samedi 30 avril 2016

2016 : Shakespeare seul ?

Par Cyber Léon Bloy.

Le sage est indifférent aux clameurs de la foule (test psychologique de classe de 3e 1978).

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C'était en 2005 ; non point au temps des dinosaures, des patriarches bibliques, de Mathusalem, du Déluge... non, en 2005. Une époque point si ancienne que cela, non pas antédiluvienne. T'en souvient-il ? En ces temps si loin, si proches, Arte se faisait fort de commémorer tout ce qu'il fallait commémorer et d'autres chaînes d'une a-télévision point encore tout à fait accomplie, réalisée, osaient mettre la main à la pâte. Nul ne fut ignoré, tous s'en trouvèrent honorés, sans discrimination, sans chiasme, sans omission crasse, idéologique et turbide...
Ces événements, ces célébrités avaient nom : Jules Verne, Albert Einstein et la loi de la relativité restreinte, Don Quichotte, Jean-Paul Sartre, Austerlitz, Andersen, Schiller... Nul ne fut omis donc. Ce n'était pas il y a mille ans, ni la meilleure, ni la pire des époques, comme l'avait écrit le sieur Charles Dickens, grande victime du retournement mémoriel qui s'en suivit (mais il succédait dans l'omission commémorative à Corneille, Alfred Jarry, Rimsky-Korsakov, Albeniz, Jean Moréas, Mark Twain, Jules Renard...). Le douanier Rousseau, quant à lui, bénéficie d'une rétrospective importante avec six années de retard sur l'anniversaire de sa disparition !
Après le grand retournement de 2006, l'on sélectionna toujours davantage qui devait être honoré, célébré, et qui l'on devait ignorer ou restreindre : arbitraire insultant, intéressé, ambigu, témoignage d'une ignorance culturelle scandaleuse et immonde. 
En 2016, beaucoup de points négatifs son constatés ; il y a déjà peu d'élus. Certes, l'on s'est rappelé des cinquante ans de la disparition de Buster Keaton ce grand burlesque qui jamais, au grand jamais ne riait. Certes, Sir Yehudi Menuhin va avoir éminemment droit à des émissions justifiées, toujours sur Arte (seulement sur Arte hélas, dirais-je) et à des horaires souventes fois inappropriés. Les autres chaînes, on le sait, se reposent sur Arte, ne font strictement plus rien du tout. A quoi bon ? Nos producteurs télévisuels nationaux, hors les deux guerres mondiales, se désintéressent de toute réalisation de documentaires mémoriels antérieurs à l'Histoire contemporaine. Ils délaissent le passé antérieur, se vouent à l'Histoire immédiate, pour expliquer le monde, sans le recul nécessaire, sans le regard distant nécessaire. Soyez attentifs : faites cas de la nationalité d'origine des documentaires historiques et culturels non axés sur les périodes récentes et immédiate : la présence des sociétés françaises de production  y diminue comme peau de chagrin, ne cesse de s'étrécir d'année en année.
C'est la raison pour laquelle tous ces salops officiels se moquent comme d'une guigne de qui étaient Henry James et Miguel de Cervantès. Quid d'Henry James : à ce jour, on compte sur les doigts d'une main ce qui a été fait pour le célébrer en 2016 : La Pléiade, France loisirs (oui, vous avez bien lu : au crédit de ce réseau mercantile de librairies, on peut inscrire Henry James grâce à l'édition d'un recueil de nouvelles !), l 'INA et ... Philippe Claudel en raison d'un article publié dans le numéro d'avril 2016 du Magazine littéraire : "Henry James, maître d'indécision", là où tout un numéro spécial eût dû s'imposer (Le magazine littéraire est en principe expert en la matière, mais je tiens cependant à rappeler que son numéro consacré à Diderot parut un mois après la date de son anniversaire, novembre 2013 en lieu et place d'octobre !). Quant à Miguel de Cervantès, il se réduit pour l'instant en France au partage du dossier thématique comparatif avec Shakespeare paru en janvier 2016  dans le même Magazine littéraire. Rien dans Lire, niet dans