samedi 11 juin 2022

Café littéraire : L'Insurgé.

 

Café littéraire : L’Insurgé, de Jules Vallès.


Par Christian Jannone.

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Jules Vallès (de son vrai nom Jules Vallez), né au Puy-en-Velay (appelé à l’époque Le Puy) le 11 juin 1832 et mort à Paris (Ve arrondissement) le 14 février 1885, journaliste, écrivain et homme politique engagé, survit dans nos mémoires grâce à sa trilogie largement autobiographique L’Enfant, Le Bachelier et L’Insurgé. Jacques Vingtras n’est cependant pas un calque total de Vallès, puisque des divergences existent entre le vécu personnel de l’écrivain et celui de son personnage central.

L’Insurgé, que l’on ne peut qualifier d’autofiction avant l’heure, est un roman pionnier : certes, il suit le premier livre historique consacré à la Commune de Paris, Histoire de la Commune de 1871 de Prosper-Olivier Lissagaray (1838-1901),

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 publié significativement à Bruxelles en 1876 mais il précède La Débâcle d’Emile Zola, œuvre beaucoup plus romancée datant de 1892. De même, comme chez Zola, la Commune proprement dite – en y incluant la semaine sanglante – n'occupe qu’une part assez restreinte de l’ouvrage : les chapitres XXIV à XXXV.

La genèse de L’Insurgé ne fut pas évidente. Exilé à Londres après la Commune, Vallès le mit en chantier sous le titre de Jacques Vingtras III : c’était une mise en évidence que le futur Insurgé prendrait le relais du Bachelier là où il s’arrêtait. Il traitera donc des années 1860 (plus exactement à partir de 1862), des événements de 1870, des débuts de la République avec la guerre en toile de fond et de la Commune.

Le rôle des femmes fut décisif dans l’élaboration, le parachèvement et la publication intégrale du livre, malheureusement posthume. Saluons d’abord le courage de Juliette Adam (1836-1936),

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Juliette Adam par Nadar

 

 qui, à peine obtenue – en 1880 – l’amnistie des communards, s’attela à la parution d’une première version de L’Insurgé dans La Nouvelle Revue en 1882 : version partielle, que Vallès retravailla, compléta mais ne put paraître qu’après sa mort, grâce à Séverine – alias Caroline Rémy (1855-1929) -

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amie de Vallès depuis 1879. Elle le seconda dans la direction du journal Le Cri du Peuple qui, en 1886 annoncera la publication de L’Insurgé chez Charpentier. On a cru à tort que Séverine avait retravaillé l’écriture du roman, ce qui est faux. C’est bien le texte voulu par Vallès que nous connaissons.

Malgré le hiatus temporel (passage direct de 1857 – date de la mort du père – à 1862), L’Insurgé s’enchaîne là où s’achevait Le Bachelier, en réponse au « Sacré lâche » de clôture :

« C’est peut-être vrai que je suis un lâche, ainsi que l’ont dit sous l’Odéon les bonnets rouges et les talons noirs. » Vingtras est devenu un pion.

Ce qui frappe d’emblée dans le livre, c’est le style. On pourrait parler de modernité, du fait de la prédominance du présent, du « je », du découpage en courts paragraphes, de l’exclamatif, de l’utilisation d’une forme d’argot qui n’est plus usité (par exemple le recours à l’argot des cochers p. 183 avec l’expression « roues de derrière » désignant la pièce de 5 F en argent), d’une narration qui peut paraître en même temps imagée, hachée, parfois triviale. Vallès a recouru à une forme de collage, insérant dans son roman des textes du Cri du Peuple, des passages écrits à chaud dans le déroulé des événements de la Commune. On sent là la patte et du journaliste, et du militant politique.

