Je confesse avoir originellement caressé l'intention de traiter à cette place un représentant de la francophonie africaine moins connu que Senghor : le poète malgache Jacques Rabemananjara (1913-2013). J'ai longuement réfléchi à la question avant de privilégier le choix d'un auteur français, René Maran, premier lauréat noir du prix Goncourt en 1921 avec Batouala. Pour Jacques Rabemananjara, ce n'est que partie remise : je promets y revenir un jour.
D'aucuns considèrent René Maran comme l'auteur d'une seule oeuvre, alors que sa biographie témoigne qu'il n'en fut rien. Mais, comme tant d'autres écrivains, seul le titre Batouala semble avoir survécu.
René Maran naquit à bord du bateau qui menait ses parents guyanais à La Martinique, le 5 novembre 1887. Sa naissance fut déclarée à Fort-de-France le 22 novembre suivant.
Tentons de cerner en quoi
Batouala fit date dans la littérature. René Maran, qui fut administrateur d'Outre-mer (oui, il y eut des administrateurs coloniaux noirs à commercer par Félix Eboué !)
n'en était pas à son premier essai de plume, puisqu'il avait publié en 1912 un recueil de poèmes intitulé
La Vie intérieure.
L'Express, dans un article disponible en ligne de Camille Poirier publié le 13 juillet 2012, classe avec juste raison le Goncourt de 1921 parmi les romans primés injustement oubliés. Je l'affirme ici : on ne peut réduire impunément la littérature de 1920 au seul Marcel Proust comme trop le font. Camille Poirier écrit :
Comment expliquer que Batouala de René Maran, précieux
témoignage de l'émergence d'une culture française noire à l'aube du XXe
siècle et prix Goncourt 1921, n'évoque presque plus rien à personne ?
La question de la présence d'administrateurs d'Outre-Mer à peau noire gêne-t-elle la bien-pensance
aux entournures ? Or, c'est bien l'affectation de René Maran comme fonctionnaire colonial en Oubangui-Chari (actuelle République Centrafricaine) en 1912 qui fut pour notre écrivain l'expérience déterminante expliquant la genèse de
Batouala. Il fut témoin de la misère des populations colonisées, de la cruauté de la domination européenne sur l'Afrique. Il voulut dénoncer cela et la publication de
Batouala chez Albin Michel reçut le soutien du poète Henri de Régnier
et du traducteur Manoel Gahisto. J'avoue mon ignorance de
Batouala jusqu'à la fac d'Histoire qui m'apprit son existence et son importance dans les UV que je suivais sur la colonisation et la décolonisation de l'Afrique. Les soutiens et la pugnacité payèrent :
Batouala fut primé. Je ne puis dire quels compétiteurs René Maran affronta. Par contre, la composition des couverts de l'Académie Goncourt en 1921 est connue. Il y avait alors, outre Léon Daudet, Henry Céard, Jean Ajalbert, Rosny Aîné, Rosny Jeune, Léon Hennique, Emile Bergerat, Gustave Geffroy, Elémir Bourges et Lucien Descaves, noms pour la plupart oubliés...Quant à Léon Daudet, on sait qu'il fut un homme d'extrême droite, un leader de l'Action française.
Cela n'empêcha pas l'Académie Goncourt de faire preuve d'audace en récompensant, deux ans après le coup d'éclat d'"A l'ombre des jeunes filles en fleur", l'ouvrage majeur de René Maran, sous-titré "Véritable roman nègre."
La préface, attaque virulente des excès du colonialisme, fit date, tandis que le roman lui-même paraît plus ambivalent, d'aucuns l'accusant, parmi les critiques de l'époque, d'avoir généralisé à tous les officiers coloniaux les comportements de quelques uns, ou encore d'être d'un naturalisme naïf et de surfer (le mot n'était pas usité en 1921) sur la vogue du roman colonial. On accusa le style de René Maran de ne pas être à la hauteur. Mais le mérite de
Batouala réside davantage dans les réactions qu'il suscita parmi les intellectuels comme André Gide que par son intrigue et par sa forme. Certes, René Maran se limita à l'Oubangui-Chari qu'il connaissait, mais Gide put aller vérifier sur place ses assertions, ce qui aboutit en 1927 à
Voyage an Congo. Autrement dit, la notoriété de Maran suscita un intérêt, une émulation, un élargissement des investigations aux autres colonies françaises dont un Gide et un Albert Londres (
Terre d'ébène 1929) furent les fers de lance. Loin de se limiter à la dénonciation des abus du colonialisme, ils démontrèrent l'inanité du système colonial, bâti sur le racisme et l'oppression des Africains.
Bien qu'il eût été un bon fonctionnaire colonial, René Maran avait découvert les discriminations dues à sa couleur de peau, ainsi que le comportement des colons blancs. C'est toute l'AEF, "Cendrillon de l'Afrique", qui devait être passée au crible farouche de Gide, grâce à René Maran. Bien qu'il s'inscrive dans un contexte de naissance du panafricanisme aux lendemains de la Grande Guerre, notre écrivain ne peut, par contre, être tout à fait considéré comme un précurseur de la négritude. Il demeure ambigu, se sentant plus proche de l'élite intellectuelle métropolitaine que des Africains exploités. Il oppose les mauvais blancs, colons, exploiteurs, esclavagistes, maîtres du travail forcé, à ses amis français et ne souhaite pas l'abandon des colonies.
Batouala, personnage-titre, est un traditionaliste, un chef, un guerrier, un chasseur, qui critiques fort le système d'oppression coloniale mais veut conserver intact le mode de vie africain. Yassigui'ndja est sa favorite, Bissibi'ngui son rival qui séduit celle-ci. Les Banda constituent l'ethnie sur laquelle Batouala exerce son autorité et les administrateurs coloniaux brutaux, qui n'apparaissent pas physiquement dans le roman, ne sont là que pour disperser les Banda. Enfin, le héros a un chien, Djouma, témoin muet et personnage animal comique.
Qu'en fut-il de la carrière littéraire de René Maran postérieure à
Batouala, de sa notoriété post-prix Goncourt ? Je suis hélas obligé d'admettre qu'aucune des publications ultérieures de notre écrivain guyanais n'a eu l'impact de
Batouala. Par exemple,
Djouma, chien de Brousse (le propre animal de compagnie de Batouala !), publié en 1927 par Albin Michel semble n'avoir laissé ni trace, ni souvenir... Il est vrai que certains titre publiés par René Maran se rattachent à la propagande et à l'hagiographie coloniale (encore faudrait-il pouvoir vérifier et analyser leur contenu pour détecter les éléments critiquant le système) comme en 1941
Brazza et la fondation de l'AEF, chez Gallimard. René Maran récidiva dix ans plus tard avec une seconde biographie de Savorgnan de Brazza,
mais il n'oublia pas d'écrire sur son ami, le grand représentant de la France libre Félix Eboué, auquel le Panthéon fut réservé... Cela reflète quelque ambiguïté, et les limites de notre écrivain, mais ne lui jetons pas la pierre pour autant. Il faudrait pouvoir jeter un coup d'oeil à son autobiographie parue en 1931
Le Coeur serré, encore chez Albin Michel.
Je pense que la mort de René Maran, survenue à Paris le 9 mai 1960 a dû passer largement inaperçue. René Maran se rattache incontestablement à cette foultitude d'auteurs dits de la littérature orpheline, disparus encore trop récemment pour tomber dans le domaine public. Cela ne garantit pas leur redécouverte : là où réussit Bernanos,
Romain Rolland a échoué...