samedi 19 octobre 2019

"Peterloo" de Mike Leigh : un film condamné à ne jamais sortir en France ?

« Alors se rallieront à notre étendard tous les travailleurs outragés (…) ! Nous les organiserons, nous les disciplinerons, nous les conduirons à la victoire ! Nous briserons la résistance, nous balaierons tout devant nous et Chicago sera à nous ! Chicago sera à nous ! CHICAGO SERA À NOUS ! » (Upton Sinclair : La Jungle - fin du roman)


Qui se rappelle encore plus d'un an après la Mostra de Venise 2019 dont la sélection, jugée trop costumée, suscita l'hostilité mal fondée de la critique officielle, notamment celles du Monde et de Télérama ? Critique acerbe, excessive, d'autant plus injuste qu'elle entraîna la non distribution chez nous de plusieurs des films sélectionnés, parmi eux The Nightingale de Jennifer Ken
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 et Peterloo de Mike Leigh, films situés tous deux dans la première moitié du XIXe siècle (respectivement 1825 et 1819).
C'est du second long métrage que je vais vous entretenir ce jour, jour éminent de colère culturelle. 
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Le 2 septembre 2018, un article de Télérama dû à la plume acide de Monsieur Louis Guichard titrait : 

Mostra de Venise : Mike Leigh et Luca Guadagnino, deux grands noms pour deux films malades.
Le film du second cinéaste était un "remake" de Suspiria de Dario Argento. Parlant à propos de Peterloo de "théâtre désincarné", Louis Guichard développait en ces termes sa déception critique :
 L’épisode, consigné dans les livres d’Histoire comme le « massacre de Perteloo », apparaît, en fait, dans les dernières minutes du film. Auparavant, Mike Leigh filme quasi-exclusivement des discours et des débats destinés à fédérer le peuple, ainsi que les conciliabules des nantis de de l’aristocratie, s’apprêtant à recourir à la force. À l’évidence, le cinéaste a voulu un film sur la parole politique, avec des échos à notre début de millénaire, plutôt qu’un film de personnages et de récit. Mais sans son art habituel des caractères, cette parole devient pure rhétorique, théâtre désincarné. Pertinente quant au fond, ennuyeuse quant à la forme.
 

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Résultat de ce genre de critique : aucune date de sortie officielle du film chez nous. C'est à peine si les lignes ont feint de bouger au dernier festival de Dinard consacré au cinéma britannique, où Peterloo a retenté sa chance... plus d'un an après cette Mostra désastreuse. L'édition 2019 dudit festival
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s'est tenue du 25 au 29 septembre, et Mike Leigh est venu (enfin !) présenter son oeuvre au public français.  
Un peu d'histoire maintenant, pour les personnes non instruites du mouvement ouvrier britannique au XIXe siècle. Nous sommes quelques années après la crise du luddisme. John Ludd fut le personnage symbolique de ceux que l'on dénommait les briseurs de machines. En 2006, Nicolas Chevassus-au-Louis a consacré à ce légendaire général Ludd, porte-étendard de cette révolte et à ses épigones un ouvrage paru aux éditions du Seuil dans la collection Science ouverte.  
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Si  le luddisme proprement dit s'étendit de 1811 à 1812, touchant les artisans, fondeurs et tricoteurs sur métiers à bras du West Riding, du Lancashire, et d'une partie du Leicestershire et du Derbyshire, en lutte contre les manufacturiers qui favorisaient l'emploi de machines (mécanisation) dans l'industrie textile de la laine et du coton (il s'agissait de métiers à tisser), le massacre de Peterloo du 16 août 1819 n'est pas la suite directe de ce mouvement. Peterloo s'inscrit dans le contexte économique dégradé issu de la fin des guerres napoléoniennes : famines, chômage chronique et introduction des Corn Laws (législation protectionniste de 1815 interdisant toute importation de céréales lorsque les cours passaient sous un certain seuil : or, les prix étaient devenus bas et l'agriculture britannique se trouvait suréquipée. Or, l'on sait que l'éruption la même année du volcan indonésien Tambora eut des conséquences climatiques et économiques, qui provoquèrent de grandes crises alimentaires en Europe en 1816-1817 avec des émeutes de la faim.
Que se passa-t-il exactement le 16 août 1819 sur le terrain de St Peter's Fields à Manchester ? On se rend compte que les manifestants de Peterloo avaient d'abord des revendications démocratiques. 
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Les aspirations sociales s'expliquaient par les inégalités profondes engendrées par les mutations économiques (révolution industrielle) mais aussi par les disparités géographiques : non seulement le suffrage anglais n'avait rien à envier à celui, censitaire, en vigueur dans la France de la Restauration (sans omettre le problème britannique spécifique des bourgs pourris qui ne sera résolu que par la réforme électorale de 1832 qui ne satisfit aucunement les classes laborieuses) mais les comtés du Nord de l'Angleterre se trouvaient sous-représentés aux Communes, d'où une montée logique du radicalisme politique. La Manchester patriotic Union soutenait la réforme électorale. Le 16 août 1819, elle organisa une manifestation à laquelle devait participer le célèbre orateur Henry Hunt (1773-1835). 
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Le nombre de manifestants, pacifiques, fut évalué à 60 000 à 80 000. Cependant, les magistrats locaux firent appel aux autorités militaires afin d'arrêter Hunt et plusieurs de se soutiens et de disperser la foule. Celle-ci fut chargée sabre au clair par la cavalerie. Le bilan fut lourd : 15 morts et 400 à 700 blessés selon les sources. L'historien Robert Poole considère le massacre de Peterloo comme l'événement décisif de son époque. L'écho négatif et l'indignation furent considérables. Ce bilan humain est comparable à celui des fusillades françaises de La Ricamarie, en 1869, contre les mineurs grévistes (14 morts, tous civils, dont un bébé de 17 mois, avec un nombre indéterminé de blessés) et de Fourmies en 1891 (manifestation revendiquant la journée de 8 heures) qui fit 9 morts et 35 blessés. Les personnes qui critiquent fortement le film de Mike Leigh sont donc mal placées, le grand réalisateur social jouant du devoir de mémoire (ici la mémoire populaire et ouvrière) afin de titiller notre manie de l'oubli historique. J'espère que son film, salutaire et nécessaire, sortira enfin chez nous.

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Prochainement : de la non prépublication de Buck Danny dans Spirou depuis 2017. 

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