mardi 22 août 2017

Jeanne et les deux Prokofiev.

Une société dont les gouvernements, la presse, les élites ne répandent que le scepticisme, la ruse et la soumission est une société qui se meurt et ne moralise que pour cacher sa pourriture. (Emmanuel Mounier : Le Personnalisme)

Il n'est pas de bon ton qu'une personnalité, jugée à tort ou à raison comme secondaire, meure à l'ombre d'une autre classée comme plus considérable ou plus célèbre. La violoniste Ginette Neveu
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 en fit une des premières l'amère expérience post-mortem, car elle disparut dans la même catastrophe aérienne que le boxeur Marcel Cerdan, le 28 octobre 1949, au-dessus des Açores. En 2014, le romancier Adrien Bosc, dans Constellation, s'est attelé à nous conter l'ensemble des destinées interrompues des quarante-huit victimes de ce vol.
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Mais c'est Sergueï Prokofiev,
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 l'illustre compositeur soviétique, qui, selon moi, est à l'origine de ce fâcheux phénomène de presque escamotage de celles et ceux mourant presque en même temps que quelqu'un d'autre, puisque son décès coïncida peu ou prou avec celui de Staline, en mars 1953, et qu'il passa presque inaperçu. Vous m'objecterez qu'en octobre 1963, les morts officiellement conjointes d'Edith Piaf et de Jean Cocteau ne connurent pas ce problème. Or, il est des décès plus récents, par "couples", dont un des protagonistes devint victime d'une quasi occultation médiatique : 

- Jean Roba, créateur de Boule et Bill, parti le 14 juin 2006, un jour avant l'humoriste Raymond Devos ;
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- Farrah Fawcett, actrice rendue célèbre par la série Drôles de Dames, passée de vie à trépas le 25 juin 2009, soit le même jour que Michael Jackson ;
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- Joan Fontaine, que je ne présente plus, morte le 15 décembre 2013, soit un jour après Peter O'Toole.
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L'on sait que dans cet exemple, la presque intégralité des chaînes de télévision la négligèrent, à une ou deux exceptions près. Joan Fontaine est à l'origine d'un concept que j'ai forgé : la dénécrologie. 

Faut-il l'écrire ? En nous quittant, Jeanne Moreau,
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 dont je ne contesterai jamais l'importance et la grandeur artistique, "réussit" un exploit encore plus grand que les exemples précédemment cités : elle eut droit à deux Prokofiev au lieu d'un ! Un Prokofiev majeur, un peu couvert par les médias (Sam Shepard)
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 et un Prokofiev mineur, presque intégralement passé sous silence, en particulier par Le Monde, qui exècre comme l'on sait les comédiens ayant fait une bonne carrière à la télévision (Jean-Claude Bouillon).
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 Or, si Bouillon est bien mort le même jour que Jeanne Moreau, soit le 31 juillet 2017, Sam Shepard nous avait quitté depuis le 27 juillet. C'est donc une espèce d'effet d'optique temporel déformant, dû au décalage chronologique des annonces nécrologiques, qui a engendré le phénomène des deux Prokofiev !
La nécrologie retardée de Sam Shepard a gommé le différentiel de temporalité. Il est rare que trois morts célèbres coïncident même si l'on enregistre une différence flagrante de traitement entre elles.
Primo, l'importance de Sam Shepard semble avoir été reconnue après coup, à posteriori par les a-médias. Il est difficile  pour celles et ceux vivant en permanence dans le présentisme immédiat de se replonger dans la carrière protéiforme d'un homme talentueux déjà daté, ancien, selon leur point de vue relatif. Il fut dramaturge, scénariste, producteur, réalisateur et metteur en scène...Son oeuvre théâtrale manque hélas de notoriété chez nous. Car la mémoire vivante de Sam Shepard était bien moins entretenue en France que celle de Jeanne Moreau, icône cinéphilique qui bénéficia d'une permanence culturelle (comptez le nombre de multidiffusions de Jules et Jim sur Arte !) et artistique jamais interrompue depuis plus de soixante ans, du moins en apparence : nous avons retenu, privilégié, ses hauts de carrière, au contraire de ses bas. Elle fut parfois la seule caution géniale d'un film, injustement oublié avec son auteur. Je pense en particulier au singulier et poétique Je m'appelle Victor (1993), de Guy Jacques (1958-2016),
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 réalisateur qui produisit peu (surtout des courts métrages), et fut promptement enseveli hors du champ de l'histoire du cinéma. A sa mort, (comme à celle d'Alan Bridges), Le Monde ne lui consacra aucune ligne...  La musique du film, signée Jean-Claude Vannier, était à la fois nostalgique et envoûtante. Je m'appelle Victor, malgré ses qualités, sa critique positive et sa distribution (Jeanne Moreau y côtoyait Micheline Presle et Dominique Pinon) n'eut pas de succès, à cause d'une distribution chiche en plein mois d'août 1993. Guy Jacques ne tourna ensuite que deux longs métrages, passés inaperçus.
Secundo, Jean-Claude Bouillon fut d'office classé comme Prokofiev mineur car catalogué parmi les représentants d'une télé populaire n'exemptant pas la qualité pourtant exécrée des intellectuels chébrans. Rien sur lui dans Le Monde, nécrologie de Télérama uniquement en ligne, presque omnipotence de la presse magazine TV et de la presse régionale dans le traitement papier correct de sa disparition... Tout témoigne bien d'un rejet culturel habituel des élites, considérant entre autres Les Brigades du Tigre comme représentatives de la culture antérieure, non branchée, du beauf électeur de Marine et Cie... C'est oublier que Jean-Claude Bouillon fut aussi comédien de théâtre. Toute la distribution des Brigades du Tigre passe à l'as au fur et à mesure de la disparition de ses interprètes récurrents. Souvenez-vous du sort peu enviable de François Maistre à sa mort.
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Prochainement  : reprise de la série consacrée aux peintres dont plus personne ne veut : Salvator Rosa, peintre baroque italien fort négligé de nos jours...
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