vendredi 27 octobre 2017

L'a-nécrologie de Jean Cuisenier : les ATP et la reductio ad petainum.



L’obscurité réside dans ses écrits, mais non dans la parole. (Jean Guitton à propos d’Heidegger in Profils parallèles : Claudel et Heidegger 2 : Renan, Gide, Claudel. P. 474. Paris, Fayard, 1970)

Le 23 juin 2017, Jean Cuisenier nous quittait. Ethnologue il fut, et de renom. Spécialiste de l’ethnologie française et européenne, directeur du Centre d’ethnologie française au CNRS, conservateur en chef du Musée des Arts et Traditions populaires de 1968 à 1987, il participa à l’ouverture de ce bâtiment au statut de musée national, accomplissant le rêve de Georges-Henri Rivière. Philosophe aussi il fut, à l’école d’Hegel, Husserl et Ricœur.  

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Il partage un point commun fâcheux avec le grand cinéaste Gabriel Axel : la version « papier » de son article nécrologique du Monde n’est semble-t-il jamais parue. Il a fallu se contenter de la version payante en ligne… Ce détail, que d’aucuns pourraient prendre pour purement anecdotique, nous en révèle au contraire beaucoup. Il n’est qu’à lire, pour éclairer notre affaire, l’ouvrage que Martine Segalen consacra au musée de Georges Henri Rivière Vie d’un musée 1937-2005 éditions Stock pour achever de me convaincre que décidément, il y a divorce entre la spécialité ATP et l’élite politique qui nous gouverne :. Doit-on ajouter qu’elle travailla longtemps avec Jean Cuisenier et fut co-auteure du Que-sais-je ? consacré à l’ethnologie de la France ? Je n’irai pas paraphraser une partie du titre d’un livre historiquement fameux que feu Jacques Marseille consacra à l’empire colonial et au capitalisme français, Histoire d’un divorce, mais c’est tout comme. Il y a en cette a-nécrologie de Jean Cuisenier quelque chose de punitif, pas tout à fait cependant dans le sens du Surveiller et punir de Michel Foucault.
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L’ex musée national des ATP a bel et bien été puni.
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 Coquille vide décrépite, fermé dans l’indifférence générale en septembre 2005, voilà que l’on a annoncé il y a quelques mois (en mars 2017) la renaissance du bâtiment – sous les sarcasmes de certains – après un accord signé entre la ville de Paris et la fondation Louis Vuitton, fort active au Bois de Boulogne où se dresse le bâtiment abandonné telle une antique guimbarde pourrissant dans un parking en plein air. En 2020 sera inaugurée la Maison LVMH – Arts – Talents Patrimoine. L’Etat, ex propriétaire des murs, les a cédés à la ville de Paris, qui doit procéder au désamiantage du défunt musée ainsi que sa remise en état partielle. Lorsque nos médias – qui n’avaient plus consacré ni un mot, ni une image, à ces lieux depuis les années 1990 – véhiculèrent l’info, ce fut parfois dans la raillerie, d’autres fois dans l’amertume.
Arte ne fut pas en reste, se gaussant de l’ancienne institution, lui consacrant au cours du magazine 28 minutes (dont la durée excède depuis belle lurette ce minutage théorique héritier de la formule originelle de l’émission du temps où Monsieur Cédric Villani s’y exprimait parfois) un reportage à l’ellipse historique révélatrice : elle arrêtait l’histoire du musée à … Vichy. Comme si plus rien ne s’était produit après, de 1945 à 2005 ! Arte révéla ainsi son mépris des ATP par une reductio ad petainum de facto.
Or, combien de fois devrais-je rappeler que, au cours des années 1970-1980, les ATP, intégrés dans l’ethnohistoire, annexés à l’Histoire des mentalités, à la nouvelle Histoire issue des Annales, étaient très éloignés des champs réactionnaires blubo et Völkisch dans lesquels se complaît un certain parti innommable.
Le maître ouvrage de Robert Muchembled, Culture populaire et culture des élites dans la France moderne (XVe-XVIIIe siècle) paru en 1978 était-il d’essence pétainiste ?
Telle séquence extraordinaire et inoubliable du film Molière d’Ariane Mnouchkine, sorti en salles la même année (je pense surtout au carnaval et à sa répression) est-elle fascisante ?
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De même, doit-on classer dans une catégorie infamante des ouvrages comme De la cave au grenier de Michel Vovelle, ou Le Miracle et le Quotidien : les ex-voto provençaux, images d’une société de Bernard Cousin, livre préfacé par le même Michel Vovelle ? Quid des travaux de recherche remarquables de Robert Mandrou, de Jean Delumeau ou de Régis Bertrand ? Quid de Pierre-Jakez Hélias (1914-1995)
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 dont Le Cheval d’orgueil parut en 1975 dans la prestigieuse collection Terre humaine de Jean Malaurie, aux côtés de Tristes tropiques de Claude Lévi-Strauss ou encore des Derniers Rois de Thulé du même Jean Malaurie avant d’être adapté au cinéma par Claude Chabrol ?
Qu’y-a-t-il donc de crypo-pétainiste dans tout cela ? Quel mauvais procès d’intention sous-jacent que voilà ! Cela fait bien longtemps que les arts, traditions, rites et mentalités populaires ne se réduisent plus à un folklore de pacotille, à une nostalgie mal placée pour un monde rural quasi éteint ! Cela, Jean Cuisenier l’avait parfaitement saisi.
Je concède certes qu’un Philippe Ariès (1914-1984) venait de la mouvance royaliste, de l’Action française, mais cet « historien du dimanche » sut réchapper à cet écueil et fit œuvre de pionnier dans l’Histoire des mentalités, au point d’être rattaché aux Annales… non sans difficultés toutefois.
La déliquescence des ATP résulterait autant du désintérêt des pouvoirs publics et des médias de masse que des querelles de chapelles (qui minèrent aussi le Musée de l’Homme) entre chercheurs au CNRS et ethnologues de l’ancienne école attachés davantage à recueillir les éléments d’une culture matérielle en voie d’extinction (de mutation, dirais-je), dans une France toujours plus urbanisée, comme le fit Georges Henri Rivière. Il y eut les fixistes du ruralisme qui s’opposèrent aux dynamiques intéressés par les transitions historiques, par la substitution d’une culture de masse, commerciale, mainstream, urbaine à la culture populaire traditionnelle, y compris ouvrière, telle que Madeleine Rébérioux savait nous la conter et expliquer. Tout ce que Theodor Adorno exécrait… Ainsi, les skateboards, les baladeurs, les coques de smartphones usagés et les maillots des clubs de foot plus ou moins élimés et défraîchis intéressent désormais davantage nos édiles et rédacteurs du nouveau discours ethno-historique que les armoires normandes, les binious ou les masques de carnaval.
Les ATP atteignirent leur apogée un bref temps, entre 1975 et 1980, année du patrimoine si je m’en souviens bien. Après, ce fut la dégringolade, la descente aux enfers démédiatisés de conserve avec la ré-annexion folkloriste fascisante. Le musée fut aussi victime du clivage entre anthropologues attachés à l'étude de la culture matérielle et spécialistes de la pensée symbolique, de l'étude des mentalités, du patrimoine défini comme immatériel.
Les Que-sais-je ? de Jean Cuisenier et Martine Segalen sont semble-t-il épuisés, car « dépassés » pour le XXIe siècle, non réimprimables... à tout jamais ?
L’ancien président de la République fut le seul à avoir visité les salles du « Temps des Loisirs » intégralement au MUCEM, au fort Saint-Jean lorsqu’il fut inauguré. Il y eut ensuite des infiltrations d’eau, une fermeture, une exclusion de collections reléguées dans les réserves, collections héritières du musée du Bois de Boulogne, qui reflétaient bien les travaux d’un Vovelle ou d’un Cousin, mais n’entrant pas dans le projet scientifique méditerranéen pur et dur. On ne sait plus qu’en faire, tout comme à Lyon des poupées de feu le Château de la poupée de Marcy L’Etoile fermé en 2007. On se croirait chez Kafka ou chez le père Ubu.



