa Wilding[2], de la nouvelle Effie Gray,
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 de la lady of Shalott, Ellénore-Eléonore, Ophélia de Millais,
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 de Lefebvre  et d’Hébert.
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 Pluie de chevelure aux ruissellements iridescents… Vérité nymphéenne d’un Puvis prémonitoire aux courbes juvéniles inaccomplies encor…
Je déclarai au révérend : 
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« Inscrivez comme légende, sur cette épreuve reine, en français dans le texte : Aurore-Marie, c’est moi ! »  
Je miaulais, satisfaite du cliché à moi présenté. Je lissais mes anglaises, encor, toujours, attendant qu’on me présentât ma jatte de lait frais, que m’apporta  à la parfin une bien jolie laitière coiffée d’une fanchon. Je lutinais la fille, lui caressais les joues d’un albâtre étonnant, lissant les fourches de ses mèches de soie dépassant de sa coiffe rustique d’un coton fort écru. Elle me plut, me rappelant Charlotte, normande comme elle quoiqu’elle fît en ce bas monde de paysan ou de trivial, ennoblie par sa blondeur si semblable à la mienne, reflet bucolique de moi.
La reviviscence tant espérée de l’herbe, en les pelouses du Parc de la Tête d’Or, était arrivée après l’ondée d’été. Plante marcescente, je poursuivais ma rêverie méditative au sein de la serre. Le soleil, pénétrant, filtré, par les carreaux hyalins, diaprait de ses rayons l’orbe de mon ovale à l’incarnat diaphane, éclairant ma peau pellucide d’une aura incandescente rose. J’attendais que Séléné prît place, alors que mes pommettes purpurines, çà, là, transfiguraient mon Moi, ma vénusté juvénile, à la semblance de l’hamadryade des charmilles tropicales profuses.
« Aurore-Marie c’est moi, encor, toujours », me dis-je, sanctifiée par toutes ces diaprures d’été. J’étais en mon estive ; je le savais fort bien. L’étiolement ne viendrait point, sauf à qui sait attendre. La poupée vive devait mourir, partir peut-être, avant le terme sénescent. Je serai avivée, revivifiée par le terreau de mes poëmes. Prenant conscience de l’éphémère pourtant, je me sus non immarcescible, destinée à faner toute, à moins que mon terme fût proche, en un pressentiment obituaire où pleurerait Albin, mon tendre époux. J’aimais toujours les primeroses ; je les coupais, mais refusais de les voir s’étioler dans des vases. Plutôt que d’observer leur agonie, leur dessèchement, je jugeais préférable qu’elles reposassent dans la terre meuble, en jonchées inhumées, à même le terreau nourricier originel.

Je mène vie mondaine, en représentation. Lorsqu’un de mes recueil paraît, toutes les infatuées mesdames de** se pressent, impatientes que j’appose ma dédicace sur la page de garde exhalant encor l’encre fraîche. Certaines de ces dames sont d’origine douteuse, du demi-monde, qu’en sais-je. Trop grasses, luisantes ou peintes, leurs pores s’épreignant de leur musc de brunes grosses, de blondes vulgaires, du rancissement de leurs parfums capiteux sur leur épiderme d’obèses aux chairs trop riches, trop plantureuses, au quasi goitre, alourdies par l’abus de galimafrées, elles me harcèlent de questions sur mon génie, mon don, ma vénusté encor d’enfant, le secret de ma beauté de sylphe luminifère, de ma poitrine seulement bourgeonnante, elles dont la lourdeur des courbes incommode leurs déplacements, elles qui peuvent à peine se lever de leur pouf une fois assises.
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 L’une me demanda :
« Mais qui êtes-vous, ma fille ? Seriez-vous cette Aurore-Marie dont tous nos salons causent avec mille éloges ? », n’osant avouer son métier de courtisane issue du ruisseau le plus fangeux, croyant dur comme fer encore avoir affaire à un prodige de quatorze printemps en quête de nubilité, ne sachant point que jà j’ai porté ma petite Lise. Je répliquai, anonchalie, de ma voix ténue, de ma petite bouche cerise, ourlée, ciselée :
« Aurore-Marie, c’est moi… » puis toussotai.
Conquise par mon ton gracieux, par mes paroles douces, cette cocotte feignit des vapeurs, achevées en un roucoulement de satisfaction sotte.
« Cervelle de linotte, pensai-je. Dès ce soir, elle m’aura oublié dans les bras d’un duc de**. »
J’ai engendré, certes, pensant demeurer vierge… Albin n’y est pour rien. J’ai porté Lise, spontanément, comme cela, par miracle divin, ô sacrilège, Elue, Elue de la Bona Dea, seule religion qu’en fait je reconnais.
« Aurore-Marie, c’est moi. »
C’était simple, fruité, harmonieux en mes lèvres, laconique, moi qui aime  à ornementer mes vers orfévrés, orfrazés de mille chatoiements parnassiens. Et je répétai à satiété cette phrase, cette affirmation de mon identité, devant la psyché chaque soir, habitée par ma conscience doucereuse, convaincue de mon génie, drapée comme la Korê, l’ancienne cariatide.
Charlotte, j’avoue t’avoir aimée… J’eusse voulu embarquer avec toi pour Cythère, pour le lointain Orient à bord d’une felouque, d’un antique caïque aux planches vermoulues. Nous aurions toutes deux fait naufrage, en quelques îles inhospitalières et non point fortunées, aux Lipari, par exemple. Nous nous serions nourries, nues, enlacées mais encor intègres, des fruits chiches de cette terre de feu.   
