Raoul Cauvin (1938-2021)
et Jean-Denis Bredin (1929-2021)
: deux disparus récents pour lesquels, c'est le moins qu'on puisse écrire, la télévision n'a rien fait. Un bandeau furtif pour Cauvin, rien du tout pour Bredin !
Pour la énième fois, en ignorant Cauvin, l'a-télévision s'en prenait en quelque sorte aux personnalités que je connaissais depuis mon enfance. En escamotant Jean-Denis Bredin, c'étaient les gens que j'avais appris à connaître à l'université à travers leurs livres, en l'occurrence, L'Affaire qui devenaient les victimes de l'inculture journalistique crasse. Qui se souvient qu'en 1990, la réception de Jean-Denis Bredin à l'Académie française (il succédait alors à Marguerite Yourcenar), avait été retransmise en direct à la télé ?
Cette réception académique tomba le jour de ses 61 ans, soit le 17 mai 1990. Pour l'accueillir, et lui souhaiter comme il se devait un bon anniversaire, le tout aussi oublié Pierre Moinot officia.
Pierre Moinot nous quitta le 6 mars 2007, dans une indifférence audiovisuelle terminale... Admettons qu'il s'agisse de discrétion, mais on ne me la fait pas !
Revenons à Raoul Cauvin : il est selon moi clair que la bande dessinée tout public populaire qu'il incarnait depuis plus d'un demi-siècle ne seyait pas à certains intellectuels pétris de bédé pour adultes soi-disant transgressive. Cependant, la paternité de Cauvin dans d'innombrables séries dessinées dont il imagina les péripéties est incontestables, et son génie scénaristique permit le succès - conjugué au talent des dessinateurs - de la plus grande partie d'entre elles. Le Spirou avec Nic Broca (1981-1983) constitue un de ses rares échecs même si, admettait-il, les albums de la série qu'il cosigna ne s'étaient pas mal vendus. Il y eut chez Cauvin des séries éphémères, d'autres qui auront duré des années... J'admets avoir été parmi les rares soutiens de cette éphémère reprise de Spirou à laquelle on n'a pas laissé le temps d'évoluer.
Outre les incontournables Tuniques bleues, créées en 1968, que doit-on à Cauvin ? Les Gorilles, série devenue Sammy, série créée avec le dessinateur Berck, transfuge de Tintin (Strapontin, le chauffeur de taxi, c'était lui), qui nous a quittés l'an passé. Le dessin fut repris par Jean-Pol au milieu des années 1990 après la retraite de Berck. En 2009, hélas, les deux auteurs décidèrent d'un commun accord de jeter l'éponge, prétextant que la cadre de la Prohibition et d'Al Capone ne disait plus grand-chose aux nouvelles générations, au contraire de la guerre de sécession. Selon moi, ce fut une erreur, comme en témoigna peu après le succès (critique et public) de la grande série américaine Boardwalk Empire, avec l'excellentissime Steve Buscemi.
Autre série de Raoul Cauvin qui eût mérité de durer davantage, compte tenu son cadre napoléonien : Godaille et Godasse (1975-1988), avec, au dessin, le regretté Jacques Sandron (1942-2019).
Combien de séries sous-estimées avec Cauvin au scénario ! Ainsi pourrions-nous évoquer ses scénarios originels de séries éphémères, gags ou autres, telles les puces Arthur et Léopold, avec Eddy Ryssack (1928-2004) au dessin (1968),
ou, mieux encore, sa collaboration avec Claire Bretécher,
cette immense dessinatrice dont la brièveté des bandes qu'elle et Cauvin cosignèrent dans Spirou n'entrava heureusement ni la carrière prestigieuse ni le talent de l'autrice, alors unique dans le 9e art : Les Naufragés (1968-1971). Rappelons cependant que Les Gnangnan (1967-1970) et Robin les Foies (1969-1971) furent créés en solo par la grande dessinatrice.
On peut affirmer sauf erreur que Les Tuniques bleues furent le succès le plus durable et notable de Raoul Cauvin. La mort prématurée de Louis Salvérius, premier dessinateur de la série, ne compromit pas longtemps son avenir puisque Lambil la reprit au pied levé. De même, on retrouve avec le couple humain-cheval (le caporal Blutch et la jument Arabesque), une constante scénaristique de Cauvin, utilisée avec les tandems Câline et Calebasse (série humoristique qui se déroulait sous Louis XIII) et Godaille et Godasse (le hussard et le cheval sous Napoléon).
Malgré la qualité générale et la variété de ses séries, Cauvin ne rencontra pas toujours le succès. Doit-on écrire que le festival d'Angoulême ne l'aimait guère, sous-estimant et sous-évaluant ainsi la bande dessinée populaire s'adressant à tous les publics ? Il fut "boudé" par la critique dite "sérieuse", acquise à la bédé adulte, et dut se contenter de récompenses moins brillantes comme les prix Saint-Michel.
La disparition de Raoul Cauvin nous laisse orphelins. Outre qu'elle rend incertaine la survie de plusieurs séries comme Cédric qu'il poursuivait avec Laudec depuis 1987 (seules les Tuniques Bleues paraissent pour l'instant sauvées), cette mort marque selon moi une rupture à la fois symbolique et définitive : c'est la page de toute une époque instaurée depuis un demi-siècle qui vient de se tourner.
Avant de clore définitivement cet article, je souhaite revenir une fois ultime sur Jean-Denis Bredin que j'ai quelque peu négligé. S'il existe un seul ouvrage à lire de Jean-Denis Bredin, c'est L'Affaire cette somme consacrée à Alfred Dreyfus et à son injuste condamnation : longtemps, ce livre a fait autorité - c'était le plus complet sur l'affaire Dreyfus jusqu'à des recherches récentes et un fameux roman : D de Robert Harris,
adapté par Roman Polanski. J'ai appris par L'Affaire que des peintres éminents comme Renoir, Degas et Cézanne
étaient antidreyfusards.
Ce livre eut un tel retentissement qu'il fut longtemps question de son adaptation, mais les aléas politiques, la mort d'Yves Montand envisagé un temps dans le projet etc. retardèrent tout aboutissement d'une Affaire Dreyfus télévisuelle. Cependant, en 1995, un téléfilm en deux parties de 90 minutes, avec Thierry Frémont,
Bernard-Pierre Donnadieu et Pierre Arditi fut enfin diffusé. Cette adaptation d'Yves Boisset
s'avéra imparfaite car éludant notamment le fiasco du procès en révision de Rennes. La grande historienne Madeleine Rébérioux se plaignit avec justesse de l'absence de Jean Jaurès dans l'histoire !
Etait-ce faire justice au capitaine Dreyfus et à maître Bredin ? Pas tout à fait, puisque le film de Polanski, malgré son contexte houleux et le Emile Zola ou la conscience humaine de Stellio Lorenzi
avec Jean Topart dans le rôle titre lui sont bien supérieurs...
Prochainement : prix Nobel 2021 : un cru presque ignoré de l'info télé à l'exception d'Arte.
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