Antoine Le Nain (1588-1648), Louis Le Nain (1593-1648) et Mathieu Le Nain (1607-1677) : une fratrie trinitaire de peintres français du siècle de Louis XIII, dont les deux aînés moururent la même année aux prémices de la Fronde... Une aura de mystère... Une indétermination artistique dans une oeuvre picturale tantôt individuelle, tantôt collective et plurielle. Le reflet, vu par les élites, du monde paysan...
Seulement trois rétrospectives en un siècle...
Pourquoi alors, un événement aussi exceptionnel que l'exposition Le mystère Le Nain, ouverte au Louvre-Lens le 22 mars 2017 suscite-t-il un tel silence des médias audiovisuels et de presque toute la presse parisienne ? Pourquoi presque seuls les journaux régionaux et une radio ancrée dans les structures départementales, France-Bleu, font-ils partie des seuls organes médiatiques à réagir à l'événement ? Pourquoi, une fois de plus, le Louvre-Lens semble-t-il pâtir d'une forme sous-entendue de mépris et de négligence ?
Le Louvre-Lens est le Louvre du peuple, pour le peuple, pour paraphraser Abraham Lincoln à Gettysburgh. Or, les négligences télévisuelles "culturelles" vis à vis de cette antenne du Louvre-Paris se répètent inlassablement : après Charles Le Brun, les frères Le Nain symbolisent les nouvelles victimes d'un silence coupable, révélateur et significatif du mépris de l'élite parigot-germanopratine pour les "choses' venue de province conçues pour l'éducation artistique des prolos. Il n'y a pas d'enjeu de tourisme international de masse dans la rétrospective Le Nain. Comme le musée du Quai Branly, dont on s'est rendu compte que la grosse majorité des visiteurs étaient français (sans doute cela explique-t-il partiellement pourquoi une chaîne "mondialiste" comme Arte, qui porta presque les arts premiers sur les fonts baptismaux, ignore désormais la presque intégralité des manifestations sises en ce haut lieu muséal parisien), le Louvre-Lens devient une victime culturelle des apriorismes et clichés culturels élitistes ayant cours en notre capitale...
Plus généralement, c'est la peinture du XVIIe siècle tout entière qui ne suscite plus l'intérêt public à l'exception d'une poignée de noms starisés (Rembrandt, Rubens, van Dyck, Vermeer, Vélasquez...). En ce parcours balisé a minima pour le vulgum pecus que l'on prend pour un imbécile et veut ouvrir au seul art contemporain, les frères Le Nain, comme l'ensemble de la peinture française du Grand Siècle, n'ont plus leur place. Tout ce qui se situe hors champ, en dehors de ces balises universelles est considéré comme sans intérêt, et abandonné aux seuls spécialistes, sans nul effort de vulgarisation. Ainsi, pour les frères Le Nain, seules pour l'instant les éditions Faton, au jour où j'écris ces lignes, se sont intéressées au sujet, via la revue Dossier de l'art (numéro 247). Les frères Le Nain ont même brûlé la politesse à Rodin, dont le Dossier n'est prévu que pour avril 2017 ! Gageons que La Tribune de l'Art de Didier Rykner fera son travail comme de coutume. Pour le reste, il faudra mesurer notre attente en jours voire en semaines...
La télévision représente un excellent baromètre permettant de mesurer la notoriété médiatique contemporaine des peintres. Cette notoriété fluctue avec le temps : elle pouvait être forte, même considérable, dans les années 60-70 du siècle dernier pour sombrer ensuite jusqu'à la presque inexistence... ainsi que nous l'avons pu observer (nous y reviendrons dans un prochain article de notre nouvelle série dont vous lisez le texte inaugural) à propos d'Henri Fantin-Latour, pour lequel la dernière (petite) rétrospective à la rentrée 2016 au musée du Luxembourg (elle s'est achevée en février dernier) fut à peu près ignorée. Il est significatif qu'au sujet de ce peintre autrefois renommé, non seulement aucun documentaire ne fut réalisé - y compris par France 5 -, aucune opportunité saisie par la moindre de nos chaîne pour consacrer un bon reportage fouillé à l'occasion de ladite exposition (il fallut que je me contentasse d'un hors-série Découvertes Gallimard faute de mieux) mais en plus qu'au musée d'Orsay, fait déplorable constaté de visu en 2012, la surface d'accrochage consacrée aux tableaux dudit Fantin avait été drastiquement réduite si je la compare à celle consacrée à ce contemporain de l'impressionnisme et de Manet lors de ma première visite de 1987 : en 2012, il manquait ainsi deux opus majeurs : Un coin de table et La Famille Dubourg (furent-ils remisés aux réserves ?).
