mardi 10 novembre 2015

Ces écrivains dont la France ne veut plus 9 : Bossuet.

La vitesse de réaction des critiques à tel ou tel livre ou événement culturel - qu'elle soit lente, tardive ou prompte - trahit leurs préférences idéologiques mais aussi leur formatage, modelage en amont (Observation acerbe de Moa).

- Les amis, où c'est qu'il est le pognon ? 
- Dans la poche des patrons !
(Malo Louarn : Le Candidat 1978)

- Moi, je nationalise ! 
(Malo Louarn op.cit.)

L'histoire n'est guère que le panégyrique des malfaiteurs publics (Maine de Biran : Journal février 1814 I, p. 6).

Laissez-moi rejoindre le Père ! (Jean-Paul II)

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Jacques-Bénigne Bossuet (Dijon, 27 septembre 1627 - Paris 12 avril 1704). L'Aigle de Meaux appartient à cette catégorie d'auteurs que l'on ne fréquente plus, parce qu'on les juge compassés et démodés. La pompe du Grand Siècle nous paraît plus lointaine, plus distante que la planète naine Pluton. Alors, Bossuet, c'est un vieux gonze gainé de moisissure dont on se fiche pas mal à l'ère du SMS. 
L'auteur qui récemment, a le mieux cerné notre prélat est Jean-Michel Delacomptée dans son superbe ouvrage - pas tout à fait biographique - Langue morte Bossuet (Gallimard, collection L'Un l'Autre 2009). En cette remarquable série d'ouvrages désormais disparue, qui fut dirigée par Jean-Bertrand Pontalis jusqu'à sa mort en 2013, Jean-Michel Delacomptée signa de main de maître une évocation géniale et inoubliable de Bossuet.
De Bossuet, le public cultivé (en existe-t-il encore un ?) a retenu, au mieux, la rivalité et querelle avec Fénelon, le Cygne de Cambrai et précepteur du duc de Bourgogne, père de Louis XV au sujet du quiétisme que je me garderai bien d'expliquer, Jean-Michel Delacomptée le faisant mieux que ce que je prétends pouvoir faire. Pour rappel, Fénelon écrivit Les Aventures de Télémaque, sorte de roman antiquisant à thèse consacré à sa doctrine politico-pédagogique, justifiant l'enseignement qu'il prodigua à ce petit-fils du Roy Soleil. Utopiste, remettant en cause l'absolutisme effréné de Louis XIV (en particulier le mercantilisme et la non-valorisation de l'agriculture) et sa politique étrangère belliqueuse, Fénelon fut disgracié et banni.
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Au pire, de Bossuet, nous n'avons retenu que la péroraison funèbre pleine d'emphase baroque de Madame se meurt, Madame est morte ! prononcée à l'occasion des funérailles d'Henriette d'Angleterre, première épouse de Philippe d'Orléans frère du roy, que l'on soupçonna un temps d'avoir été empoisonnée.
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Qu'écrit donc Jean-Michel Delacomptée au sujet de la désaffection contemporaine dont souffre l'Aigle de Meaux ?
Bossuet se dessèche sur les rayons désaffectés des bibliothèques publiques, pour autant qu'on l'y rencontre. Beaucoup n"ont de lui qu'un ouvrage ou deux, reliquat défraîchi d'une collection dispersée au gré d'emprunts sans retour, et parfois même aucun. 
Dans cette indifférence tombent peu ou prou tous les astres du règne de Louis XIV, cortège de silhouettes sur lesquelles un rai de lumière se pose au hasard d'événements courus (...) 
(Langue morte Bossuet op. cit. p. 13)

