mercredi 4 septembre 2013

Café littéraire : Orlando de Virginia Woolf.

Version intégrale d'un texte qui sera présenté fin septembre 2013.




Café littéraire : Orlando

Un roman de Virginia Woolf (1882-1941).

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Portrait de Virginia Woolf en 1902
par George Charles Beresford.

Orlando (1928) s’inscrit chronologiquement dans la lignée expérimentale de La Chambre de Jacob (1922), Mrs Dalloway (1925) et La Promenade au Phare (1927) qui marquent plusieurs étapes dans la rupture de l’auteure avec la narration romanesque classique issue du roman victorien. Virginia Woolf multiplie les expériences littéraires et narratives et se situe dans le même courant de remise en question que Marcel Proust et James Joyce.
Virginia Woolf est née Adeline Virginia Alexandra Stephen le 25 janvier 1882 à Kensington (Londres), ce fameux quartier huppé qui prit son essor sous le règne de Victoria (1837-1901), dont les jardins (Hyde Park) furent assidûment fréquentés par James Matthew Barrie, le créateur de Peter Pan.
Il est important de savoir qu’elle est issue d’une famille doublement recomposée par les veuvages respectifs et successifs de ses deux géniteurs : Sir Leslie Stephen et Julia Stephen Duckworth (alias Julia Prinsep - née Julia Jackson : 1846–1895). Virginia grandit donc au milieu d’une fratrie de demi-frères et de demi-sœurs (les enfants de Julia et de son premier époux Herbert Duckworth : George Duckworth (1868–1934) ; Stella Duckworth (1869–1897) et Gerald Duckworth (1870–1937) ; la fille de Leslie et de sa première épouse Minny Thackeray, Laura Makepeace Stephen, handicapée mentale qui a vécu avec eux avant d’être internée en 1891) à laquelle s’ajoutèrent les enfants de Leslie et Julia : Vanessa (1879–1961) ; Thoby (1880–1906) ; Virginia en personne et Adrian (1883–1948). Virginia était la troisième enfant du nouveau couple. Par ailleurs, on constate la parenté de Laura Makepeace Stephen avec le romancier victorien William Makepeace Thackeray (1811-1863), auteur entre autres de La Foire aux vanités et de Barry Lindon : la première épouse de Sir Leslie Stephens était la fille aînée de l’écrivain. Enfin, Julia Jackson, mère de Virginia, est connue comme un des modèles favoris de la photographe Julia Margaret Cameron (1815-1879), dont elle était la nièce. Ses portraits, remarquables, nous frappent encore par la ressemblance entre Julia et sa fille.

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Portrait de Julia Jackson (Stephen),
par Julia Margaret Cameron (1867).

