jeudi 6 décembre 2018

Alain-Fournier : retour sur Le Grand Meaulnes.


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Sous une apparence classique, la narration du Grand Meaulnes par le personnage de François Seurel, en quelque sorte « grand témoin » de toute cette histoire, recèle des subtilités qui en font une œuvre singulière. Il s’agit de souvenirs rapportés par un narrateur adulte et la distance temporelle entre le vécu antérieur et le présent rend le récit empreint autant d’incertitudes que de déformations, voire d’idéalisations. Les contours du souvenir s’estompent ; l’événement rapporté devient flouté, brumeux, ce qui confère au Grand Meaulnes – au-delà des thématiques traditionnelles et des procédés littéraires hérités du réalisme, du naturalisme et du roman de terroir une aura fantastique, onirique, subtile. 
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Le récit d’atmosphère incertain rompt avec les anciens codes stylistiques qu’il détourne, malgré le classicisme que ce roman dégage à première vue. Impressionnisme et symbolisme sont passés par là. La postérité du livre d’Alain-Fournier s’explique aisément.
Un passage révélateur, au commencement du livre, montre comment Alain-Fournier use de l’incertitude du souvenir dans la bouche du narrateur :
C’est ainsi, du moins, que j’imagine aujourd’hui notre arrivée. Car aussitôt que je veux retrouver le lointain souvenir de cette première soirée d’attente dans notre cour de de Sainte-Agathe, déjà ce sont d’autres attentes que je me rappelle (…) (p. 12)
La distance temporelle entre les événements reconstruits par la mémoire et la fixation par écrit de ceux-ci est précisée par deux fois au début (p. 11 et 12) :
Nous avons quitté le pays depuis bientôt quinze ans (…)
Nous étions pourtant depuis dix ans dans ce pays lorsque Meaulnes arriva. (…)
Alain-Fournier s’inscrit dans un courant de bouleversement de la littérature : 1913 est l’année Du côté de chez Swann de Marcel Proust.
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 Ce bouleversement narratif se marque dans le rapport au temps, désormais relatif : la théorie de la relativité restreinte d’Einstein a alors huit ans.
Comme Proust avec une Normandie fictive, Alain-Fournier recrée une Sologne
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 et un Haut-Berry de fiction avec leur toponymie inventée. 
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Le Grand Meaulnes possède ponctuellement une structure emboîtée : le récit de Meaulnes (son arrivée fortuite à la fameuse fête, point central de l’ouvrage d’où découle toute l’intrigue) constitue le type même du récit rapporté, indirectement, par une tierce personne susceptible de déformer les propos originels. Il devient le souvenir dans le souvenir, récit de seconde main dont on ne peut évaluer le niveau de fidélité, puisque nous nous plaçons en dehors du vécu direct du narrateur. De même, le rôle final du journal de Meaulnes sous son appellation trompeuse, son camouflage sous le titre de « Cahier de devoirs mensuels ».
Cependant, les paroles, récits, fragments de dialogues rapportés, inscrivent le roman dans une forme d’authenticité « historique » qui le vivifie et nuancent les impressions de déformation inhérentes à la distance temporelle et géographique.
Le style devient alors plus direct et la ponctuation appuie cela : usage des points d’exclamation, d’interrogation, rapprochant le texte de la spontanéité du langage parlé, sans vulgarité toutefois (exemples p. 172-173). Ce côté spontané est celui de l’émotion forte, du réflexe émotif, lorsque la vie d’Yvonne de Galais est en danger. Les points de suspension, fréquents, détournés ici de leur usage commun, ne suspendent pas que le temps, le récit : ils sont hésitation, marque du doute. Tout ceci est-il bien exact, bien vrai ? Les sens m’ont-ils trompé ?
On dénombre aussi l’usage de l’énumération :
 (…) aux moments de tristesse, de découragement ou seulement de réflexion profonde (…) (p. 138)
(…) un ménage qu’on croyait heureux, uni, honnête. (p.173)
L’énumération procède souvent de la description : il s’agit d’un procédé descriptif privilégié, par exemple p. 180. Chaque énonciation d’éléments construit le cadre, l’ambiance de la fin de l’année scolaire. Une personnalité dévoile son caractère par les vêtements, chaussures, composant sa toilette et par son expression (Gilberte Poquelin p. 130).
Les métaphores (Au faîte des arbres de la grande haie grésillaient les insectes du soir qu’on voyait, sur le clair du ciel, remuer tout autour de la dentelle des feuillages. P. 132), hyperboles (ou exagérations dictées par la perception des personnages : par exemple le costume « extraordinaire » d’Yvonne de Galais aux yeux d’Augustin p. 63, toilette simple en fait),
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 sensations auditives, visuelles et olfactives demeurent courantes dans la littérature et rattachent Le Grand Meaulnes aux œuvres qui l’ont précédé, avec toutefois une volonté affirmée de l’auteur de restituer les impressions, l’atmosphère de tout un environnement évoqué à distance et désormais révolu. Tout cela ressort de l’art de la prose poétique, de même le style emphatique – ou appuyé - ponctuant la restitution de la « fête étrange ». Alain-Fournier a le sens du détail et appuie sur l’aspect irréel et suranné des lieux et des personnes, déguisées, arborant une mode déjà hors d’âge à l’époque du récit située sans plus de précision dans la dernière décennie du XIXe siècle (époque de l’enfance de l’écrivain).
De même, il apparaît normal que le narrateur intervienne pour émettre un jugement autant sur sa propre manière de rapporter ce « vécu incertain » que sur ses actions passées, qu’il juge sévèrement. Le passage p.119-120 est des plus significatifs.
Est-ce que je raconte mal cette histoire ? Elle ne produit pas l’effet que j’attendais. (…)
Je comprends, maintenant seulement, que nous étions en fraude, à voler des gâteaux et de la liqueur. Je suis déçu (…) Je ne suis pas fier de ma soirée. (…)
Ce passage use du présent de narration. L’adulte y critique son comportement passé.  Il précède l’ultime chapitre de la deuxième partie du livre, ce chapitre XII : Les trois lettres de Meaulnes, qui renoue partiellement avec le style épistolaire classique, avec toutefois une nuance : le narrateur ne répond pas aux trois missives.