Suit l'allusion à une certaine pie grisâtre gesticulante, célèbre pour avoir pollué des années durant les hautes sphères de notre Etat, pie dont l'aversion profonde pour La Princesse de Clèves est de notoriété publique.
La déchéance de l'ancienne culture, dont Bossuet fut l'un des plus éminents fleurons et chantres, un passage obligé même, n'en est que plus profonde lorsque notre élite actuelle se targuant de ne jamais avoir eu une seule heure d'Humanités au cours de sa scolarité, la fustige, la méprise, la recrache et la vomit. Pour eux, pour nous, Bossuet s'exprime dans une langue de cour, dans une pompe aulique qui  - excusez-moi ce jeu de mots trivial - apparaît en 2015 à côté de nos pompes. Bossuet ne touche plus du tout notre sensibilité, sa langue ne nous parle plus. Elle est bel et bien morte, ainsi que Jean-Michel Delacomptée l'inscrit dans le titre de son ouvrage.
Pourtant, notre essayiste contemporain dépasse ce constat simpliste en nous livrant une biographie non académique, appliquée certes, mais sublimée, transfigurée, de l'Aigle de Meaux, selon une optique syntaxique et linguistique à la fois châtiée, traditionnelle, et résolument moderne. Hommage, pastiche, transcendance, dépassement... La belle ouvrage de l'écriture n'est pas morte, et ce que nous offre à lire avec délectation Jean-Michel Delacomptée ressemble à s'y méprendre à un plaidoyer pro domo, à une défense et illustration non seulement de la littérature au sens noble, mais aussi du genre "biographique" si souvent décrié. Pour rappel, n'a-t-il pas publié dans la même collection défunte et regrettée de Gallimard, un  formidable petit livre consacré à Ambroise Paré que je vous recommande : Ambroise Paré la main savante (2007) ?
 http://www.laprocure.com/cache/couvertures/9782070779659.jpg
Jubilation, ô jubilation ! Régal ! Excellence rare de nos jours complus et croupis dans les nombrilismes traumatiques exaspérants à la Christine Angot ! Celle-ci a droit à plus de pages dans la critique officielle que le dernier roman de Joyce Carol Oates, Carthage, dont la moindre page métamorphose la plupart des romans hexagonaux contemporains en rouleaux de papier hygiénique !
Il nous faut redécouvrir Bossuet dont l'art oratoire dépasse, par exemple, celui surfait d'un Massillon (1663-1742), mais l'Aigle de Meaux ne s'est pas contenté de ses seules oraisons auxquelles on le réduit.
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Bossuet, ce sont aussi les sermons, dont celui sur la mort. Leur publication fut posthume. Encore ces discours édifiants et moralisateurs de la prêtraille, me crierez-vous ! Encore cette piété baroque obsolète ! Vous seriez-vous converti au fondamentalisme chrétien ?
Bossuet, c'est le Discours sur l'Histoire universelle, l'Histoire des variations des Eglises protestantes, les Maximes et réflexions sur la comédie, la Défense de la Tradition et des saints pères etc. Illisible au XXIe siècle, tout cela, m'objecterez-vous.
De plus, on sait que Bossuet pratiquait avec constance l'antisémitisme chrétien, qu'il fut précepteur du Grand Dauphin (c'est à se demander si son éducation n'échoua pas tant on connaît la médiocrité du fils de Louis XIV), qu'il défendit le gallicanisme contre Rome (il rédigea la Déclaration des quatre articles que condamna le pape). Peu de choses qui nous parlent aujourd'hui tant le XVIIe siècle est loin de nous et précède les Lumières... De toute manière, la position politique de Bossuet, favorable à la monarchie absolue, ne peut plus être défendue aujourd'hui.
Y a-t-il quelque chose à sauver chez Bossuet ? Jean-Michel Delacomptée s'y est attelé. Certes, il reprend une tradition : Bossuet évoque en nous l'Histoire vue d'en haut, des élites, des grands personnages, des grandes figures alors qu'on sait, depuis l'Ecole des Annales, que c'est l'Histoire vue d'en bas qui importe davantage au monde contemporain.
De fait, paradoxe, la langue morte de Bossuet est plus limpide, en son équilibre classique, que celle des écrivains de la fin du XIXe siècle, à la prose plus "recherchée" à l'exception d'un Anatole France qui avait su conserver cet équilibre et cette limpidité classiques. Bossuet se dit autant qu'il se lit : la lecture à voix haute, l'oralité lui sont nécessaires pour goûter tout le fruit de la beauté de son langage.
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Par exemple, jugez plutôt :


(…) C'est une étrange faiblesse de l'esprit humain que jamais la mort ne lui soit présente, quoiqu'elle se mette en vue de tous côtés, et en mille formes diverses. On n'entend dans les funérailles que des paroles d'étonnement de ce que ce mortel est mort.
Chacun rappelle en son souvenir depuis quel temps il lui a parlé, et de quoi le défunt l'a entretenu ; et tout d'un coup il est mort. Voilà, dit-on, ce que c'est que l'homme ! Et celui qui le dit, c'est un homme ; et cet homme ne s'applique rien, oublieux de sa destinée ! Ou s'il passe dans son esprit quelque désir volage de s'y préparer, il dissipe bientôt ces noires idées ; et je puis dire, messieurs, que les mortels n'ont pas moins de soin d'ensevelir les pensées de la mort que d'enterrer les morts mêmes.

Mais peut-être que ces pensées feront plus d'effet dans nos cœurs, si nous les méditons avec Jésus-Christ sur le tombeau du Lazare ; mais demandons-lui qu'il nous les imprime par la grâce de son Saint-Esprit, et tâchons de la mériter par l'entremise de la sainte Vierge : (...). (extrait du Sermon sur la Mort et la brièveté de la Vie).