Julia Stephen descendait d’une famille (les sœurs Pattle) connue pour son implication dans la vie intellectuelle, notamment dans le salon tenu par sa tante Sarah Prinsep (mère du peintre préraphaélite Val Princep). D'ailleurs la mère de Virginia posa comme modèle, dès son plus jeune âge, pour des artistes de l'époque (comme plusieurs membres féminins de la famille). Henry James et James Russell Lowell (le parrain de Virginia) furent aussi des connaissances notables des parents de Virginia.
La jeune fille grandit dans un milieu culturel et lettré favorable, au domicile familial du 22 Hyde Park Gate, s’initiant aux chefs-d’œuvre de la littérature anglaise de la bibliothèque familiale.
Cependant, une première manifestation de sa fragilité psychique apparut à l’occasion de deuils familiaux successifs : sa mère en 1895, sa demi-sœur Stella en 1897 et son père en 1904. Virginia souffrit dès lors de dépression nerveuse puis connut les affres d’un bref internement psychiatrique.
Au décès  de Leslie Stephen, Virginia, Vanessa et Adrian vendirent le 22 Hyde Park Gate puis acquirent une maison au 46, Gordon Square, situé dans Bloomsbury. C’est à partir de cette période que se forma l’embryon du célèbre Bloomsbury Group qui comprit entre autres membres Lytton Strachey, Clive Bell, Saxon Sydney-Turner, Duncan Grant et Leonard Woolf (ancien étudiant de Cambridge, membre des Cambridge Apostles tout comme Strachey). Il est important de souligner que ce cercle intellectuel accueillit autant les écrivains, les critiques littéraires, les artistes-peintres que les économistes : E. M. Forster (l’auteur entre autres romans de Maurice et Retour à Howards End, plus tard adaptés au cinéma par James Ivory), Roger Fry, John Maynard Keynes et Clive Bell. Le Groupe de Bloomsbury développa de nouvelles théories politiques, littéraires et artistiques, destinées à révolutionner la vie intellectuelle britannique jugée trop conservatrice.
Virginia épousa en 1912 l'écrivain et critique Leonard Woolf (1880–1969), qui devait lui survivre vingt-huit ans. Ils se firent éditeurs et fondèrent en 1917 la Hogarth Press qui publia la plupart des œuvres de Virginia.
Après avoir commencé à exercer ses talents à partir de 1905 dans le supplément littéraire du Times, elle fit paraître son premier roman en 1915 : La Traversée des apparences.
Il est intéressant de savoir que Virginia Woolf opposa sa conception de la littérature, de la narration, à celle d’un Herbert George Wells (1866-1946), pourtant considéré comme progressiste (car il fut un temps membre de la Fabian Society tout comme George Bernard Shaw et militant du parti travailliste), mû par des idéaux socialistes et utopistes ou d’un John Galsworthy (1867-1933), prix Nobel de littérature en 1932 pour sa célèbre Saga des Forsythe.
Virginia Woolf refusait les conventions littéraires issues de l’ère victorienne et édouardienne. Toute sa vie, elle batailla à la recherche d’un style d’écriture novateur, de rupture, plus impressionniste et psychologique que proprement enraciné dans la linéarité concrète, dans l’action romanesque, dans le réalisme post-naturaliste et social caractéristiques de Wells, de Thomas Hardy (mort en 1928 alors qu’il avait délaissé le roman au profit de la poésie) et Galsworthy (ce qui est paradoxal : HG Wells étant connu comme un pionnier de la science-fiction et certains passages remarquables de la Saga des Forsythe n’étant pas dénués d’un certain impressionnisme descriptif). C’est une contemporaine de Katherine Mansfield (l’auteure néo-zélandaise rencontra Virginia en 1916), de Margareth Kennedy et Rosamond Lehmann, alors qu’à la fin de sa vie Elizabeth Bowen
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 et Daphné Du Maurier ont accédé à la notoriété. Les femmes vont jusqu’à investir le roman policier avec Agatha Christie et Dorothy Sayers. C’est une prise de pouvoir culturelle (déjà annoncée par les sœurs Brontë, Elizabeth Gaskell et George Eliot à l’ère victorienne), contemporaine de l’aboutissement du combat des suffragettes (le droit de vote des femmes accordé à l’issue de la 1ere Guerre mondiale) et de l’émancipation sociale. Il est significatif que le roman britannique d’alors est dominé par les femmes, alors que les hommes (T.S. Eliot, également poète, George Bernard Shaw, Noel Coward, Terence Rattigan, dont la carrière de dramaturge est lancée dans les années 1930…) se consacrent plutôt au théâtre, à l’exception notable d’un Evelyn Vaugh. L’époque (1920-1940) est donc riche en romancières qui intégrèrent cette écriture d’atmosphère, bien qu’à des degrés moins radicaux que Virginia Woolf, dont l’aspect révolutionnaire (surtout dans ses romans parus entre 1922 et 1931) égale celui d’Ulysse et de La Recherche du Temps perdu.