Outre le style journalistique – non péjoratif dans le sens où je l’emploie – Jules Vallès manie avec brio les niveaux de langage, ce qui crée un contraste bienvenu entre la langue recherchée de ceux que l’on n’appelait pas encore les intellectuels et la langue populaire (cf. les différents types d’argot) : tout cela aboutit à un roman très imagé, toutefois sans emphase, sans théâtralité, sans pathos, qui en peu de mots, décrit tel ou tel personnage historique, ce qui n’est pas sans rappeler la caricature dans le style de Daumier (que Vallès appréciait), qu’il l’aime (Blanqui,

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 dont le portrait s’étale et se complète au fil du récit) ou l’exècre (les membres du gouvernement provisoire de 1870, républicains déjà opportunistes, tels Gambetta – qualifié de « plus capon » et de « Danton de pacotille » p. 182 - ou Jules Favre).

Cela aboutit à une galerie extraordinaire de portraits, souvent justes et acides, dignes des meilleurs satires. Le tandem contrasté Villemessant du Figaro et Girardin (La Presse puis La Liberté) mérite qu’on s’y arrête.

Emile de Girardin d’abord : 

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« Quel visage blafard ! Quel masque de pierrot sinistre !

Une face exsangue de coquette surannée ou d’enfant vieillot, émaillée de pâleur, et piquée d’yeux qui ont le reflet cru des verres de vitres ! On dirait une tête de mort, dont un rapin farceur aurait bouché les orbites avec deux jetons blancs, et qu’il aurait ensuite posée au-dessus de cette robe de chambre, à mine de soutane, affaissée devant un bureau couvert de papiers déchiquetés et de ciseaux les dents ouvertes. Nul ne croirait qu’il y a un personnage là-dedans ! » (p. 54-55)

Hippolyte de Villemessant p. 75 : 

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« C’est un Girardin avec de gros yeux ronds, les bajoues blêmes, la moustache d’une vieille brisque, la bedaine et les manières d’un marchand d’hommes, mais amoureux de son métier et arrosant d’or ses cochons vendus. »

P. 76 : « Il est du momifié de la Liberté comme du poussah du Figaro. » P. 77 :  « Shakespeariens à leur façon, ces deux journalistes du siècle : l’un traînant le ventre de Falstaff, l’autre offrant la tête d’Yorick aux méditations des Hamlet ! » (…)

A côté d’eux, combien de noms que nous ne connaissons plus du tout ! Tant de noms de communards, de personnages révoltés comme lui dont Vallès croisa la route qui nécessitent des notes de bas de page pour en cerner une esquisse d’identité et de personnalité. Car l’Insurgé est avant tout un hymne à la liberté et à la révolte, un hommage aux personnes qui donnèrent leur vie à la Commune contre une société d’injustice, héritiers de 48, des sacrifiés des journées de juin

 

 auxquelles Vallès fait plusieurs fois allusion, puisque sa conscience politique s’éveilla lors de ces événements tragiques survenus durant son adolescence. Ainsi comprenons-nous la dédicace du livre, hommage à tous les morts de 1871.

 

L’histoire individuelle de Vingtras rejoint durablement celle du pays à compter du chapitre XV, à partir duquel les événements de sa vie se confondent jusqu’au bout du roman avec les épisodes majeurs des années 1870-1871, en commençant par le meurtre de Victor Noir par Pierre Bonaparte.

 

 A compter du 10 janvier 1870 et jusqu’au dernier jour de la semaine sanglante, notre insurgé est emporté par les tumultes de l’accélération de l’histoire. Certes, il a connu censure et prison (Sainte-Pélagie, dévolue aux journalistes) ; certes, il a été candidat aux élections législatives de 1869 qui virent le ralliement d’Emile Ollivier à l’Empire prétendument libéral, mais jamais notre personnage, depuis 1848, ne s’était retrouvé autant au cœur de la mêlée et de la tragédie. Il est utile de rappeler que le Second Empire, dont les réformes des années 1860 avaient été approuvées par plébiscite, ne se serait pas effondré sans la déclaration de guerre fautive à la Prusse de Bismarck. Le clivage s’accentua avec la lutte entre les républicains opportunistes siégeant au gouvernement provisoire et les partisans de la république sociale. N’oublions pas les événements annonciateurs de la Commune narrés par Vallès aux chapitres XX et XXI qui couvrent la tentative insurrectionnelle des 5 et 6 septembre 1870 puis l’échec de la manifestation du 31 octobre 1870 contre le gouvernement de la Défense nationale, avec la répression qui s’ensuivit. Notons à cette occasion l’usage par Jules Vallès de la thématique des uniformes, des grades et des galons (p. 201 ouvrant le chapitre XX). L’uniforme devient un oripeau de théâtre à valeur symbolique. 