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Les passages me marquant le plus sont les chapitres XI à XVII de la première partie du livre, consacrés à la demeure mystérieuse, à l’irruption par hasard de Meaulnes dans la fête étrange, à la première rencontre avec Frantz et Yvonne de Galais. La réputation du roman repose autant sur ces chapitres que sur l’ensemble du texte, puisqu’ils constituent le nœud de l’intrigue, l’origine de la quête double d’Yvonne et de la fiancée de Frantz, quête enrichie de la thématique de la fuite, de la dérobade et du retour des personnages prodigues (Meaulnes et Valentine Blondeau). Ces chapitres fondent non seulement la réputation de l’écrivain, la notoriété de son roman, mais aussi la tragédie puis l’espoir final incarné par la fille d’Augustin Meaulnes et d’Yvonne. Le roman s’achève sur une projection, une hypothèse d’avenir et d’aventures, fin ouverte s’il en est.
Tout repose sur l’incertain, sur le rêve supposé, sur la nécessité de retrouver et les lieux, et les gens, afin d’assurer une matérialité au souvenir et de concrétiser l’amour naissant. Augustin Meaulnes a-t-il vécu un rêve éveillé ?
Alain-Fournier fait montre de qualités littéraires le rapprochant de la peinture. Si le déguisement, le travestissement, peuvent rappeler James Ensor
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 (sans toutefois le grotesque et l’effroi des masques de ce peintre), la précision des descriptions le réalisme à la Courbet, l’incertitude du vécu de la fête ancre ces chapitres dans l’impressionnisme au sens large (depuis le pionnier Turner jusqu’à Claude Monet).
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La fête devient un rite de passage de l’adolescence à l’âge adulte, mais contrarié par les fuites et les absences. Le rite ne s’accomplira que par les retrouvailles avec les personnes aimées. La fête est la révélation de l’amour par la rencontre avec Yvonne de Galais. Augustin essaie de reconstituer le visage, le costume, le caractère d’Yvonne. Au départ, il agrège plusieurs femmes en une, ne parvenant pas à retrouver l’Yvonne exacte. Elle se recrée comme un puzzle. On pourrait douter de son existence même. S’agit-il de la femme imaginaire, idéale ? Si Augustin la redécouvre, la réalité de l’Yvonne concrète ne risque-t-elle pas de le décevoir ?  Cette confrontation à l’Yvonne véritable, après leur mariage, peut-elle expliquer la fugue de Meaulnes ? Est-ce là la clé du livre, la déception du réel ? A moins qu’Augustin fasse preuve d’irresponsabilité, de manque de maturité.
Après bien des recherches infructueuses, des fausses pistes, c’est François, le narrateur, après plusieurs années, qui retrouvera Yvonne, par hasard.
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Dans sa conception du récit, son sens de l’atmosphère, Alain-Fournier apparaît bien comme un contemporain de Marcel Proust, à l’ère où s’effacent les certitudes de la mémoire et de la perception du monde. La reproduction servile du réel cède peu à peu la place à l’abstraction. 

Prochainement : Guillaume Apollinaire et les commémorations 2018 des personnalités de la culture antérieure à la télévision : un bilan consternant.
 
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