Comme chez James Joyce,
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 qui débuta avec un style encore assez classique (voir les nouvelles du recueil Gens de Dublin), Virginia ne rompit que progressivement avec la tradition, le formalisme, se remettant sans cesse en question, surtout à partir de La Chambre de Jacob (1922) jusqu’à la radicalité des Vagues (1931), auquel il est fait référence dans l’excellent roman de Ian McEwan Expiation (qui cite aussi Rosamond Lehmann et Elizabeth Bowen), extraordinaire quatuor de monologues intérieurs dialoguant en une polyphonie polytonale. Virginia Woolf applique à la fois les enseignements de la nouvelle peinture, de la photographie, du cinéma (les fondus enchaînés, les échelles de plans et superpositions d’images, comme chez D.W. Griffith et Abel Gance) de la musique (contrepoint, harmonie, mais aussi atonalisme et tonalités superposées comme chez Arnold Schoenberg, Alexandre Scriabine, Charles Ives et Darius Milhaud), aboutissant à une pluralité protéiforme de l’expression des paroles, des pensées et des langages monologués, tout en se refusant à la conception classique du temps scriptural : Mrs Dalloway (1925), dont on sait qu’elle supprima tout le commencement au profit d’une concentration extrême de l’intrigue, s’inscrit dans la même idée d’unité de temps qu’Ulysse : une journée. Les pensées des personnages prennent le pas sur l’action classique (sur la notion même de personnage romanesque d’ailleurs), en un entrechoquement pluriel, une intrication toujours plus accrue où se confondent et se mélangent réalité extérieure et intimité intériorisée. La perception d’un réel réinterprété par l’œil, le cerveau, l’ensemble des sens sollicités (olfaction, ouïe, toucher notamment), se substitue à la représentation objective, distancée et concrète d’autrefois, plongeant au cœur même des pensées des personnages. L’écriture de Virginia Woolf parvient dans Les Vagues à un art total. Un art structuré cependant, non point une confusion des sens ou synesthésie, mais au contraire, une polysémie des points de vue d’où se dégage une impression de simultanéité.
Virginia Woolf est aussi une contemporaine d’Albert Einstein, qui remit en question l’espace et le temps classiques, euclidien et newtonien. Après 1931, elle éprouve plus de difficultés pour écrire, pour se dépasser, et ne publie que deux romans importants en 1937 et 1941, en plus d’une biographie romancée parodique de la poétesse victorienne Elizabeth Browning vue par son cocker Flush (1933). Les Années (1937) semble consacrer un retour en arrière à la chronologie, à un relatif classicisme hérité d’Henry James, d’Edith Wharton
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 et de John Galsworthy, mais en apparence seulement. De fait, les divers maux mentaux dont souffre la romancière freinent sa production littéraire. Certains experts ont supposé qu’elle était atteinte de troubles bipolaires.
Virginia Woolf se suicida par noyade le 28 mars 1941 dans la rivière Ouse, près de Monk's House, sa maison de Rodmell, après avoir lesté ses poches de pierres. Il est intéressant de citer un extrait de la note qu’elle laissa à Leonard afin de justifier son acte[1]: « J'ai la certitude que je vais devenir folle : je sens que nous ne pourrons pas supporter encore une de ces périodes terribles. Je sens que je ne m'en remettrai pas cette fois-ci. Je commence à entendre des voix et ne peux pas me concentrer. Alors je fais ce qui semble être la meilleure chose à faire. Tu m'as donné le plus grand bonheur possible... Je ne peux plus lutter, je sais que je gâche ta vie, que sans moi tu pourrais travailler. [...] ». On ne repêcha son cadavre que le 18 avril. Leonard Woolf a enterré ses cendres dans le jardin de Monk's House.
  