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Doit-on considérer ce qui s'est passé en 2013 au fort Saint-Jean du MUCEM comme de la gabegie ? Je ne crois pas à une simple gabegie : le mal est plus profond, et l'incident ne fait que traduire un malaise latent. Surtout lorsqu'on apprend qu'au final, les salles du Fort Saint-Jean seront rouverte pour accueillir tout autre chose que le Temps des Loisirs. Le foot et les tags y auront régné en maîtres en 2017-2018... L'on sait que tout cela sous-tend un mauvais procès d'intention, puisque les anciennes collections héritées des ATP n'entrent pas du tout dans le projet scientifique du MUCEM : elles sont donc condamnées à l'invisibilité ad vitam aeternam, au pourrissement graduel, à l'ensevelissement dans l'oubli au sein des réserves de la Belle de Mai, sauf exceptions ou miracle. On fait accroire que seuls les "mariniens bleus" regretteront ces objets voués aux gémonies car rappelant quelque folklore provincial ruraliste cul-terreux honni, pétaino-maurrassien et plus si affinités.
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Mais revenons à feu Jean Cuisenier, boudé à tort : son oeuvre scientifique fut considérable et estimable puisqu'il acheva de sortir les ATP du ghetto folkloriste stérile culminant justement sous Vichy, lorsque, notamment, il élargit le champ de recherches au bâti, à l'architecture rurale française, qu'il contribua avec toute une équipe de chercheur, à tirer de l'obscurité via un fameux Corpus qui fit autant date que les Lieux de Mémoire de Pierre Nora. Ce Corpus fut publié entre 1977 et 2001. Il fut élaboré à partir des relevés inexploités de l'enquête d'architecture rurale... entreprise sous Vichy. A une démarche scientifique teintée d'une idéologie pourrie succéda une démarche monumentale, irréprochable déontologiquement parlant. Vive le travail d'équipe, collectif !
Enfin, je n'oublie pas que Jean Cuisenier s'intéressait au mythe homérique : il pourrait de fait aisément être annexé au MUCEM grâce à son intérêt aigu pour la Méditerranée. Les deux expéditions qu'il dirigea en 1999-2000 lui permirent de réinterpréter l'Odyssée. En 2003 parut Le Périple d'Ulysse. L'Odyssée constitue la mémoire des routes maritimes de l'Antiquité méditerranéenne. Je vous invite à une petite visite sur le site des éditions Fayard afin de consulter l'excellente notice consacrée au Périple d'Ulysse.
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MUCEM, n'oublie jamais Jean Cuisenier !

Prochainement : l'espace-temps et l'univers dans les émissions enfantines de marionnettes de l'ORTF : La Maison de Toutou, Aglaé et Sidonie, Colargol et les autres. Pour moi, une forme de retour à l'origine du monde...

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