 

Vallès multiplie donc les portraits au fil des événements dont la narration s’accélère, portraits d’acteurs de la Commune, via un kaléidoscope d’images éclatées, fragmentées, métaphoriques, résumant ces hommes de la grande histoire à un nom, une formule, un geste, une parole. On pourrait reprocher à Vallès d’avoir négligé le rôle des femmes, qu’importe ! Cette fragmentation narrative extraordinaire va de pair avec la nervosité du style, la brièveté des paragraphes, haletants, hachés, qui atteignent leur paroxysme avec la semaine sanglante : nous avons-là un témoignage sur le vif, comme en direct, d’un diariste plongé au cœur de l’accélération du temps courant vers le tragique. Tout à la fois témoin clé, acteur central, porte-étendard des victimes de la répression versaillaise, militant de la mémoire communarde, conteur d’une histoire personnelle, du je inclus dans le collectif, Jules Vallès, à mon sens, réussit mieux à nous émouvoir et à nous captiver que Lissagaray – que je n’ai pas lu - et Zola (le texte naturaliste de La Débâcle de Zola – outre qu’il entérine la thèse des saboteurs versaillais infiltrés ou « retournés » responsables du brasier de la capitale destiné à discréditer les communards en plus des exécutions de leurs adversaires pris en otages tel l’archevêque de Paris - est davantage « travaillé », en conformité avec la littérature de la fin du XIXe siècle, trop romancé ai-je écrit, pour emporter pleinement l’adhésion). La Commune vue par Vallès donne sans cesse l’impression d’un « direct », caméra à l’épaule, prélude au film de Peter Watkins, tourné en noir et blanc, trop peu souvent montré, long documentaire typique de ce cinéaste, brut de décoffrage, qui joue avec la collision entre le contemporain et l’historique (le film de Watkins aurait mérité une rediffusion en épisodes à l’occasion des 150 ans de la Commune). Les journalistes modernes, de l’an 2000, décrédibilisent la vision versaillaise des événements. Ce télescopage se retrouvait déjà, de manière plus classique, dans l’émission de Claude Santelli consacrée à L’Insurgé, tournée en 1970, incluse dans la série Les Cent Livres des Hommes, évocation de Vingtras-Vallès jouée par un Victor Lanoux immergé dans le Paris pompidolien (vidéo disponible par abonnement au site madelen).

 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/c/c3/Communecannon.jpg

Je ne reviendrai pas sur les circonstances permettant à Vallès, grâce au faux-semblant, au travestissement de l’ambulancier de la Croix Rouge, d’échapper à la répression, de devenir un proscrit, un exilé, tandis qu’on fusillait à sa place des victimes prises pour lui. Il est dommage d’apprendre le quasi silence qui entoura le roman lors de sa publication posthume de 1886 – y compris de la part du Cri du Peuple ! Un livre qui longtemps dérangea, fut moins mis en avant que L’Enfant ou même Le Bachelier, bénéficia de rares réimpression, jusqu’à enfin recevoir la pleine légitimité littéraire et historique grâce aux éditions de poche. Comme s’il avait fallu attendre le centenaire de 1971 et la fin du XXe siècle pour que L’Insurgé trouve enfin sa place dans le panthéon littéraire : celui des classiques et des chefs-d’œuvre. 

       

Prochainement : commémorations 2022 : Léon Blum oublié.

Illustration.

 

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