Orlando.
Au premier abord, Orlando, publié en 1928 par Quentin Bell et Angelica Garnett paraît en totale contradiction avec l’expérience de concentration spatio-temporelle de Mrs Dalloway. Virginia Woolf renoue apparemment avec un certain type de romans historico-biographiques pratiqués par William Makepeace Thackeray : L’Histoire d’Henry Esmond et Barry Lindon.
De fait, elle s’inscrit dans la continuité de ses expérimentations, choisissant cette fois l’exercice de style de l’étalage de l’action sur trois siècles et demi, de 1586 à 1928, résumant à travers son personnage-titre toute l’histoire d’une certaine Angleterre des Tudor aux Années folles. Pari risqué, inédit à l’époque, mais pari réussi, qui semble une gageure, un défi jeté à la fois à H.G. Wells (les éléments fantastiques et temporels) et à John Galsworthy (saga et vie d’un héros central permettant de dépeindre l’évolution d’une société et de ses mœurs comme dans La Saga des Forsythe dont l’intrigue se déroule de 1886 à 1926), ses détracteurs et contradicteurs.
Orlando se veut tout à la fois un pastiche de biographie romancée et une critique ironique de la littérature anglaise de l’ère élisabéthaine à nos jours. Virginia Woolf ne manque pas de décocher ses flèches – via parfois le personnage ridicule de Greene, contempteur des écrivains de la fin de l’ère Tudor puis, réincarné en influent critique victorien – alors qu’Orlando met plusieurs siècles (reflet des difficultés personnelles qu’éprouvait la romancière dans son art ?) à parachever son poème Le Chêne, obtenant enfin le succès…en 1928.
Orlando aborde les thèmes de la transsexualité et de la bisexualité, du transgenre, ce qui le fait apparaître comme une œuvre prophétique vis-à-vis de l’actualité socio-culturelle. Le personnage-titre n’est pas le seul doté au cours du roman de cette faculté transformiste, suscitant l’illusion, la méprise parfois : l’archiduchesse Harriet Griselda de Finster-Aarhorn et Scand-op-Boom du XVIIe siècle devient l’archiduc Harry au siècle suivant. Cette idée de transsexualité et d’androgynie n’est pas tout à fait neuve. Sans remonter à l’Antiquité, elle a été utilisée par Honoré de Balzac dans un curieux roman médiumnique, Séraphîta (doit-on rappeler que Balzac fut en France un des pionniers de la littérature fantastique sous l’influence d’E.T.A. Hoffmann ?) puis par Catulle Mendès et André Messager dans un opéra-comique représenté en 1888 : Isoline. De même, un hermaphrodite célèbre vécut au XIXe siècle et fit l’objet d’un film de René Féret : Le Mystère Alexina. De même, le fait que le personnage vieillisse au ralenti n’est pas sans rappeler le Dorian Gray d’Oscar Wilde, bien qu’ici de manière toute différente, le mythe de l’éternelle jeunesse n’intéressant guère la romancière. Orlando prend tout de même vingt ans en 350 ans et l’on peut pressentir qu’il (elle) ne sera pas immortel(le).
De fait, le roman Orlando aurait été rédigé en hommage à Vita Sackville-West (1892-1962),
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 une romancière lesbienne dont Virginia Woolf tomba amoureuse en 1922 lorsqu’elle intégra le groupe de Bloomsbury. Vita Sackville-West, bien que mariée à Harold Nicolson (un diplomate bisexuel qui lui-même la trompait avec des hommes) et ayant eu deux fils, Benedict et Nigel, fut l’amante de Violet Trefusis, fille de la maîtresse officielle d’Edouard VII Alice Keppel. Ses romans, comme Haute Société, traduit en français en 2008 aux éditions Autrement, connaissent actuellement un regain de faveur. Nigel Nicolson a affirmé qu’Orlando était un roman d’amour écrit par Virginia pour Vita, représentée par le personnage-titre.
Orlando est divisé en six chapitres.

