L'imagination vaut bien des voyages et elle coûte moins cher. (George William Curtis)
(...) ne pas empêcher une mauvaise action quand on en a le pouvoir, c'est l'ordonner (Agamemnon dans Les Troyennes de Sénèque, vers 290-292 de la traduction de François-Régis Chaumartin, Les Belles Lettres 2000).
C'est qui encore ce type dont plus personne ne parle ? C'est quoi ses livres qu'on ne trouve plus nulle part dans les rayons des libraires, sauf parfois en poches défraîchis chez les bouquinistes ? Jésus-la-Caille, connais pas, jamais entendu parler !
Histoire de se plonger dans le bain de l'oubli et d'en extirper enfin François Marie Alexandre Carcopino-Tusoli, alias Francis Carco, né à Nouméa le 3 juillet 1886 et décédé dans le 4e arrondissement de Paris le 26 mai 1958.
Francis Carco, c'est plus de vingt-cinq romans, des biographies romancées, des chansons, des recueils de souvenirs, des reportages, des poésies, même un scénario de film (Paris la nuit, d'Henri Diamant-Berger, en 1930, avec Marguerite Moreno) ! Une oeuvre très variée, dont j'ai peine à comprendre pourquoi on la délaisse ainsi.
De quoi Jésus-la-Caille, qui fut longtemps son roman le plus connu, est-il le nom ? En 1914, ce roman participa à la construction, à l'édification de la mythologie de Montmartre, au même titre que les peintures de Maurice Utrillo, ses contemporaines. Comment ce livre fut-il accueilli, assurant la notoriété - temporaire - de l'auteur ? L'édition originelle parut donc en 1914, au Mercure de France. Une nouvelle édition augmentée vit le jour en 1920, chez Ronald Davis, additionnée d'un second roman datant de 1918 : Les Malheurs de Fernande. Fernande, prostituée, est une des principales protagonistes de Jésus-la-Caille.
On pourrait voir là les vieilles ficelles du naturalisme, du vérisme, du réalisme et autres ismes. Ce peintre des rues obscures (expression notée dans Wikipedia), a cependant davantage d'audace que Zola, en cela que Jésus-la-Caille, ainsi que son sobriquet peut le faire deviner, est un proxénète homosexuel. Il est amusant d'apprendre que Carco a écrit la majeure partie de son roman en une forme d'exil niçois, chez sa grand-mère ! Autre information saugrenue : ce livre fut fort bien accueilli par le parangon de la littérature psychologique pesante, le très réactionnaire Paul Bourget.
Ce dernier continua de soutenir Carco, puisque son appui lui permit de recevoir en 1922 le grand prix du roman de l'Académie française pour L'Homme traqué.
Autre soutien non négligeable : Rachilde, dont le mari Alfred Valette, dirigeait le Mercure de France.
Pour résumer, Jésus-la-Caille, notre gigolo gay, a perdu son amant Bambou, et dans une langue verte, nous dit qu'il a été "poissé" par les "bourres". Il soupçonne celui qui l'a "donné aux chiens" : Pépé-la-Vache, à l'aisance mystérieuse. Jésus-la-Caille s'entiche alors de la fameuse Fernande, dont le souteneur est corse et s'appelle prosaïquement Dominique-le-Corse !
Dois-je vous dévoiler l'ensemble de l'intrigue au risque de gâcher le suspense ? Ce roman est certes introuvable à l'état neuf, mais au niveau des bouquineries, on ne sait jamais...
Sa réputation faite, notre écrivain, qui fréquenta la bohème parisienne et ne dédaigna pas goualer les chansons des bat d'Af au Lapin Agile (où il croisa Pierre Mac Orlan,
sur lequel je compte bien revenir), fut même critique d'art, comme Diderot, Baudelaire, Mirbeau, Huysmans et Proust. Il publia un recueil intéressant en 1912, La Bohême (sic) de mon coeur et, installé au Quai aux Fleurs en 1913, rencontra Katherine Mansfield
elle aussi injustement oubliée l'an passé des commémorations.
Il y eut donc, à compter de sa parution en 1914, un après Jésus-la-Caille. Durant la Grande Guerre, mobilisé, il obtint son brevet d'aviateur, mais une blessure au genou gauche le priva de la possibilité de se muer en chevalier du ciel. Carco eut aussi le privilège de rencontrer Colette, en 1917, au journal L'Eclair.
La vie sentimentale de Francis Carco fut assez agitée : il quitta sa première femme, Germaine Jarrel, pour épouser à sa place, en 1936, Éliane Négrin, épouse du prince égyptien du coton Nissim Aghion. Tous deux avaient été "victimes", en quelque sorte, d'un coup de foudre réciproque. Echappant à l'opprobre, mais non point résistant à proprement parler, Carco s'exila à Nice, puis en Suisse, permettant ainsi à son épouse, d'origine juive, à être sauvée de la barbarie nazie. Ils fréquentèrent un des pères de la définition du crime contre l'humanité, le méconnu Jean Graven, qui représenta la Suisse au procès de Nuremberg.
Carco a eu la bougeotte, changeant à plusieurs reprises de lieu de résidence, allant jusqu'à acheter, le Château Vert, domaine d'Octave Mirbeau, à Cormeilles-en-Vexin.
Sa gloire ne fut pas factice, puisque l'Académie Goncourt l'élut en 1937 et qu'il fut Commandeur de la Légion d'honneur.
Ce qui m'intéresse le plus, chez Francis Carco, outre sa connaissance intime de Montmartre et le fait qu'il a côtoyé Apollinaire, Utrillo et Modigliani, c'est sa défense des minorités et des opprimés : Kanaks, bagnards, prostitués, mauvais garçons. Cela s'explique aisément : il fut un enfant battu, et son père cruel exerça la fonction d'inspecteur des domaines de l'État en Nouvelle-Calédonie. Notre écrivain y passa les cinq premières années de sa vie. Quotidiennement, de la fenêtre de la maison familiale de Nouméa, rue de la République, il voyait passer les convois de bagnards en partance pour l'île de Nou. Il en résultera Verotchka l'étrangère ou le Goût du malheur, paru en 1923 et bien sûr introuvable hors bouquinistes !
Atteint par la maladie de Parkinson, Francis Carco nous quitta à l'hôtel de Comans d'Astry, sa résidence ultime, le 26 mai 1958, île Saint-Louis, 18 Quai de Béthune.
Il repose au cimetière parisien de Bagneux, aux côtés de sa seconde femme et de son frère le poète et parolier Jean Marèze.
Prochainement : Commémorations 2023 à la télévision : le triomphe de "Ma chi è".