Café
littéraire : Le Roi, Le Sage et Le Bouffon.
Par
Christian Jannone.
Roman de Shafique
Keshavjee paru en français aux éditions du Seuil en 1998 et sous-titré :
« le Grand Tournoi des Religions. »
Ni le nom de l’auteur,
ni le pays où il naquit ne pouvaient laisser présumer que Le Roi, le Sage et le Bouffon serait un des romans francophones les
plus marquants des vingt dernières années. Né le 13 décembre 1955 à Nairobi au
Kenya, et bien que d’origine indienne, Shafique Keshavjee est un pasteur suisse
qui exerça longtemps la profession de professeur de théologie.
Son récit est une œuvre
de maître vulgarisateur : Shafique Keshavjee choisit l’option du conte, de
la fable, pour faire passer un message d’une profondeur humaniste qui sera
toujours d’actualité. Le Roi, le Sage et
le Bouffon, à cause des problèmes fondamentaux qu’il pose, n’est pas près
de se démoder.
Hymne universel à la
tolérance, appel au vivre ensemble, au dialogue inter-religieux, à la fraternité,
Le Roi, le Sage et le Bouffon est un texte de paix.
Le parcours de notre
pasteur écrivain le prédispose à véhiculer ce message :
« Shafique Keshavjee arrive en Suisse en 1963, et
entame des études en sciences sociales et politiques, en théologie et en
histoire des religions à l'université
de Lausanne. Il devient
ensuite pasteur de l'Église réformée. Auteur d'une thèse de doctorat sur Mircea Eliade, il est l'un des animateurs de
l'Arzillier, une maison pour le dialogue entre les religions, à Lausanne.
Shafique Keshavjee se fait connaître du grand public
avec Le Roi, le Sage et le Bouffon (Le Seuil, 1998), une fable humaniste
sur la rencontre des grandes religions. En 2004, il publie chez le même éditeur
La Princesse et le Prophète, un roman « engagé » sur la
mondialisation et les conséquences néfastes de celle-ci.
En 2005, il rédige avec son fils Simon Philou et
les facteurs du ciel ; son fils souffrant de leucémie a imaginé cette histoire et a
finalisé son livre deux jours avant de décéder à l'âge de 13 ans et demi. »
(source : Wikipedia)
Enfin, en 2014 Shafique
Keshavjee publie, toujours aux éditions du seuil, et de la même veine que ses
précédents romans fabuleux, La Reine, le
Moine et le Glouton, où l’on débat du sens de la vie.
Shafique Keshavjee
excelle dans la concision et l’art de la synthèse, rendant intelligibles les
problèmes théologiques les plus ardus et l’essence non seulement des grandes
religions, mais aussi ce qui les divise et les rapproche, sans omettre la
question de l’agnosticisme ou athéisme.
Il sait que, de tous
temps, les croyances religieuses ont été sources de disputes, de conflits, de
persécution et d’intolérance. Une ère de paix universelle peut s’ouvrir si
elles apprennent à dialoguer entre elles, à surmonter leurs antagonismes, leurs
rivalités. Shafique Keshavjee est un humaniste et un vulgarisateur hors pair.
L’intrigue de la fable
est aisée à résumer : on y retrouve cet esprit propre aux contes, en
particuliers ceux du Siècle des Lumières, qui permirent à de grands philosophes
comme Voltaire et Diderot à devenir des passeurs en délaissant tout le côté
rébarbatif de traités trop savants, trop érudits.
Soit un pays lointain,
imaginaire, idéal, loin des conflits du monde connu. Cet Etat se moque de la
modernité tapageuse et a conservé une structure monarchique intemporelle. Il
repose sur trois piliers : le Roi, le Sage, et le Bouffon.
Le Roi gouverne, le
Sage conseille, le Bouffon manie le cynisme et la malice : il relativise le pouvoir des deux autres
piliers, servant en quelque sorte de contrepoids indispensable. Le Bouffon est
un adepte du franc-parler, de la Vérité : comme dans la tradition de cour,
il peut être plus avisé, de meilleur conseil que le Sage lui-même. Il sait
flairer la menace, met en garde.
Toute notre histoire
part de trois rêves contingents, la même nuit de pleine lune. Davantage qu’une
interprétation freudienne des songes, nous avons là de la part de l’auteur
l’utilisation d’un ingrédient que je dirais biblique, que l’on retrouve
communément dans l’Ancien Testament, par exemple avec Joseph et Jessé.
Trois personnages,
trois rêves, trois messages inquiétants, chacun hermétique, peu explicite,
référencé d’éléments, de clefs, dont l’explication nous sera fournie au fur et
à mesure de l’avancée de l’intrigue. Trois rêves qui ne se font pas dans un
contexte si serein que cela, leur nature philosophique et religieuse,
presque eschatologique, trahissant un malaise profond dans le Royaume :
risque à la fois pour la démocratie, pour le pouvoir royal, risque de la mort
de Dieu comme de celle du monarque et du bouffon lui-même. Dans un ciel lourd
de menaces, l’individualisme forcené se traduit par le désintérêt envers tout
ce qui cimente et unit les sujets, hormis le sport. L’Agora, l’Ecclesia (dans
le sens d’assemblée) se fissurent.
Par-delà la mort des
individualités royale et bouffonne, par-delà celle de Dieu, tué par Nietzsche
voire jamais « né », c’est la disparition de l’Homme, via le peuple,
qui se profile à l’horizon.
Il faut donc quêter un
Sens à la vie : ce Sens peut-il être dans l’une ou l’autre religion ?