Chapitres 1 à 3 : vie masculine d’Orlando puis passage au sexe féminin. Cette période s’étend du règne d’Elizabeth 1ere (1558-1603), dernière souveraine de la dynastie des Tudor à celui de Charles 1er  Stuart (1625-1649), sans toutefois atteindre la guerre civile elle-même et la révolution anglaise.
Rien n’est dit sur la date de naissance d’Orlando comme dans une biographie classique. Virginia Woolf nous a accoutumés à une écriture sans commencement ni fin classiques : ainsi, rappelons qu’elle gomma tout le début primitivement projeté de Mrs Dalloway, pour concentrer l’ouvrage sur une journée unique, à l’image d’Ulysse.  Le récit débute directement à l’adolescence du personnage, lorsqu’il a seize ans, à l’apogée de l’époque élisabéthaine. On ignore tout de ses parents, des détails de son ascendance, de son lignage, bien qu’on sache qu’il ne s’agit aucunement d’un personnage apparenté aux classes populaires. Sa lignée noble semblerait remonter à l’origine du monde. D’emblée, Orlando ressent davantage une vocation pour la littérature, la poésie, un amour de la nature, qu’une attirance pour le métier des armes, propre pourtant à sa caste. Beau parti fort convoité, il collectionne les prétendantes sans conclure avec aucune d’elles. De même, Orlando éprouve une attirance pour les personnes de moindre extraction, d’un rang social inférieur, plébéien, ne détestant pas s’encanailler en compagnie du peuple, au port et dans les tavernes, avec les femmes de mauvaise vie, en cette Angleterre truculente et paillarde non encore corsetée. On distingue dans cette phase de l’existence d’Orlando plusieurs épisodes notables, sur lesquels Virginia Woolf s’étend tout particulièrement :
- la vie de cour et la rencontre avec la Reine Elizabeth âgée qui fait du tout jeune  gentilhomme un favori demeurant avec elle, loin des campagnes militaires. Virginia Woolf insiste sur la jeunesse, l’androgynie, l’ingénuité d’Orlando, sorte d’éphèbe raffiné et chamarré voué à remplacer Leicester et Essex ;
- le passage au règne de Jacques 1er
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 et le  Grand Gel de 1608 (dont la date, supposée connue par les lecteurs éclairés du roman, n’est pas précisée), teinté de fantastique et d’incongruité, avec le premier véritable amour sérieux puis déçu d’Orlando pour la Russe Sacha (l’ambivalence sexuelle du diminutif doit être soulignée) alias la princesse Maroussia  Stanilovska Dagmar Natacha Iléana Romanovitch, venue dans la suite de l’ambassadeur moscovite (nous sommes alors dans une période assez confuse de l’histoire russe, entre la mort de Boris Godounov et l’accession des Romanov au trône en 1613). Sacha berne Orlando, jouant du côté romanesque du jeune homme, et lui préférant un marin. Orlando s’exilera de la Cour, se vouant à la quête de la poésie (premières tentatives de reprendre le Chêne qu’il commença à composer dès 1586) tout en connaissant une première expérience singulière de sommeil ;
- la première rencontre avec Nicholas (Nick Greene), personnage tout aussi fictif, qui lui-même transcende et traverse les époques, tour à tour poète et pamphlétaire contempteur de la littérature élisabéthaine (qui se poursuit et s’achève sous Jacques 1er Stuart), infatué et ridicule, sorte de Désiré Nisard du début du XVIIe siècle préférant les auteurs antiques et ne parlant que de la Gloâr qui guidait les écrivains gréco-latins, puis critique littéraire acharné de l’époque victorienne, qui, non sans contradiction, célèbre ceux qu’il haïssait deux siècles et demi auparavant au détriment des poètes et romanciers du temps de Victoria ;
- le retour en grâce sous Charles 1er (Orlando devient chevalier de la Jarretière puis du Bain tout en obtenant un titre ducal) et l’ambassade à Constantinople, afin d’échapper à l’intrusion domiciliaire indésirable de l’archiduchesse Harriet Griselda qui a instillé en lui l’idée de l’amour-mirage trompeur, dit Amour noir, ambassade mouvementée,  toute en magnificence et en fêtes, le mariage illégitime avec la danseuse bohémienne Rosita Lolita (suite logique de l’attrait d’Orlando pour le peuple) suivi d’une insurrection locale contemporaine d’une longue phase de sommeil, de léthargie, déclenchée lors de la supposée et incertaine nuit de noces, débouchant non seulement sur une ellipse temporelle, une éclipse narrative, un saut d’époque, mais surtout sur la métamorphose d’Orlando en femme. Virginia Woolf invente à loisir des obscurités, des incertitudes, les lacunes documentaires auxquelles peut se heurter tout biographe tout en donnant des précisions de dates (jour, mois) mais non de millésime. Elle s’amuse à confronter des sources fictives, des témoignages lacunaires, parodiant le travail des historiens.