Tu as accueilli ma détresse Charlotte, quand lors j’eus quatorze ans, refusant pour l’heure ma destinée d’exception, de promise au Logos. J’avais grand’peur, grand chaud aussi. J’étais prude, ridicule, trop réservée lorsque tu osas préparer le tub pour moi, prodiguer tes caresses ambiguës sur ma peau de poupée chlorotique, afin de me frictionner d’un dictame prévenant les fluxions de poitrine. Je demeurais en chemise, mais je sentis le parcours sensuel de tes mains le long de mon corps souffreteux de jeune meurt-de-faim aspirant à la phtisie. Je frémis maintes fois, séduite ambigument, éveillant mes sens inassouvis à l’amour entre femmes, me vouant sans le savoir à Psappha, ma poëtesse grecque, préférant lors Lesbos à tout autre chose, m’entichant de toi, puis de juvéniles et immatures filles-fleurs aux cheveux de jais, aux prunelles profondes, sombres comme la nuit. Charlotte, lorsque tes doigts impudents frôlèrent sans le faire exprès l’intimité de mon amande pré-pubère, je crus que tu me voulais, que tu me désirais et, un soir, je tentai de te séduire, vêtue des atours de ta sœur Victoria, espérant que tu me prendrais afin que tes lèvres parcourussent l’entièreté de mon corps menu. Je vibrais d’une impatience mal contenue, mais tu me déçus, car tu te retins. J’avais cru que ton célibat délibéré camouflait une tare pour les hommes, un choix caché pour l’inversion. Je t’ai méjugée, Charlotte, mais j’ai gardé pour toi mon affection première, qu’elles qu’eussent été par la suite mes déceptions sentimentales, me rangeant aux usages édictés et imposés par la bonne société, épousant Albin, presque pour la frime, cultivant en secret maintes fleurs vénéneuses et splendides de fillettes aux boucles noires, ces Anna, Angélique, puis trouvant la jumelle-miroir, Deanna, à travers le temps.
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Aurore-Marie, c’est moi !
J’errai telle une âme en peine en de trop longs voyages, nuptiaux, artistiques et autres, en quête de ressourcement, pour mon art insigne des vers, me consacrant entièrement à l’écriture, à la mondanité, au culte du Logos, à la cause de la Revanche. Je parcourus maints purgatoires de ruines, pour mes poumons malades, pour mon sang atrophié, en Egypte, à Capri, à Venise, Naples, Rome, Pompéi, Paestum, Agrigente, Eleusis, Corinthe, Ephèse, Rhodes, Chypre, Tunis, Istanbul, Marrakech toujours en quête de mon ombre, irrésolue à en finir avec toutes ces chimères.
Un soir, à Tivoli, en la Villa Hadriana,
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 épuisée par ma marche, je demeurai longuement assise, anonchalie sur un vieux rocher grêlé, accablée par les douleurs de ma poitrine et de mes os fragiles. Je suis une contemplative. Je méditais sur la ruine de Rome, sur les fins dernières, persuadée de la vacuité, de l’absurdité de mon existence ici-bas. J’aspirais au Pausilippe, mais aussi à Charon, sans que je possédasse le prix de mon passage du Tartare, songeant à toutes ces fleurs inhumées par mes soins, à mon prochain caveau glacé, à l’empyreume de mon corps de poupée malingre voué au pourrissement progressif, ce joli corps périssable entre tous, aux courbes attardées, esquissées, avide de caresses déviantes… et j’engendrai Cléore, ma double, mon alter ego roux. J’accouchai aussi de mort-nés après Lise, fœtus destinés à gésir, horribles, difformes, inachevés, embaumés en leur bière, tôt corrompus. De mes entrailles en sang s’extirpaient des chairs mortes, membraneuses, hideuses, tirées au forceps, bleuies par leur cordon autour du cou, ou aux têtes dépourvues de voûte, tels des crapauds humains. J’engendrai des monstres inaccomplis, manquant mourir chaque fois, noyée dans mes pertes écarlates utérines. 
« Alphonsine, serrez, serrez encor mon corset je vous prie… » Aurore-Marie, c’est moi. Je me prépare, me fais vêtir longtemps par ma fidèle Berrichonne. J’ai vingt-cinq à trente ans dans un corps de quatorze, et je veux que tout cela se sache parmi tous les bas-bleus. Je le confesse ici, à toutes mes lectrices. Fillette suis, femme de lettres aussi. J’étouffe, je suffoque, me meurs de ma poitrine mais n’en ai cure. Opium, laudanum, chloral, ne soulagent point mes souffrances aiguës de malade chronique. J’œuvre à mon propre oubli, à l’enterrement de toutes mes espérances. J’ai été orgueilleuse, et je me repens de mes fautes. J’ai cru qu’on ne m’oublierait jamais. Mes vers ne resteront pas. On les enterrera avec moi. 
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Aurore-Marie, c’est moi, encor, toujours. J’implore votre secours, enfermée dans mon monde des lettres intérieur d’où je ne puis sortir, m’extirper, nouvelle Alice de Mr Dodgson, piégée de l’autre côté du miroir par Celui qui me créa en quelque lointain Agartha. Je n’ai pas voulu exister, pas vraiment, mais Il en a voulu ainsi, Préservateur. Aidez-moi…   

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[1]    Marie Bashkirtseff,  Rosa Bonheur, Nélie Jacquemart et Jean-Jacques Henner, qui portraiturèrent madame de Saint-Aubain.
[2] Muse de Dante-Gabriel Rossetti.