Jusqu’à présent, cette religion demeurait vague, indéfinie, suscitant le
désintérêt croissant du peuple. C’est pourquoi le Roi se résout à
l’organisation d’un grand tournoi inter-religieux afin de pouvoir choisir la
meilleure croyance pour le peuple. Chacune des grandes religions du monde
conviera un de ses dignes représentants à participer à cette olympiade d’un
nouveau type. Chaque tradition n’a droit qu’à un unique représentant, d’où
parfois des difficultés de désignation. Les intervenants seront confrontés à
des contradicteurs, devront faire face aux controverses, aux échanges polémiques,
parfois haineux, savoir répondre aux critiques, manier l’art de la synthèse, ne
pas étaler une érudition théologique excessive et hermétique, ne pas faire trop
long.
Pourquoi pas aussi ne
pas croire : c’est la raison pour laquelle l’athéisme sera lui aussi
inclus dans les joutes.
A partir de là, le
roman s’organise autour des prestations successives des candidats, prestations
entrecoupées de repas, de repos nocturnes, mais aussi d’une intrigue parallèle,
qui a son importance dans le contexte particulier de l’Histoire contemporaine.
Successivement
interviennent :
- Alain Tannier,
professeur de philosophie français, athée ;
- le moine bouddhiste
Rahula, du Sri Lanka ;
- le swami
Krishnânanda, pour l’hindouisme ;
- le cheikh et imam Ali
ben Ahmed d’Egypte, pour l’islam ;
- le rabbin israélien
David Halévy, pour le judaïsme ;
- le docteur Christian
Clément, de Suisse, pour le christianisme.
Le représentant du
christianisme est protestant.
L’intrigue parallèle
consiste en une enquête policière autour d’une agression dont a été victime
Amina, la fille du cheikh aveugle : cette enquête sert de prétexte à notre
écrivain pour développer une idylle entre le rabbin Halévy et la jeune femme,
amour chargé de symboles sur fond de dialogue jugé impossible entre islam et
judaïsme. L’agresseur a voulu qu’on accusât les juifs, laissant une kippa comme
indice, afin qu’Halévy soit soupçonné. C’est le propre frère d’Amina le
coupable, jeune fanatique refusant les idées de son père Ali ben Ahmed, qui
prône la tolérance et le respect entre les religions. Ali ben Ahmed est un
digne représentant de l’islam ouvert, éclairé, loin des perceptions négatives
véhiculées contre la troisième grande religion du livre par les
fondamentalistes de tout poil. Ali ben Ahmed sait qu’il risque gros : les
fanatiques sont prêts à tout pour que le dialogue échoue. Halévy lui-même
reconnaît à la fin avoir fauté, voulu envenimer les choses, venger son propre
frère contre les musulmans, sur fond de conflit israélo-palestinien jamais
expressément nommé.
De fait, les derniers
chapitres de ce livre remarquable et agréable à la lecture sont une leçon de
sagesse exemplaire : après que chaque prestataire ait effectué une ultime
synthèse résumant la quintessence de sa croyance (appariement de deux mots
résumant chacune des grandes religions par exemple détachement et compassion pour le bouddhisme), aucun des membres du
jury ne parvient à trancher. Chaque compétiteur a remporté une voix. Toutes les
religions ou l’irréligion ont du bon, impossible d’en imposer une. Aussi, le
Roi choisit de rompre avec ce vieux principe tel prince telle religion. C’est l’entrée dans la modernité issue
des Lumières, la fin proclamée de la religion d’Etat, l’instauration de la
liberté de conscience. Le choix de croire ou ne pas croire est laissé à la
libre appréciation de chacun, Roi inclus. La religion devient une affaire
privée, individuelle. Fin aussi du prosélytisme, de la conversion plus ou moins
forcée, des persécutions des déviants, hérétiques et autres.
La modestie de Shafique
Keshavjee transparaît en ouverture du livre (p. 7) et dans une note de bas de
page (p. 228), sans se nommer lui-même, se contenant du « je », on
comprend qu’il est cette personne digne de confiance mandatée par le Roi et le
Sage afin de rédiger le compte rendu du Grand Tournoi (« Le Roi de mon
pays m’a demandé d’écrire ce livre pour vous »). Vous, ce sont les
lectrices et lecteurs, mais l’écrivain s’adresse de facto à l’humanité tout
entière. La note sert à caser les remerciements que notre romancier et pasteur adresse
aux personnalités et organismes avec lesquels il collabore dans le cadre du
dialogue inter-religieux.
L’universalité de cette
fable prétexte de Shafique Keshavjee en fait une œuvre indémodable. L’actualité
de ces quinze dernières années n’a cessé de démontrer combien le message de cet
ouvrage demeurait plus que jamais nécessaire. Espérons que ses auditrices et
auditeurs croîtront en nombre. Ce livre, c’est l’espoir face au néant
destructeur des fanatismes. Shafique Keshavjee est une force de propositions
que tous doivent écouter.
J’invite les
participants du café littéraire à donner leur avis, à commenter ce texte, à
soulever et développer des points (en particulier, sur la psychologie, le
caractère des personnages, le Bouffon étant, je l’avoue, mon préféré) que je ne
pouvais détailler dans le cadre restreint d’une revue.
Christian Jannone.
Prochainement : après de bonnes vacances bien méritées, je reprendrai la série des écrivains dont la France ne veut plus avec un septième volet consacré à Romain Rolland.
Prochainement : après de bonnes vacances bien méritées, je reprendrai la série des écrivains dont la France ne veut plus avec un septième volet consacré à Romain Rolland.