Qu'en fut-il de la couverture télévisuelle de la précédente rétrospective consacrée aux frères Le Nain en 1978 ? Où trouver une archive filmée témoignant de son impact public ? Il s'agissait d'une exposition au Grand Palais tenue du 3 octobre 1978 au 8 janvier 1979. Les traces documentaires sur notre fratrie baroque sont (presque) inexistantes sur le site de l'Ina, ce qui ne signifie nullement que l'ancienne télévision les ignora, mais au contraire que c'est notre siècle qui s'en fiche d'où la presque non présence ou restauration ou mise à la disposition du public des archives télé traitant des Le Nain sur Ina.fr. Dans le passé, en gros du milieu des années 1970 au début des années 1980 exista une série documentaire remarquable, Les Grandes Expositions, rediffusée sur Planète à l'extrême fin du XXe siècle. Les rétrospectives du Grand Palais bénéficiaient presque systématiquement de ces productions d'avant la VHS et le DVD vendus dans les boutiques muséales. L'Ina, hélas,se refuse à mettre en accès libre - hors professionnels - ces documentaires devenus invisibles ; or- à l'instar de Ramsès II en 1976 - nos frères Le Nain eurent droit à leur documentaire... qui fut diffusé le 28 décembre 1978.
Pourquoi les Le Nain posent-ils problème ? Aucun ne signait de son prénom permettant de les différencier, mais d'une signature globale, collective : Lenain. Bien que chacun se spécialisât dans un genre précis, il se peut que tous aient mutuellement collaboré à l'exécution des toiles. Seuls soixante-quinze tableaux sont parvenus jusqu'à nous, sur une production supérieure au millier, perte considérable et difficile à expliquer compte tenu de l'abondance de la production du trio fraternel. Cinquante-cinq de ces peintures sont exposées au Louvre-Lens.
On crédite Louis de la plus grande notoriété, parce qu'il fut sans nul doute l'auteur des fameux intérieurs paysans. Mathieu peignit davantage de portraits, de sujets religieux ou allégoriques, dans un goût mythologique, Antoine se spécialisant dans les miniatures.
Lorsqu'on pense aux frères Le Nain, c'est Louis qui vient à l'esprit. Certaines de ses peintures, de type éminemment profane - donc en théorie plus faciles d'accès - sont devenues de véritables icône prétendument représentatives de la condition paysanne sous Louis XIII. Longtemps, elles ont marqué l'imaginaire collectif et ont imposé l'idée d'une misère sous-jacente, d'un misérabilisme paysan, bien qu'il fût caché, sous-entendu par Louis Le Nain, que les véritables calamités (les famines) ne fussent pas montrées. Ainsi, l' Intérieur d'un paysan aisé.
Cette toile, datée de 1642, exposée au Louvre, trahit les disparités de la condition rurale à la fin du règne de Louis XIII. L'homme nu-tête au verre est un laboureur, un "coq de village" qui possède le train de charrue. Sa vêture est correcte, tout comme celle du personnage assis à gauche, qui boit et possède chausses, bas et chaussures. Le paysan pauvre, en hardes les pieds nus sous des guêtres en mauvais état, est un brassier ou manouvrier en bas de la hiérarchie, de l'échelle sociale paysanne, juste au-dessus de l'errant, du chemineau. En cas de disette, de cherté du pain lors de la période de soudure entre deux récoltes, voire de famine, il trinquera le premier.
Le laboureur a moins à craindre, car il peut stocker le grain restant, spéculer sur celui-ci quand il vient à manquer. C'est un propriétaire, non point encore un gentilhomme-campagnard, mais il a le sens de la transmission de son patrimoine terrien sans trop le morceler en plusieurs héritiers.