 Milieu du chapitre 3 et chapitre 4 : 1ere vie féminine d’Orlando en Turquie et en Grèce,  parmi les Bohémiens dont elle découvre la liberté des mœurs, les conceptions sociales non entravées, moins conformistes que celles de l’Angleterre, puis retour par la mer au pays natal, où, enfin vêtue en femme après avoir porté des vêtements asexués et ambivalents au cours de sa vie errante tzigane, elle découvre la différence des rapports masculin-féminin, les clefs de la séduction et des artifices de la femme (par exemple les mouches), la condition inférieure de son sexe et les pesanteurs sociales. Nous sommes passés au début du XVIIIe siècle, à la fin du règne d’Anne (1702-1714) et Virginia Woolf en profite pour placer la rencontre d’Orlando avec les salons, les écrivains importants Pope, Swift
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 et Addison, avec une certaine dérision et raillerie toutefois : elle démythifie les personnages, souvent momifiés et confits dans leur gloire. De même, Orlando joue au cours de cette époque sur les multiples travestissements, alternant les toilettes masculines et féminines, brouillant les pistes et les distinctions de sexe, finissant par mener une existence mythique, légendaire, à la semblance aventureuse du chevalier d’Eon. Elle se complait à laisser colporter ces légendes. Il faut dire qu’elle est victime du peu de considération dont son sexe fait l’objet : Orlando est une femme en procès, spoliée, dépossédée de ses droits, de ses titres, de la jouissance de sa propriété, de la légitimité aristocratique dont elle bénéficiait en tant qu’homme lors de sa précédente existence entre Elizabeth et Charles 1er, infériorisée car supposément mort(e), disparu(e), sans omettre ses noces illégales avec Rosita Lolita qui induisent son déclassement social, la perte de son rang aristocratique : ne lui restent que l’écriture, la fréquentation des gens de lettre et la coquetterie pour pouvoir s’affirmer. De nouveau, elle se trouve confrontée aux femmes de condition inférieure, errant vêtue d’habits masculins surannés, frayant avec des prostituées comme Nell, Prue, Kitty et Rose. Cela va au-delà d’un simple encanaillement.

Chapitre 5 et début du chapitre 6 : le XIXe siècle.

