J'écris parce que je comprends, et je souffre de tout ce qui est parce que je le connais trop (Guy de Maupassant).
L'argent n'a pas d'odeur (Vespasien).
Tout ce qui brille n'est pas or (proverbe).
Entre tous mes aînés, Quai Conti, il n’en était aucun qui
m’inspirât plus de respect que ce neveu de Taine. Je ne crois pas le lui avoir
jamais manifesté ; il paraissait comme isolé par la grande vieillesse :
l’esprit jeune et vivant de Prométhée était lié à un corps en ruine. Mais sa
tristesse devait avoir d’autres sources : le monde qu’il avait décrit dans ses
livres ne ressemblait plus à l’image qu’il en avait donnée. Il était
l’historien et le témoin d’un empire qui se défaisait sous ses yeux. Les cartes
qui avaient servi à ce voyageur n’eussent plus servi à personne (François Mauriac : Bloc-notes, au sujet d'André Chevrillon).
Après avoir consacré divers articles à des littérateurs dits "de genre" (science-fiction, roman-feuilleton, espionnage, fantastique etc.) force est de reconnaître qu'il manquait une pièce à mes "trophées" de chasse : la littérature de voyage, tant décriée de nos jours car considérée comme subjective, dépeignant davantage la mentalité occidentale de l'auteur que celle des contrées "exotiques" qu'il traverse. Ce regard lointain, distant, dévoyé, perverti, daté, François Mauriac l'avait bien saisi au sujet d'André Chevrillon, qu'il appréciait tout en le sachant déjà condamné à l'oubli, non pas seulement du fait du grand âge qu'il avait atteint lorsqu'il mourut, mais parce que le monde qu'il avait parcouru et décrit de sa plume était devenu obsolète.
C'est un fait entendu, presque un truisme : très peu d'académiciens accèdent à l'immortalité littéraire. Je confesse avoir évacué André Chevrillon de ma pensée jusqu'à ce que Pierre Saintyves (1870-1935), dans une étude consacrée aux reliques bouddhistes, me rappelât l'existence de ce voyageur passionné, par le biais d'une longue citation :
Dans l’oratoire bouddhique ainsi que dans le chrétien, tout était clos, secret, mais plein de rayons, comme un cœur, plein d’une vie tendre et chaude qui affluait du dedans et se concentrait là, sur elle-même, avec la senteur des fleurs et des fumées, les lueurs de l’or, la jaune lumière tremblante et pure de toute clarté du jour. Elle aussi, cette petite chambre, était l’un des foyers du vieux mysticisme humain ; celui de l’Asie bouddhique y brûlait ; des âmes d’Indo-Chine et du Japon venaient s’endormir à sa chaleur.
Les murs eux-mêmes semblaient dégager de glorieuses effusions : vieux marbre jauni, comme celui qui luit sourdement autour du sépulcre adoré de Jésus, marbre poli, attiédi par l’âge et le contact des mains, des corps, d’aspect mol et comme imprégné de la tendresse des prières, comme pénétré de fluide humain. Enfin, des substances précieuses et douces qui ne servent pas d’ordinaire aux architectures, mariées à ce marbre devenu pareil à de l’ivoire, aidaient à nous envelopper de surnaturel et de sacré. Les hauts rectangles vides, celui qui donnait accès de l’antichambre dans l’oratoire, et celui dont l’ouverture encadrait le sanctuaire, étaient sertis de bandes successives d’or, et d’argent, et de véritable et vieil ivoire, et ces matières ductiles, ciselées en bordures de feuillages, semblaient fondre en se pénétrant ; la légère, la pâle candeur de l’argent fluait imperceptiblement dans la pâleur plus chaude de l’or à demi dédoré, dans la mollesse veinée du tendre ivoire ; les reflets des creux et des reliefs jouaient et se mêlaient ; cela semblait immatériel et sans poids ; on eût dit que, de la tremblante lumière épanchée par les cierges, une onde s’était prise pour toujours aux arêtes des grandes baies rectangulaires, et flottait alentour. Et l’on pensait aux lieux saints de l’ancien Orient, au temple de Salomon, aux naos chryséléphantins, aux légendaires chapelles où l’ivoire et les métaux précieux s’unissaient au santal de l’Inde et de l’Arabie. Ce rideau de soie que les acolytes maintenaient écarté au-dessus du jubé d’argent, c’était le laïmph des mystères phéniciens. Par delà scintillaient le sacraire, les cassettes, la châsse, les plats et les vases d’or, — et tout cet or était ponctué de pierreries : émeraudes, topazes, saphirs, pierres de lune, rubis, brûlant en feux multicolores dans l’ombre, achevant par leurs musiques secrètes de nous ravir à la terre et de nous dissoudre le réel. (André Chevrillon : Sanctuaires et paysages d'Asie. Paris, 1905 p. 44-45).
Style admirable mais daté, ô combien !
Mais qui fut donc ce littérateur-bourlingueur démodé que sut parfaitement dépeindre l'homme à la voix éteinte (ainsi surnommais-je Mauriac), cet académicien (depuis 1920) dont seules quelques rues et avenues perpétuent encore le souvenir terni ?
Il fut le neveu d'Hippolyte Taine
et naquit charentais, à Ruelle-sur-Touvre, dont la fonderie navale, créée en 1753, existe toujours, le 3 mai 1864. Il passa une partie de son enfance en Angleterre, fit ses études secondaires à Paris et obtint une licence d'histoire à la Sorbonne. Il fut major de l'agrégation d'anglais et soutint une thèse de doctorat sur Sydney Smith et la Renaissance des idées libérales en Angleterre au XIXe siècle.
André Chevrillon enseigna à l'Ecole navale et à la faculté des lettres de Lille, avant de se consacrer uniquement à l'écriture à compter de 1894. L'Académie française le remarqua et le prima, bien avant qu'elle l'élût puisqu'il fut récompensé à deux reprises : prix Marcelin Guérin en 1892 puis 1895 et prix Vitet en 1902. A partir de là, les ouvrages consacrés à ses voyages se multiplièrent, qu'il s'agisse de l'Asie (Dans l'Inde, Sanctuaires et paysages d'Asie) au Maroc (Marrakech dans les palmes), le Proche Orient, la Judée et même la Bretagne !
Angliciste passionné, il multiplia les essais consacrés à l'Angleterre, à Ruskin, à la littérature britannique (Kipling, Galsworthy, Shakespeare) qui démontrent son ouverture à la culture d'outre-Manche contemporaine.
L'esprit d'André Chevrillon n'était point obscurci, et c'est à ce propos que son nom eût mérité de survivre, car il dénonça le danger de l'Allemagne nazie dès 1934 (La Menace allemande) et son livre eut maille à partir avec les autorités d'occupation qui le firent interdire dès août 1940. Ce clairvoyant, anglophile, n'eut au fond pas de chance en mourant fort âgé et dès son élection académique de 1920, le monde qu'il avait parcouru et décrit se lézardait de toute part conséquemment au choc de la Grande Guerre. La vision européenne hégémonique du monde en fut définitivement ébranlée, remise en cause.
Adieu, Monsieur Chevrillon !
Prochainement : 2021 : on a failli oublier Georges Feydeau !