Télérama, nada dans Le Monde des livres et nichts sur Arte, contrairement à 2005. Par contre, le Figaro a publié plusieurs article au sujet du grand écrivain espagnol, dont un consacré à la publication de Don Quichotte sur Twitter. L'attitude des médias bobo constitue un risque de restreindre le créateur de l'hidalgo à la triste figure en centre d'intérêt restreint Asperger conçu à la mesure des vieux réacs rassis du 16e arrondissement de Paris, lecteurs forcément coutumiers du quotidien conservateur... A l'instant où la superbe traduction de Jean Cassou, homme de gauche, dois-je le rappeler, s'efface du catalogue de Folio et de La Pléiade au profit de nouvelles translations en français plus "moderne" (on lui reprocha d'avoir "respecté" le style langagier aristocratique forcément compassé et inintelligible du XVIIe siècle, langage désormais hermétique d'initiés réservé aux gentilshommes du siècle de Louis XIII, Jean Cassou ayant travaillé à partir des traductions originelles françaises, et d'avoir fait causer Sancho Pança avec d'inappropriés imparfaits du subjonctif, temps le plus banni par notre modernité dont se targue une multiplicité d'écrivaillons patentés et autres plumitifs simplissimes), l'heure est grave.On se débarrasse commodément du travail de Cassou, jugé trop maniéré et daté, sous prétexte que son style de traduction battait en brèche l'idée d'un Don Quichotte écrit pour le peuple.
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Longtemps, de Don Quichotte, je ne connus que l'allusion qui en était faite dans Astérix, ou encore l'adaptation en dessin animé de Mister Magoo. Il est vrai que je n'avais alors que huit-dix ans et que ma soeur, qui possédait les versions du livre de poche du roman, me disait que sa lecture en était fort difficile. Depuis 2005, j'ai découvert que Don Quichotte de la Manche était non seulement le premier roman moderne, ainsi que le disait le documentaire d'Arte, mais qu'il s'agissait également d'une trans-fiction brassant plusieurs genres littéraires, au-delà du pastiche des romans de chevalerie. Je m'attelai avec enthousiasme à déguster la relecture qu'en fit Miguel de Unamuno.
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 Le cas Cervantès est bien épineux : il témoigne du cul de basse fosse fangeux dans lequel est tombée la culture occidentale. Le gouvernement espagnol intérimaire n'a fichtrement rien f..tu pour commémorer son écrivain le plus considérable, le méprisant ouvertement, se reposant sur les manifestations locales. Cela ne vous rappelle rien ? Si, bien sûr : Denis Diderot réduit à Langres en 2013 et Pierre Corneille restreint à Rouen. Pendant ce temps, la force de frappe ultra commerciale anglo-saxonne ne s'est point privée de fêtes tonitruantes, dominatrices, autour du grand dramaturge William Shakespeare (dont Mark Twain doutait qu'il eût écrit ses pièces), manifestations considérables auxquelles Arte ne s'est nullement privée de faire écho, chorus... en ignorant Cervantès, comme elle ne le fit pas en 2005. Si Herr Rajoy et ses séides escomptaient qu'Arte s'intéressât de nouveau à Don Quichotte et à Sancho Pança, ils ont tout faux !
 Cherchez la raison spécieuse qui a exclu Cervantès des événements culturels européens de 2016. Peut-être sa captivité à Alger, aux mains des Barbaresques, entre 1575 et 1580, avec son frère Rodrigo, a-t-elle pesé. Hé oui : Cervantès participa à la lutte contre les Barbaresques et les Turcs ! Ce militaire prit même part à la bataille de Lépante de 1571 où il perdit l'usage de la main gauche.