Une des scènes les plus remarquables de la littérature et de la représentation symbolique de la fuite du temps clôture le chapitre 4 : la mise en parallèle de la tombée de la nuit, du changement de journée via les douze coups de minuit et du passage d’un siècle (le XVIIIe), à l’autre, scène symbolique, forte, d’une accélération métaphorique du temps, que Virginia Woolf met à profit pour développer son aversion pour l’époque victorienne, ténébreuse, obscure, après les clartés et l’étincellement du siècle précédent. Elle se fait historienne féministe, sociologue des mentalités passées, portraitiste et paysagiste de la métamorphose du monde.
La détestation de Virginia Woolf pour le XIXe siècle est manifeste : elle s’étale en considérations sur les modifications affectant le ciel, les teintes, lu climat, plus froid, plus humide, et sur les incidences de ces transformations sur la végétation puis l’environnement socio-culturel. Elle insiste sur l’hypocrisie de l’époque, sur la condition de la femme semble-t-il dégradée comme jamais et vouée uniquement au mariage et  à la maternité (ce qui rappelle étrangement la situation des Françaises sous l’Ancien Régime, particulièrement dans la paysannerie) ; cette fécondité accrue lui paraît un fondement de l’expansion politique et économique du Royaume Uni, de la prospérité de l’Empire britannique. Il est exact que l’essor démographique fut patent au XIXe siècle en Grande-Bretagne et en Allemagne, alors qu’en France, la transition démographique (baisse de la mortalité conjuguée à celle de la fécondité) avait pris une longueur d’avance. L’ère de progrès du machinisme, de la Révolution industrielle, est pour Virginia Woolf une ère paradoxale de recul, de régression sociale et culturelle mais elle n’accrédite pas l’idée de décadence contrairement à Nick Greene.
La surcharge décorative de l’ère victorienne fait horreur à Virginia Woolf, les lourdeurs des appartements obscurcis, du ciel assombri, rendu triste (de fait par les fumées d’usines, la pollution industrielle qui débute) de même les entraves de la mode féminine (insistance sur les crinolines-carcans). Orlando, par une sorte de refus, se réfugie dans l’espace privé de sa vieille demeure de Blackfriars, où elle se replonge dans l’écriture du poème Le Chêne, dont on apprend qu’il fut commencé en 1586 (depuis près de trois cents ans). Elle oppose le lyrisme de la nature, revivifiée et inchangée en apparence, quasi immuable, la multiplication des impressions au contact de celle-ci, quel qu’en soit le siècle (l’atmosphère prime toujours sur l’action prosaïque chez la romancière) à l’étouffement oppressif du Londres de Victoria. Les personnages des domestiques d’une Orlando qui a récupéré son titre de duchesse (par exemple Bartholomew avec l’épisode de l’alliance) ne se réduisent pas à ces portraits caricaturaux de la littérature conventionnelle.
Le paradoxe de ce siècle honni est la découverte de l’âme sœur, qu’Orlando épouse : Marmaduke Bonthrop Shelmerdine, esquire, sorte d’aventurier des mers et d’explorateur, au nom des plus grotesques. En plus de nouvelles ambiguïtés sexuelles (ni Marmaduke ni elle ne paraissent sûrs de leur sexe et doivent conséquemment en faire la preuve), Virginia Woolf se moque éperdument des clichés romanesques les plus éculés : les circonstances de la rencontre entre Orlando et Marmaduke (l’homme à cheval) est un clin d’œil délibéré à Jane Eyre, teinté d’humour. Le chapitre 5 s’achève sur la scène extravagante des noces.
L’époux promptement éloigné, évacué, les jeux de la composition littéraire reprenant, Orlando se retrouve habiter à Mayfair après Blackfriars, lorsqu’elle retrouve Nick Greene, qui, par esprit de contradiction, encense désormais les grands écrivains élisabéthain pour mieux rejeter les poètes et écrivains les plus célébrés du milieu XIXe siècle : Tennyson, Browning et Carlyle (par ailleurs historien et essayiste).
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 Il est significatif que sont cités de préférence des auteurs morts âgés, comblés d’honneurs et momifiés dans une gloire officielle, un peu comme nos académiciens, postérieurs à l’époque romantique bien plus appréciée de nos jours (Byron, Shelley, Keats, Coleridge etc). Elle finit par commander au libraire l’ensemble de la littérature victorienne, s’encombrant d’un fatras médiocre, où, sans que Virginia Woolf ne les nomme, seuls quatre grands écrivains existent, noyés dans la masse de ceux qu’elle énumère, voués  à un juste oubli. Elle fait une brève allusion à Christina Rossetti,
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 la sœur de Dante Gabriel Rossetti et c’est à peu près tout, s’étendant sur les considérations de son personnage sur les transformations de l’idée même de littérature depuis Elizabeth 1ere, une littérature non aristocratique, non dédicacée, bassement alimentaire, appauvrie, avant de passer outre, tant il n’y a selon elle pas grand-chose à en dire.
Fin du chapitre 6 : nouvelles ellipses et passage rapide à une date précisément citée, celle du présent : le jeudi 11 octobre 1928. L’on passe ne quelques lignes de Victoria au XXe siècle, via une brève évocation du règne d’Edouard VII. Orlando est un écrivain primé, reconnu pour Le Chêne, poétesse émancipée, qui conduit et fume, se vêt parfois de pantalons (signes importants de l’émancipation de la femme des années vingt avec le droit de vote). Un personnage plus que jamais hanté par la fuite du temps, le saut des siècles, les évocations fugaces du passé, l’enivrement lyrique que l’observation du spectacle tout simple de la nature, des détails banals, ténus, suffit à inspirer. Une Orlando contemporaine de Virginia elle-même, proche en son portrait final de son amante Vita, une Orlando écho de Mrs Dalloway, revenue à l’unité de temps et d’action à la seule journée présente du 11 octobre 1928, en un ralentissement, un étalement du flux temporel, à travers un Londres trépidant, des grands magasins, des emplettes effectuées par une personne cossue. Orlando s’en revient en sa demeure encore habitée par les ombres, les illusions des siècles qu’elle a traversés, où le moindre objet et ustensile s’est imprégné des traces des personnages illustres qu’elle connut, en successions fugitives de fragments de scènes se télescopant dans sa mémoire, avec cette extraordinaire mise en perspective, en plans de plus en plus distants, éloignés dans le temps, jusqu’à ce mystérieux moine, spectre le plus lointain (remonterait-il à Chaucer ?). Tout finit par s’évanouir, galerie et personnages, sous les coups d’une horloge.
Le roman s’achève par la perception et l’évocation nocturne de paysages et d’autres fantômes du passé : les anciens châteaux, la Turquie, Rustum le bohémien, Marmaduke Bonthrop Shelmerdine, la Reine Elizabeth, les panaches noirs des courtisans, jusqu’à ce que le vol de l’avion ramène Orlando en 1928 alors que minuit sonne.  

