dimanche 14 octobre 2012

Zygmunt : le plus mystérieux, éphémère et volatil dessinateur du "Spirou" des années 70.

Toute oeuvre d'art qui n'est pas d'avant-garde est académique (Un ayatollah de l'art contemporain).


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Tout avait débuté sous les meilleurs auspices en ce numéro spécial de Spirou 1938, qui clôturait l'année scolaire en beauté et annonçait l'avènement de quatre nouveaux dessinateurs de talent :

- Marc Wasterlain, qu'on ne présente plus, avec un récit complet endiablé mettant en scène deux motards farfelus de la police ;
- Dimitri-Lahache alias Mouminoux avec Les Familleureux  (qui n'eurent guère de succès) ;
- Sandron, avec la première apparition de la série humoristique napoléonienne Godaille et Godasse, à laquelle j'ai rendu hommage dans mon roman Translateur pictural et qui se poursuivit vaille que vaille onze ans durant ;
- Zygmunt, le plus intrigant des quatre, avec une histoire complète scénarisée par Raoul Cauvin consacrée à "Comment vous arrêter de fumer ?".
C'est de cet obscur d'entre les obscurs que j'ai souhaité vous parler aujourd'hui.

Cette petite histoire était prometteuse, qui plus était scénarisée par Raoul Cauvin qu'on ne présente plus. Elle mettait en scène une famille moyenne franco-belge à la Boule et Bill (tiens, tiens...) avec un graphisme du style compromis entre la ligne claire et l'école de Marcinelle. Elle s'inscrivait dans un contexte d'actualité : la prise de conscience que le tabac, la clope, ça pollue et c'est (ainsi le disait-on dans le vocabulaire de ce temps) cancérigène (maintenant, on entend dire cancérogène). Franquin, dans un gag de Gaston, n'avait-il pas casé une pub radio tonitruante de cruauté acerbe sur la cigarette Reuh, la cigarette des vraies tumeurs (lapsus aussitôt corrigée en cigarette des vrais fumeurs) ? La loi Veil n'allait pas tarder (loi n° 76-616 du 9 juillet 1976 relative à la lutte contre le tabagisme).

Zygmunt et Cauvin s'étaient donc voulus tout à la fois pédagogues et  humoristes. Inutile de dire que tout tournait mal (surtout avec le coup de fumer côté filtre) et que le "héros" Monsieur Tout-le-monde sombrait dans l'alcoolisme, perdait son job et sa maison après avoir provoqué maints dégâts.

Là où le bât avait blessé, c'était dans l'éditorial (avec en prime, le premier dessin du "magicien" docteur Poche de Wasterlain avant qu'il eût un nom) qui sous-entendait, avec un joli chut de top secret, que Cauvin et Zygmunt avaient de grands projets communs, dont celui de la reprise espérée d'une bédé disparue depuis un moment. Je pensais soit à Johan et Pirlouit (serpent de mer), soit à Benoît Brisefer. Ce dernier échut  à Blesteau, pour peu de temps.
Zygmunt sombra dès lors dans l'anonymat et la présence fugitive. Sa propension à dessiner des Français moyens franchouillards moustachus dignes de celui des contemporaines Mini chroniques de Goscinny y fut peut-être pour quelque chose. Ainsi en fut-il de M. Henry, qui ne vécut que le temps de deux gags à l'automne 1976.
Je le confesse : gamin d'à peine douze ans à l'époque, je crus à un héros durable... Me trompais-je ?  Oui ! M. Henry était marqué du sceau désespérant de l'éphémérité. C'était une sorte de flétrissure, de fleur de lys à la Milady, de porte-guigne...pour un personnage de papier furtif, voué à un prompt oubli. Je revois encore l'impétrant en imper ouvert sur un complet passe-partout, avec ses bacchantes et sa coiffure en brosse alors ringarde, seriner en pensée "Deux boulettes frites et une bière" et entrer dans le bistrot pour bouffer son morceau... Influencé par les autres convives dont il captait les choix culinaires, en cette tranche de vie ordinaire dépourvue de tout avenir commercial et bédéphilique (même pas culte), M. Henry finissait par prendre tout autre chose...de plus consistant stomacalement et de plus cher, comme de bien entendu.


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J'estime avec le recul qu'il y a eu tromperie sur la marchandise, et c'est irréparable. M. Henry, plus banal que la banalité même. Anonyme pourtant baptisé, désigné, dénommé. Être dépourvu de passé et d'avenir, mort à la dernière case de la seconde planche du gag n° 2 ! M. Henry, prémonition d'un phénomène qui ne cesserait de s'accentuer au fil des ans : les héros de papier n'effectuant qu'un tour de piste, disparaissant avant toute reconnaissance du lectorat, publiés parce que les planches ou la seule planche produite étaient payées par l'éditeur, parce qu'il fallait remplir les creux, colmater les risques de pages blanches du magazine, boucher les trous, héros tous demeurés sans suite. Un gag, deux, trois et puis s'en vont... dans les limbes d'un temps infinitésimal.

Il me reste enfin à vous parler de l'histoire complète rétro de Zygmunt et Mazel, dont le titre s'inspirait d'une chanson de Brassens :  Cell' que j'préfère, c'est la guerr' de quatorz'-dix-huit ! 
Deux chevaliers du ciel, un Français et un Allemand, s'affrontent en un fameux duel aérien à la Guynemer, mais humoristique. Leurs coucous sont pulvérisés : eux demeurent sain et sauf. Chacun souhaite remettre ça et répare son aéronef. Tout recommence avec la même casse à la Charlot. De duel en duel, avec le bricolage et le système D, les avions bricolés et reconstitués sont de moins en moins aptes au vol, jusqu'à ce que celui du Teuton s'avère être devenu une moissonneuse-batteuse que le malin va faire breveter avec les retombées pécuniaires qu'on devine. Le pilote français, aussi chevaleresque que son courtois adversaire, se rend compte trop tard qu'il a été grugé et que l'Allemand s'est avéré plus finaud que lui en affaires (parution au numéro 1939 de Spirou).

Pour conclure (il serait temps...), Zygmunt demeure à ce jour une énigme insoluble. On ignore tout de l'identité réelle de celui qui se cachait derrière le masque, le nom de plume et de rotring assez freudien, le pseudonyme étrange et hétérodoxe. Ce fut un Thomas Pynchon du 9e art, fort fugace et furtif au demeurant, et je doute qu'il existe sur la Toile une personne capable de percer le mystère. Mais, au fond, tout cela a-t-il encore quelque importance près de quarante ans après ?  A l'ère où nous connaissons désormais les biographies de tous les auteurs Disney dont aucun ne put signer son oeuvre de son nom, cela ne cesse cependant d'intriguer... Est-ce ma faute si je m'intéresse tant à l'altérité absolue, à la marge de la marge ? Reprochez-moi tant que vous pourrez d'avoir été moins caustique, moins corrosif que de coutume. Bonsoir.

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