Cessons donc là notre enquête : les prétextes de l'exclusion de Miguel de Cervantès des commémorations de l'an du Seigneur 2016 (je devrais écrire l'an XXVII du règne universel de Friedrich von Hayek et son ultralibéralisme excrémentiel, l'an I remontant au 9 novembre 1989) deviennent on ne peut plus clarissimes. Cervantès, comme Corneille, comme Voltaire,  fut un islamophobe du passé. Il est donc politiquement incorrect de célébrer un écrivain "croisé", un fondamentaliste chrétien du siècle fanatique de Philippe II puis Philippe III d'Espagne... En ce cas, pourquoi n'a-t-on pas exclu Shakespeare à cause de l'antisémitisme du Marchand de Venise ? Critiques de tout poil, cessez donc de relire le passé à l'aune du présent ! Mettez fin aux flagrantes erreurs de perspective qui corrompent trop souvent le discours culturel !
 La force de frappe  anglo-saxonne en matière de culture commercialisée, mercantilisée, est décidément incomparable et imparable. William Shakeaspeare domine et écrase tout ! Pourquoi ne pas en faire des produits dérivés, une marque déposée, une franchise ?
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 Certes, j'adore Shakespeare et je déplore par ailleurs la crasse fourbe et indigne des distributeurs filmiques qui ont saboté le dernier Macbeth de 2015 avec Marion Cotillard. Ce système instauré qui minimise les oeuvres du passé, qui les réduit à du rien, à de l'insignifiant, qui en parle toujours moins, importune les grands esprits survivant encore çà et là. Celles et ceux qui désormais s'attachent à la seule explication du présent sans se référencer aux périodes antérieures intronisent le règne absolu de l'ignorance institutionnalisée, officialisée. Ce système a pour objectif de faire de nous tous des idiots dociles, afin que le libre jeu de la supériorité hayekienne dans le style de 1820 ou 1860 s'exerce sans partage jusqu'à la fin des temps. Et je ne tombe pas dans le piège mystique de l'eschatologie.
Parler uniquement du présent, d'un présent pur et parfait, d'un prétendu paradis présentiste éternel réalisé sur terre est une imbécillité typique... car tout barde et se fissure au risque accru de l'extinction de l'Homme lui-même.
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Car, au-delà d'un épisode anecdotique regrettable et calamiteux, imposé par d'éphémères principicules picrocholins, les non-festivités des 400 ans de la disparition de Miguel de Cervantès symbolisent l'ultime accomplissement du déni culturel de soi, de la négation de soi, de la non affirmation de soi, en un processus de déconstruction presque unanimiste de ce qui constitua le socle culturel commun de l'Occident, partagé communément par tous, avant qu'il acquît une symbolique universelle. Don Quichotte était devenu un mythe littéraire fondamental mondial, au-delà des clivages (non, ne le réduisons pas à une affirmation nationaliste castillane douteuse !), tout comme Ulysse et d'Artagnan. Le don-quichottisme  avait dépassé depuis longtemps les cadres étroits de l'européocentrisme comme en témoignent les tentatives infructueuses de Terry Gilliam et d'Orson Welles d'en assurer de nouvelles adaptations cinématographiques qui n'eussent pas manqué d'être des chefs-d'oeuvre si les projets avaient pu aboutir. Don Quichotte, comme l'oeuvre de Shakespeare, doit continuer à avoir droit à l'unversalité : on lit et écoute Cervantès et Shakespeare dans beaucoup de langues. Restreindre Cervantès au local est aussi fautif que pour Diderot en 2013.
Par conséquent, je prie pour qu'en fin de cette année, l'on n'oublie pas Jack London, cet écrivain de gauche américain, homme engagé, qui crut au rêve de Debs, c'est-à-dire à la grève générale abattant l'ordre capitaliste.

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La prochaine fois, retour de la série consacrée aux écrivains dont la France ne veut plus douzième volet : Saint-John Perse, notamment ses relations houleuses avec le général de Gaulle.

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1 commentaire:

  1. N'oublions pas Charlotte Brontë, réduite à la diffusion du Jane Eyre de 2011 sur Arte...

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