Le laboureur cependant est roturier et assujetti à l'impôt royal, à la taille, à la gabelle (impôt sur le sel) peut-être et aux droits seigneuriaux subsistants. Il fait partie du tiers-état, pas des ordres privilégiés officiels (noblesse et clergé). peut-être exerce-t-il aussi une fonction "politique" au conseil de fabrique, lié au fonctionnement de la paroisse. Il serait ainsi un marguillier laïc, en plus de laboureur. Mais rien ne transparaît du rapport au religieux, de la vie paroissiale : le sujet demeure profane ; l'espace dévoué à la piété (pas de crucifix), à la religiosité, brille par son absence. Clercs, curés, ne sont pas représentés dans ce tableau. De même, les rapports manouvrier -laboureur taisent les solidarités rurales, la question des communaux. Enfin, manque la localisation géographique de la scène d'intérieur, qui nous éclairerait sur la dominance religieuse (région à pratique protestante ou pas ?), les types d'imposition (quelle gabelle pour quel lieu, à moins que les personnages vivent dans une province exemptée ?), les cultures dominantes au sein de l'assolement triennal... Mais nous savons que les frères Le Nain étaient natifs de Laon, avant de s'installer à Paris. Or Laon, au nord de l'Île de France, jouxtant la Picardie, fut une ville profondément catholique et ligueuse durant les guerres de religion. Île de France et Picardie étaient des pays de grande gabelle, rattachés respectivement aux généralités de Paris et de Soissons.
Un autre tableau iconique de Louis Le Nain, c'est la célébrissime famille de paysans dans un intérieur, oeuvre souvent analysée, toujours exposée au Louvre, dans laquelle femmes et enfants tiennent une place centrale, l'homme demeurant au second plan. Le foyer, dans l'ombre, à gauche, laisse deviner une silhouette enfantine se réchauffant à l'âtre. Le chien minuscule, semble une incongruité, sorte de chihuahua XVIIe siècle très éloigné des races de chasseurs prisées par la noblesse. Sans doute le message "de classe" est-il dans le nanisme de la bête...
.
Ce naturalisme du XVIIe siècle - qui peut tourner à la scène de genre pittoresque - paraît annoncer Courbet, Millet, Bastien-Lepage et Jules Breton : c'est après tout le XIXe siècle qui redécouvrit les Le Nain, Louis surtout, et contribua à la "sacralisation historique" de leurs toiles. Au risque d'un univers factice, idéalisé, gommant toute réalité historique objective. Or, loin de peindre pour le peuple, les Le Nain le faisaient pour une élite aisée ayant les moyen d'acquérir et de collectionner leurs tableaux. Nulle trace de rébellion chez ces ruraux portraiturés sans que nous sachions s'il s'agissait de "modèles" qui posaient "sur le vif" ou de "reconstitutions" de mémoire, au sein de l'atelier, juste quelque chose de fataliste et de taciturne. Leurs pensées demeurent impénétrables. C'est oublier les émotions populaires qui émaillèrent le XVIIe siècle. Contemporainement aux le Nain, il y eut des révoltes antifiscales, motivées en général par la question de la gabelle, de son exemption ou affranchissement, comme le soulèvement des Nu-pieds en Normandie en 1639 (Louis XIII avait voulu imposer la gabelle dans le Cotentin, qui jouissait du privilège de quart-bouillon : un quart de la production de sel était versé aux greniers royaux ; il s'agissait de saumure bouillie obtenue à partir de la récolte de sable imprégné de sel marin). Les années 1624-1642 s'illustrèrent par diverses jacqueries des croquants en Quercy, Angoumois, Périgord puis de nouveau en Rouergue dès juin 1643, soit dans le mois qui suivit la mort de Louis XIII. De fait, la région d'origine des frères Le Nain ne fut pas touchée par les révoltes populaires... La plus proche géographiquement sera la guerre du Lustucru ou du Boulonnais (mai-juillet 1662) motivée par la défense des exemptions fiscales et par l'espoir d'une réduction des tailles consécutive à la fin du conflit franco-espagnol en 1659 (paix des Pyrénées).
On ne peut donc plus se contenter d'une lecture univoque, unilatérale, monolithique, de l'oeuvre peint des Le Nain, en particulier de celle de Louis, à laquelle ses frères ont pu collaborer : cet oeuvre peint est polysémique. Né lui-même à Laon, le journaliste et critique d'art Champfleury défendait le Réalisme, mouvement d'avant-garde de son époque. Il voyait en les Le Nain, en Louis notamment, des précurseurs de cette école, ce qui mènerait Zola, critique d'art peu avisé, à défendre inconsidérément Bastien-Lepage, pourtant bien inférieur à Millet. Si l'on suit la logique de Champfleury, Louis aurait représenté en ses tableaux d'authentiques paysans du Laonnois. Cette interprétation ne suffit plus au XXIe siècle, à la recherche de la signification cachée, plurielle, par-delà une réalité forcément recréée, mythifiée, réinterprétée à l'aune des destinataires des toiles. La réduction de ces peintures au misérabilisme paysan ne nous satisfait plus. C'est pour cela qu'il est dommageable que les médias négligent l'exposition du Louvre-Lens. Au fond, en eux, subsiste l'idée qu'il ne s'agirait là que de peintres locaux, régionaux, de Laon, du Nord, d'intérêt secondaire voire infime, comme pour 99 % de ce qui n'appartient pas à la sphère du présent immédiat. Une peinture folklorique par anticipation, régionaliste avant l'heure, emplie de fausseté déjà völkisch et ATP. Le procès d'intention sous-jacent de la reductio ad Pétainum des frères Le Nain, au risque de l'anachronisme, du chiasme et de l'aporie, n'est pas loin. Les frères Le Nain, c'était la "préhistoire"...
