C'était place Saint-Pierre du Vatican, le 16 octobre 1978, lors de l'élection du pape Jean-Paul II. Selon ce qu'en rapporta la presse, l'identité du nouveau pape en surprit plus d'un : il s'agissait du premier pape non italien élu depuis 1523. Autrement dit, une révolution. Une anecdote me frappa : une fidèle italienne, présente lorsque le nom Karol Wojtyla fut prononcé, exprima sa surprise par l'interrogation suivante : "Ma chi è ?"
Comme cette italienne, on peut affirmer que la télévision française semble ne même plus connaître les noms de la plupart des personnalités culturelles passées susceptibles de commémorations. Après une année 2021 exceptionnelle - peut être que cette exception était imposée par le contexte de la pandémie de Covid-19 qui avait remis à l'honneur l'ancienne culture pourtant courante autrefois - au point que seules quatre personnalités furent oubliées (Fernandel, Paul Valéry, Antoine Watteau et John Keats),
nous retombâmes dans l'étiage de la médiocrité déculturée dès 2022 et l'année 2023 se conclut comme à peine moins lamentable que la catastrophique période 2016-2019.
Commençons par les personnalités qui eurent la chance de passer à travers les gouttes de l'oubli crasse :
- l'écrivain américain Norman Mailer, sur Arte, à l'occasion du centenaire de sa naissance (un documentaire) ;
- l'écrivain italien Italo Calvino, toujours sur Arte, là aussi pour son centenaire, grâce encore à un documentaire ;
- Colette, mais, mis à part une émission spéciale de France 5 de La Grande Librairie, force est de constater qu'en dehors de l'Ina, il fallut se contenter de la rediffusion d'un autre documentaire d'Arte, qui remontait déjà à 2017 ;
- le mime Marcel Marceau, là encore pour son centenaire, et toujours sur Arte, mais le documentaire à lui consacré datait de 2019 ;
- Sarah Bernhard, la tragédienne qu'on ne présente plus, là encore sur Arte ;
- Alice Guy, pour ses 150 ans, notre première réalisatrice de l'histoire du septième art, mais qui dut se contenter d'un seul film qu'elle signa, sur Arte, durant les fêtes de fin d'année, film mêlé à une série de courts métrages muets féministes, avec la rediffusion de son documentaire biographique, qui datait de 2021.
Ceci pour les commémoré(e)s certes célébré(e)s, mais pas assez. Je subodore que John Ford, à l'occasion du cinquantenaire de sa disparition, a lui aussi bénéficié d'une programmation spéciale sur TCM, mais cela fait longtemps que je n'ai plus cette chaîne.
Qui donc s'est taillé la part du lion : Picasso, Maria Callas et Gustave Eiffel ! Le reste fut allègrement sauté, ou allusif comme Pierre Loti (un documentaire de voyage d'Arte passé au tout début de l'an 2023). On me fera aussi remarquer : Stéphane Bern n'a pas oublié Napoléon III pour les 150 ans de sa mort !
Le seul perdant, qui méritait de le demeurer, est le leader nationaliste Maurice Barrès, ce qui n'empêcha pas la parution d'un ouvrage collectif remarquable à son sujet chez Gallimard, sous la direction d'Antoine Compagnon.
Qui sont les autres, tous les autres ? Qui sont ces "ma chi è", malheureusement légion ? L'an passé, j'avais d'emblée abordé le problème des premiers perdants mémoriels, dont Edouard Lalo et Katherine Mansfield qui, en dehors du Monde n'eut droit à rien du tout.
Au fil des semaines, la légion des perdants, des ma chi è ? n'a cessé de s'étoffer. Nombreux sont les penseurs et philosophes, parmi les ultra ignorés et délaissés, et le problème va bien au-delà du seul Blaise Pascal, déjà traité tant son omission relevait du scandale en dehors de KTO et de colloques bien localisés, ancrés dans le "local".
De plus, le problème "Ma chi è" n'est pas du tout nouveau, bien au contraire ! Voilà un siècle, à la mort de Gabriel Fauré, ses admirateurs demandèrent au gouvernement d'alors (celui du Cartel des gauches d'Edouard Herriot), de lui organiser des obsèques nationales. Un ministre sollicité - j'ignore lequel, car le documentaire de madelen de 1965 consacré à Fauré ne le précise pas - répondit : "Gabriel Fauré, qui est-ce ?"
Aux premières loges des ma chi è, Ernest Renan, dont on eût dû commémorer les deux siècles de la naissance :
Le grand entomologiste Jean-Henri Fabre (dont on parla à un moment donné pour le prix Nobel de littérature), né également en 1823, fut lui aussi proprement escamoté, sauf à l'Harmas de Sérignan, dans le Vaucluse.
Il y a eu ces deux philosophes disparus la même année 1973, dont on se moque impunément, l'un représentant le thomisme renouvelé au XXe siècle, l'autre l'existentialisme chrétien : j'ai nommé Jacques Maritain
et Gabriel Marcel.
Pour ce dernier, je rappelle la suppression de deux pièces de théâtre de l'impétrant sur madelen dès la création du site, alors qu'elles figuraient sur Ina premium.
Il y avait aussi le cent-cinquantenaire du décès du dernier des économistes classiques, féministe de surcroît et grand ami de Jean-Henri Fabre, au point qu'il fut inhumé dans le Vaucluse, plus exactement à Avignon, au cimetière Saint-Véran : John Stuart Mill.
L'épouvantable épidémie des ma chi è a poussé le luxe d'une extension en direction des acteurs et humoristes : quid des cent ans de la naissance de Piéral
et du cinquantenaire de la mort accidentelle de Fernand Raynaud ?
Décidément, 2023 battit des records de médiocrité commémorative ! Ne quittons pas l'humour et évoquons le cas Reiser, fortement emblématique des retards à l'allumage mémoriel. Pour rappel, Jean-Marc Reiser nous a quittés le 5 novembre 1983.
En toute logique, c'est en novembre 2023 qu'aurait dû se placer la commémoration des quarante ans de sa disparition. Or, en bon respect de la vitesse de réaction du chien Rantanplan, bien proverbiale, il a fallu patienter jusqu'en juin 2024 pour que se bouge enfin une station publique de la radio, en l'occurrence France culture ! Certes, le documentaire d'Amaury Ballet est magnifique, et son titre génial : "Reiser (1941-2023) : je dessine le pire parce que j'aime le beau". C'est rendre justice à l'immense satiriste, mais n'aurait-il pas fallu anticiper ?
De toute manière, nous avons bien eu droit enfin à un nouveau documentaire sur Colette, sur France 5, dont on ne sait plus, vue la bonne année de retard, s'il fut diffusé à l'occasion des 150 ans de sa naissance ou des 70 ans de sa mort. Comprenne qui pourra.
Après tout, nous sommes devenus coutumiers des défaillances du service public depuis bientôt quarante ans puisque nous avons été incapables de nous rappeler la disparition d'Hergé en 1983. Quant à Charles Péguy et Alfred Jarry, ce sont des losers culturels définitifs, du fait des catastrophes respectives de 2014 pour l'un et 2007 pour l'autre.
Prochainement : les commémorations 2024 à la télévision : une année qui commence très très bien !!!