Considérations finales sur la singularité d’Orlando : 

Le roman de Virginia Woolf, quatre-vingt-cinq ans après sa publication, peut dérouter un lectorat accoutumé à une littérature dépouillée, dépourvue d’épanchements lyriques et de descriptions minutieuses proches de la peinture et de la musique impressionnistes. Orlando est selon moi bien dans la continuité des expériences littéraires radicales de l’auteure, sorte de pastiche de biographie, certes, mais qui pousse jusqu’à ses derniers retranchements la narration linéaire, avant l’expérience éclatée et polyphonique des Vagues. Orlando inaugure un nouvel aspect de l’ultra littérature, telle que je pense il faut la qualifier. Le texte s’apparente continûment à de la prose poétique foisonnante : Orlando est baroque, sciemment excessif, d’un excès assumé, presque superlatif et surréaliste, par l’accumulation labyrinthique des détails égarant les lecteurs peu accoutumés à ce style. C’est un immense poème symphonique ramassé, condensé, où la prolifération est rendue nécessaire par la volonté de Virginia Woolf de ne pas s’étendre sur des volumes entiers. La concentration impose cela et Orlando peut rappeler, image d’astrophysique, l’énergie de la naissance de l’Univers compressé en un seul point d’une densité extrême. Elle en fait le plus possible en le moins de pages possibles, au contraire de Marcel Proust et de James Joyce qui étalent.
Orlando est un manifeste de rupture utilisant des conceptions avant-gardistes de l’espace et du temps.  La séquence des êtres de plus en plus éloignés dans le passé, vers la fin de l’ouvrage, est comme une préscience, traduite en termes littéraires, de l’éloignement spatio-temporel, des distances incommensurables nous séparant des astres les plus anciens, d’une certaine perception de l’infini : Virginia Woolf est une contemporaine de l’astrophysicien Edwin Hubble, découvreur en 1929 de l’expansion de l’univers. Cela peut aussi faire songer à une photographie de paysage, un tableau où les arrière-plans deviennent toujours plus floutés, indistincts, vagues.
Orlando est hanté par la fuite du temps, un temps élastique, inconstant, où le personnage vieillit au ralenti (elle ne déclare que trente-six ans à la fin, en 1928, alors qu’en tant qu’homme, au XVIIe siècle, elle n’avait vécu avec ce premier sexe que jusqu’à trente ans bien qu’elle eût dû être bien plus âgées déjà, Charles 1er ne régnant qu’à compter de 1625, soit près de cinquante ans après le commencement du roman). Orlando est l’expression littéraire de la relativité. Le comput, le marquage des heures, le passage des époques, par une translation accélérée, la présence des horloges sonnantes, sont des motifs obsédants, presque permanents. L’heure de minuit, que l’on prétend fatidique, en leitmotiv, est chaque fois celle des événements importants émaillant le récit, jusqu’à sa conclusion (rappel par exemple de la fête de l’ambassade en Turquie où éclatent les prémices de l’insurrection, avant l’entrée en léthargie d’Orlando). Cet égrenage des heures se trouve déjà dans Mrs Dalloway, que Virginia Woolf projetait à l’origine d’intituler The Hours, où Big Ben est un personnage (sans omettre les thèmes de la schizophrénie et des hallucinations).
Orlando se caractérise aussi par la nostalgie, le retour permanent aux demeures, lieux de l’enfance, de la jeunesse, à la maison natale, le long du déroulement des siècles. C’est une quête des racines.
Orlando est aussi un roman humoristique, d’un grotesque assumé, ne serait-ce que par les noms à rallonge de certains protagonistes, et par la multiplication des situations cocasses invraisemblables, presque vaudevillesques, et des quiproquos (souvent sexuels).
L’intrication perpétuelle entre les monologues intérieurs d’Orlando, exposés par fragments, par impressions successives ou fugitives, les descriptions, les conversations et les actions engendre une sorte de tapisserie inextricable, de kaléidoscope. L’écriture ressemble à une promenade transtemporelle, à une pérégrination, comme souvent chez l’auteure qui délaisse l’action conventionnelle au profit des déambulations physiques et psychologiques du personnage-titre, ainsi qu’il en fut dans Mrs Dalloway.  Malgré le découpage en chapitres encore pratiqué, on acquiert l’impression d’une narration continue (malgré, parfois, des discontinuités, des ruptures du récit, lorsque des doutes « biographiques » subsistent), un peu comme dans le drame wagnérien, qui décréta la fin de l’opéra classique avec ses alternances d’arias et de récitatifs. J’aime à répéter que ce roman relève de la littérature totale, brassant les sens, les perceptions, brouillant tous les repères classiques de la narration. On ne parvient plus à se positionner en tant qu’observateur extérieur et impartial, car tout s’entremêle et les points de vue deviennent difficiles à adopter, bien que Virginia Woolf ait privilégié aussi l’emploi du procédé de l’historien narrateur afin de jouer partiellement le jeu du biographe scrupuleux. Le tout confine à la parodie bienvenue.
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Orlando fit l’objet en 1993 d’une transposition cinématographique de Sally Potter,
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 avec Tilda Swinton dans le rôle-titre. Quentin Crisp en Elizabeth y joue du travestissement. Le film diffère du livre tout en le suivant assez fidèlement (peut-on parler d’ouvrage inadaptable  tant il est délicat de traduire en images un style particulier ? - les tentatives d’adapter Marcel Proust en témoignent), simplifiant çà et là, prolongeant l’action jusqu’aux années 1990, là où Virginia Woolf achevait sur son propre présent (lorsqu’elle mentionne en cours de texte une date du XXe siècle (« aujourd’hui-même (le 1er novembre 1927) » page 75, c’est sans doute parce que l’auteure en était ce jour-là à ce stade de l’écriture).
Nicole Kidman interpréta, fort bien grimée, le rôle de Virginia Woolf en 1922 alors qu’elle commence à travailler sur Mrs Dalloway, dans l’adaptation à l’écran du roman de 1998 The Hours de Michael Cunningham par Stephen Daldry, sortie en 2002. Nous la suivons jusqu’à son suicide. N’omettons pas, bien qu’il soit allusif, le film classique de Mike Nichols Qui a peur de Virginia Woolf ? (1966), avec Elizabeth Taylor et Richard Burton, d’après la pièce d’Edward Albee (1962).
Ecrivaine réputée d’un abord difficile, Virginia Woolf a moins souvent été adaptée que d’autres auteurs anglo-saxons comme Henry James.




[1] Source : article Virginia Woolf dans Wikipedia™.

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