Les peintures des frères Le Nain sont ce que les élites du XVIIe siècle voulaient voir de la paysannerie, répondaient à l'image mentale qu'elles s'en faisaient. Mais achevons notre propos sur une évocation sommaire du reste de l'oeuvre de la fratrie.
Antoine Le Nain, le miniaturiste, ne se limita pas à la paysannerie :
Ses groupes de musiciens sont de grand intérêt.
Mathieu Le Nain aussi s'illustra dans ce domaine :
Comme l'on sait, les attributions demeurent incertaines, collectives... Certains tableaux, dans les banques d'images, sont simplement attribués aux frères Le Nain en général....puisque tous trois furent des polyvalents...
Prochainement, je continuerai à suivre l'actualité des expositions avec "2017 : Rodin seul ?"
La télévision représente un excellent baromètre permettant de mesurer la notoriété médiatique contemporaine des peintres. Cette notoriété fluctue avec le temps : elle pouvait être forte, même considérable, dans les années 60-70 du siècle dernier pour sombrer ensuite jusqu'à la presque inexistence... ainsi que nous l'avons pu observer (nous y reviendrons dans un prochain article de notre nouvelle série dont vous lisez le texte inaugural) à propos d'Henri Fantin-Latour, pour lequel la dernière (petite) rétrospective à la rentrée 2016 au musée du Luxembourg (elle s'est achevée en février dernier) fut à peu près ignorée. Il est significatif qu'au sujet de ce peintre autrefois renommé, non seulement aucun documentaire ne fut réalisé - y compris par France 5 -, aucune opportunité saisie par la moindre de nos chaîne pour consacrer un bon reportage fouillé à l'occasion de ladite exposition (il fallut que je me contentasse d'un hors-série Découvertes Gallimard faute de mieux) mais en plus qu'au musée d'Orsay, fait déplorable constaté de visu en 2012, la surface d'accrochage consacrée aux tableaux dudit Fantin avait été drastiquement réduite si je la compare à celle consacrée à ce contemporain de l'impressionnisme et de Manet lors de ma première visite de 1987 : en 2012, il manquait ainsi deux opus majeurs : Un coin de table et La Famille Dubourg (furent-ils remisés aux réserves ?).
Qu'en fut-il de la couverture télévisuelle de la précédente rétrospective consacrée aux frères Le Nain en 1978 ? Où trouver une archive filmée témoignant de son impact public ? Il s'agissait d'une exposition au Grand Palais tenue du 3 octobre 1978 au 8 janvier 1979. Les traces documentaires sur notre fratrie baroque sont (presque) inexistantes sur le site de l'Ina, ce qui ne signifie nullement que l'ancienne télévision les ignora, mais au contraire que c'est notre siècle qui s'en fiche d'où la presque non présence ou restauration ou mise à la disposition du public des archives télé traitant des Le Nain sur Ina.fr. Dans le passé, en gros du milieu des années 1970 au début des années 1980 exista une série documentaire remarquable, Les Grandes Expositions, rediffusée sur Planète à l'extrême fin du XXe siècle. Les rétrospectives du Grand Palais bénéficiaient presque systématiquement de ces productions d'avant la VHS et le DVD vendus dans les boutiques muséales. L'Ina, hélas,se refuse à mettre en accès libre - hors professionnels - ces documentaires devenus invisibles ; or- à l'instar de Ramsès II en 1976 - nos frères Le Nain eurent droit à leur documentaire... qui fut diffusé le 28 décembre 1978.
