Ces peintres dont on ne veut plus 3 : Oskar Kokoschka.

Aux galeries nationales du Grand Palais se tint une exposition mémorable du 5 octobre 2005 au 23 janvier 2006. Celle-ci s’intitulait : Vienne 1900 et se consacrait à l’évocation de la sécession viennoise à travers les œuvres de quatre artistes majeurs : Gustav Klimt (1862-1918),
 
 Egon Schiele (1890-1918),
 
 Koloman Moser (1868-1918)
 
 et Oskar Kokoschka (1886-1980).
 

Différents documentaires télévisés, sur France 5 et sur Arte, couvrirent l’événement. Lorsque je les visionnais apparurent de facto des déséquilibres majeurs de traitement de nos quatre hérauts de la modernité viennoise, flagrants dans le minutage consacré à chacun. Schiele surtout et Klimt ensuite furent amplement privilégiés, au détriment de Moser et Kokoschka, qui devaient se contenter de miettes dérisoires.

Le peu de place accordé à Koloman Moser, fort injuste au demeurant, paraissait se justifier par le manque de notoriété de ce peintre et designer en France, et de sa faible présence dans les collections hexagonales. Quant à Oskar Kokoschka, il était le second parent pauvre de nos films télévisés, comme si on lui faisait implicitement payer le fait que, contrairement aux trois autres, il avait survécu à l’hécatombe artistique de 1918. Mourir âgé n’est jamais bon en art… Ce minutage minable accordé à Kokoschka ne cessa de me surprendre, de m’étonner, de me déranger, car je savais qu’il s’agissait d’un Grand de l’avant-garde du début du XXe siècle, un des papes de l’expressionnisme pour tout dire, mouvement artistique qu’à titre personnel, j’ai toujours davantage prisé que le cubisme. 

Si vous êtes comme moi cinéphile et bon connaisseur amateur en histoire de l’art moderne, et que vous adorez la version de 1945 du Portrait de Dorian Gray, vous aurez tôt réalisé l’influence indéniable de Kokoschka sur Ivan le Lorraine Albright, auteur du portrait dégradé, vieilli, horrible et violent de Dorian. 
 
Le contraste est saisissant avec l'état primitif du portrait, dû au bien plus sage, convenu et académique d'Henrique Medina, pâle imitation, par exemple, des oeuvres de John Singer Sargent et James Tissot.

C'est comme si le portrait de Dorian Gray, non content de vieillir et de s'altérer à la place du modèle, avait temporellement et stylistiquement "avancé" de concert dans l'histoire de l'art... Pour rappel, Albert Lewin (1894-1968), était le réalisateur du long métrage dans lequel officiaient George Sanders, Donna Reed et Hurd Hatfield.
Pour en revenir à Kokoschka, aucune chance qu'il se taillât la part du lion dans les médias en cet an 2005, et on se demande encore pourquoi il fut si minoré.
Oskar Kokoschka naquit à Pöchlarn (Autriche-Hongrie) le 1er mars 1886. Il mourut à Montreux (Suisse) le 22 février 1980. De 1905 à 1909, il fut élève de Gustav Klimt à la Kunstgewerbeschule de Vienne. Il suivit aussi les cours de Carl Otto Czeschka (1878-1960), qui fut un grand graphiste-designer.
 
Egalement dramaturge, il afficha tôt sa dissidence culturelle, sa rupture de ban : la pièce de théâtre "L'Assassin, espoir des femmes", donnée en 1909, prototype du théâtre expressionniste, assit sa réputation d'offenseur de la morale publique. Autre preuve de son indépendance farouche, sa rupture avec l'équivalent austro-hongrois de l'Art Nouveau et du Modern Style : le Jugendstyl.
 
On comprend ainsi pourquoi il s'expatria à Berlin pour un an, avant de revenir à Vienne en 1911. A cette époque, le coeur d'une veuve était à prendre, et cette veuve se nommait Alma Mahler (1879-1964) dont feu l'époux n'est plus à présenter, tant sa musique est mondialement appréciée, surtout depuis que Visconti la remit à l'honneur.