Pourquoi les Le Nain posent-ils problème ? Aucun ne signait de son prénom permettant de les différencier, mais d'une signature globale, collective : Lenain. Bien que chacun se spécialisât dans un genre précis, il se peut que tous aient mutuellement collaboré à l'exécution des toiles. Seuls soixante-quinze tableaux sont parvenus jusqu'à nous, sur une production supérieure au millier, perte considérable et difficile à expliquer compte tenu de l'abondance de la production du trio fraternel. Cinquante-cinq de ces peintures sont exposées au Louvre-Lens.
On crédite Louis de la plus grande notoriété, parce qu'il fut sans nul doute l'auteur des fameux intérieurs paysans. Mathieu peignit davantage de portraits, de sujets religieux ou allégoriques, dans un goût mythologique, Antoine se spécialisant dans les miniatures.
Lorsqu'on pense aux frères Le Nain, c'est Louis qui vient à l'esprit. Certaines de ses peintures, de type éminemment profane - donc en théorie plus faciles d'accès - sont devenues de véritables icône prétendument représentatives de la condition paysanne sous Louis XIII. Longtemps, elles ont marqué l'imaginaire collectif et ont imposé l'idée d'une misère sous-jacente, d'un misérabilisme paysan, bien qu'il fût caché, sous-entendu par Louis Le Nain, que les véritables calamités (les famines) ne fussent pas montrées. Ainsi, l' Intérieur d'un paysan aisé.
Cette toile, datée de 1642, exposée au Louvre, trahit les disparités de la condition rurale à la fin du règne de Louis XIII. L'homme nu-tête au verre est un laboureur, un "coq de village" qui possède le train de charrue. Sa vêture est correcte, tout comme celle du personnage assis à gauche, qui boit et possède chausses, bas et chaussures. Le paysan pauvre, en hardes les pieds nus sous des guêtres en mauvais état, est un brassier ou manouvrier en bas de la hiérarchie, de l'échelle sociale paysanne, juste au-dessus de l'errant, du chemineau. En cas de disette, de cherté du pain lors de la période de soudure entre deux récoltes, voire de famine, il trinquera le premier.
Le laboureur a moins à craindre, car il peut stocker le grain restant, spéculer sur celui-ci quand il vient à manquer. C'est un propriétaire, non point encore un gentilhomme-campagnard, mais il a le sens de la transmission de son patrimoine terrien sans trop le morceler en plusieurs héritiers.
Le laboureur cependant est roturier et assujetti à l'impôt royal, à la taille, à la gabelle (impôt sur le sel) peut-être et aux droits seigneuriaux subsistants. Il fait partie du tiers-état, pas des ordres privilégiés officiels (noblesse et clergé). peut-être exerce-t-il aussi une fonction "politique" au conseil de fabrique, lié au fonctionnement de la paroisse. Il serait ainsi un marguillier laïc, en plus de laboureur. Mais rien ne transparaît du rapport au religieux, de la vie paroissiale : le sujet demeure profane ; l'espace dévoué à la piété (pas de crucifix), à la religiosité, brille par son absence. Clercs, curés, ne sont pas représentés dans ce tableau. De même, les rapports manouvrier -laboureur taisent les solidarités rurales, la question des communaux. Enfin, manque la localisation géographique de la scène d'intérieur, qui nous éclairerait sur la dominance religieuse (région à pratique protestante ou pas ?), les types d'imposition (quelle gabelle pour quel lieu, à moins que les personnages vivent dans une province exemptée ?), les cultures dominantes au sein de l'assolement triennal... Mais nous savons que les frères Le Nain étaient natifs de Laon, avant de s'installer à Paris. Or Laon, au nord de l'Île de France, jouxtant la Picardie, fut une ville profondément catholique et ligueuse durant les guerres de religion. Île de France et Picardie étaient des pays de grande gabelle, rattachés respectivement aux généralités de Paris et de Soissons.
Un autre tableau iconique de Louis Le Nain, c'est la célébrissime famille de paysans dans un intérieur, oeuvre souvent analysée, toujours exposée au Louvre, dans laquelle femmes et enfants tiennent une place centrale, l'homme demeurant au second plan. Le foyer, dans l'ombre, à gauche, laisse deviner une silhouette enfantine se réchauffant à l'âtre. Le chien minuscule, semble une incongruité, sorte de chihuahua XVIIe siècle très éloigné des races de chasseurs prisées par la noblesse. Sans doute le message "de classe" est-il dans le nanisme de la bête...
.
Ce naturalisme du XVIIe siècle - qui peut tourner à la scène de genre pittoresque - paraît annoncer Courbet, Millet, Bastien-Lepage et Jules Breton : c'est après tout le XIXe siècle qui redécouvrit les Le Nain, Louis surtout, et contribua à la "sacralisation historique" de leurs toiles. Au risque d'un univers factice, idéalisé, gommant toute réalité historique objective. Or, loin de peindre pour le peuple, les Le Nain le faisaient pour une élite aisée ayant les moyen d'acquérir et de collectionner leurs tableaux. Nulle trace de rébellion chez ces ruraux portraiturés sans que nous sachions s'il s'agissait de "modèles" qui posaient "sur le vif" ou de "reconstitutions" de mémoire, au sein de l'atelier, juste quelque chose de fataliste et de taciturne. Leurs pensées demeurent impénétrables. C'est oublier les émotions populaires qui émaillèrent le XVIIe siècle. Contemporainement aux le Nain, il y eut des révoltes antifiscales, motivées en général par la question de la gabelle, de son exemption ou affranchissement, comme le soulèvement des Nu-pieds en Normandie en 1639 (Louis XIII avait voulu imposer la gabelle dans le Cotentin, qui jouissait du privilège de quart-bouillon : un quart de la production de sel était versé aux greniers royaux ; il s'agissait de saumure bouillie obtenue à partir de la récolte de sable imprégné de sel marin). Les années 1624-1642 s'illustrèrent par diverses jacqueries des croquants en Quercy, Angoumois, Périgord puis de nouveau en Rouergue dès juin 1643, soit dans le mois qui suivit la mort de Louis XIII. De fait, la région d'origine des frères Le Nain ne fut pas touchée par les révoltes populaires... La plus proche géographiquement sera la guerre du Lustucru ou du Boulonnais (mai-juillet 1662) motivée par la défense des exemptions fiscales et par l'espoir d'une réduction des tailles consécutive à la fin du conflit franco-espagnol en 1659 (paix des Pyrénées).
On ne peut donc plus se contenter d'une lecture univoque, unilatérale, monolithique, de l'oeuvre peint des Le Nain, en particulier de celle de Louis, à laquelle ses frères ont pu collaborer : cet oeuvre peint est polysémique. Né lui-même à Laon, le journaliste et critique d'art Champfleury défendait le Réalisme, mouvement d'avant-garde de son époque. Il voyait en les Le Nain, en Louis notamment, des précurseurs de cette école, ce qui mènerait Zola, critique d'art peu avisé, à défendre inconsidérément Bastien-Lepage, pourtant bien inférieur à Millet. Si l'on suit la logique de Champfleury, Louis aurait représenté en ses tableaux d'authentiques paysans du Laonnois. Cette interprétation ne suffit plus au XXIe siècle, à la recherche de la signification cachée, plurielle, par-delà une réalité forcément recréée, mythifiée, réinterprétée à l'aune des destinataires des toiles. La réduction de ces peintures au misérabilisme paysan ne nous satisfait plus. C'est pour cela qu'il est dommageable que les médias négligent l'exposition du Louvre-Lens. Au fond, en eux, subsiste l'idée qu'il ne s'agirait là que de peintres locaux, régionaux, de Laon, du Nord, d'intérêt secondaire voire infime, comme pour 99 % de ce qui n'appartient pas à la sphère du présent immédiat. Une peinture folklorique par anticipation, régionaliste avant l'heure, emplie de fausseté déjà völkisch et ATP. Le procès d'intention sous-jacent de la reductio ad Pétainum des frères Le Nain, au risque de l'anachronisme, du chiasme et de l'aporie, n'est pas loin. Les frères Le Nain, c'était la "préhistoire"...
Les peintures des frères Le Nain sont ce que les élites du XVIIe siècle voulaient voir de la paysannerie, répondaient à l'image mentale qu'elles s'en faisaient. Mais achevons notre propos sur une évocation sommaire du reste de l'oeuvre de la fratrie.
Antoine Le Nain, le miniaturiste, ne se limita pas à la paysannerie :
Ses groupes de musiciens sont de grand intérêt.
Mathieu Le Nain aussi s'illustra dans ce domaine :
Comme l'on sait, les attributions demeurent incertaines, collectives... Certains tableaux, dans les banques d'images, sont simplement attribués aux frères Le Nain en général....puisque tous trois furent des polyvalents...
Prochainement, je continuerai à suivre l'actualité des expositions avec "2017 : Rodin seul ?"