Ce fut la passion, l'amour fou, épistolaire et artistique. Le chef-d'oeuvre La Fiancée du Vent témoigne de cette période créatrice extraordinaire. Le génie y rejoint la folie. Je ne m'appesantirai pas sur les détails de l'évolution picturale de son style, n'étant pas un expert. Toujours est-il que l'essor de la carrière de Kokoschka est contemporain d'autres avant-gardes, outre l'expressionnisme : le futurisme et le cubisme, sans omettre les débuts de l'art abstrait avec Vassily Kandinsky (dont j'adore la richesse de la palette).


 
Après sa rupture avec Alma Mahler, place au fétichisme : Kokoschka fit confectionner par la costumière Hermine Moos une poupée de tissu grandeur nature à l'effigie de son ancienne maîtresse ! L'on retrouve là une thématique érotique sulfureuse digne de la littérature décadente (je songe ici à la poupée des Valois de Jean Lorrain dans Monsieur de Phocas)
Mobilisé lors de la Grande Guerre, Oskar Kokoschka fut grièvement blessé en 1915. Démobilisé, il s'installa à Dresde où il rencontra l'architecte viennois Adolf Loos.

Kokoschka occupa une chaire à l'Ecole des arts de Dresde de 1919 à 1924. Revenu à Vienne en 1933, il entra dans le collimateur de l'Allemagne nazie qui classait son oeuvre dans l'"art dégénéré". Il dut s'exiler à Prague en 1934, après la mort de sa mère, rencontrant sa future femme Olga Palkovska qui lu survécut jusqu'en 2004. Cet artiste majeur fut dès lors un éternel exilé, à Londres (1938-1953) puis en Suisse, à Villeneuve, à l'extrémité orientale du Lac Léman, de manière définitive, y passant les vingt-sept dernières années de sa vie. Il repose au cimetière de Montreux. La Fondation Kokoschka, au musée Jenisch de Vevey, contribue à la survie post-mortem de son oeuvre. De son vivant, Kokoschka a été partie prenante des premières grandes manifestations d'art contemporain de Cassel, les Documenta 1, 2 et 3, tenues respectivement en 1955, 1959 et 1964.
 
Il faut s'interroger sur la rareté des expositions monographiques consacrées en France à Oskar Kokoschka, sur le fait qu'il soit d'une moindre notoriété que ceux que l'on classe parmi les géants de l'art moderne et contemporain, sur son peu d'impact médiatique en dehors de l'Autriche, de l'Allemagne et de la Suisse. La grande expo Kokoschka parisienne remonte à ... 1974 ! Elle se tint donc de son vivant, au Musée d'Art moderne de la ville de Paris, qui n'a pas le statut de musée national, malgré son positionnement au Palais de Tokyo. Un oubli plus que regrettable, qui me rappelle l'injuste fiasco de l'exposition Raoul Dufy (un de mes peintres modernes préférés), en 2008-2009 au même musée parisien. Cette expo, au nombre d'entrées dérisoire pour un artiste aussi magnifique que Dufy, se tint à une époque où une chaîne comme Arte touchait culturellement le fond, étant alors axée à 100 % sur le diptyque unique rock-art contemporain, allant jusqu'à délaisser l'art moderne antérieur, y compris Jackson Pollock !
Il serait urgent de réparer une injustice, de demander par exemple au Grand Palais, au Petit Palais ou pourquoi pas à Beaubourg, d'enfin faire "quelque chose" en faveur de Kokoschka ! Le Centre Pompidou se contenta de ses dessins (ils valent le coup !) en... 1987 !

En toute modestie, j'ignore la place de Kokoschka dans les collections publiques françaises... Je crains fort qu'elle soit insuffisante. Quid de la situation dans les collections privées ? Espérons une prochaine réparation d'une injustice artistique hexagonale inexplicable. L'art moderne ne fut pas constitué que de stars à la Picasso... Pas d'expos Kokoschka chez nous parce que peu d'entrées ?

Prochainement :  retour des écrivains dont la France ne veut plus volet 22 : Gyp.