Cette citation nous permet de juger sur pièces la pureté de la langue de celui qui devint évêque de Meaux en 1681, une fois achevée l'éducation du Grand Dauphin (qui alors, ne portait pas encore ce qualificatif que l'Histoire lui retint). Rien de vraiment alambiqué, ni de pédant : la transparence même via l'éloquence oratoire. Une éloquence non amphigourique. Simplicité du vocabulaire aussi : tous les mots sont compréhensibles. Nous sommes bien éloignés d'un Joris-Karl Huysmans ou d'un Wladimir Nabokov qui emploient de nombreux mots singuliers nécessitant un dictionnaire spécial. Quoi par conséquent de plus distant des idées reçues courant sur le style du docte personnage ! Si la forme est irréprochable, nul ne peut pour rappel m'empêcher de conserver de légitimes réserves sur le fond : Bossuet demeure antisémite, anti-protestant et partisan de l'absolutisme. Il est de son temps. Pourtant, Jean-Michel Delacomptée prend avec une obstination remarquable la défense de notre ecclésiastique : comme je le comprends lorsqu'il écrit : 
 Les tournures tarabiscotées, les fleurs de rhétorique, les joliesses, les entortillements qui visent à se magnifier plus qu'à se faire entendre n'avaient aucune place dans ses conceptions. Partisan d'une prose radicalement rebelle aux desseins confus, il s'exprimait avec une précision dénuée de toute affectation d'élégance, indemne de tout maniérisme, un langage sans aucune vulgarité ni expression outrée, au contraire des prédicateurs qui, mal dégrossis, parsemaient leurs sermons de références païennes, de pédanteries scolastiques, de figures baroques d'épouvante sur un ton de mélodrame. 
 (Jean-Michel Delacomptée : Langue morte Bossuet p. 20-21)
http://www.babelio.com/users/AVT_Jean-Michel-Delacomptee_5699.jpeg
Quoi de plus étranger à Bossuet que les fameuses vanités, les représentations baroques des crânes, de la putréfaction des corps, des charognes, du squelette, dans lesquelles se complaisaient des poètes comme Jean-Baptiste Chassignet (1571-1635) avec son célèbre Le Mépris de la vie et Consolation contre la mort (1594). 
 http://www.wikipoemes.com/images/photo/jeanbaptiste-chassignet.jpg

    Mortel pense quel est dessous la couverture
    D'un charnier mortuaire un corps mangé de vers,
    Décharné, dénervé, où les os découverts,
    Dépoulpés, dénoués, délaissent leur jointure :


    Ici l'une des mains tombe de pourriture,
    Les yeux d'autre côté détournés à l'envers
    Se distillent en glaire, et les muscles divers
    Servent aux vers goulus d'ordinaire pâture :


    Le ventre déchiré cornant de puanteur
    Infecte l'air voisin de mauvaise senteur,
    Et le nez mi-rongé difforme le visage ;


    Puis connaissant l'état de ta fragilité,
    Fonde en Dieu seulement, estimant vanité
    Tout ce qui ne te rend plus savant et plus sage.


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 Le grand historien Michel Vovelle cita ce sonnet admirable en épigraphe de son livre Mourir autrefois (Folio).
 Plus loin, notre auteur rajoute, comme en confirmation :
Héritier de Rome et de Jérusalem, Bossuet fut au carrefour : un organiste du sublime, un archet du fluide. Dans le majestueux pour encenser, des cordes souples pour conseiller, les cuivres pour tonner. Un orchestre à lui seul.
(Jean-Michel Delacomptée op.cit. P. 46-47)
A la limite, j'oserais personnellement franchir un pas, là où Jean-Michel Delacomptée ne se hasarde pas, tant la comparaison peut paraître périlleuse : Bossuet se rapproche musicalement du Cantor, de Jean-Sébastien Bach...
Il est curieux de retrouver des points communs entre la langue de l'Aigle de Meaux et celle du père de Crainquebille, notre Anatole France tant raillé de nos joursDans Anatole France et le nationalisme littéraire, Scepticisme et tradition (éditions Kiron-Le Félin 2011), Guillaume Métayer écrit : 
 Les nationalistes français ont admiré dans l'oeuvre d'Anatole France une langue et un style qui leur ont donné l'impression que la France qu'ils aimaient se survivait et même refleurissait dans un écrivain de leur temps. Cette survivance classique, France en mesurait lui-même toute la paradoxale originalité dans son siècle d'expérimentations politiques et littéraires, et il savait la mettre en scène. (Guillaume Métayer op.cit. p. 27)
Comme les auteurs du Grand Siècle, Anatole France évita en son style toute aspérité, toute vulgarité, toute trivialité ce qui pourrait nous le faire juger comme terne, voire tiède. Ce grand sceptique est de nos jours aussi peu lu que Bossuet. 
Ceci dit, je ne prétends pas que la lecture de Bossuet soit d'un abord facile. C'est le sens qui maintenant nous échappe. Non pas que l'Aigle de Meaux fût hermétique. Mais sa prose inspirée s'imprégnait de théologie, d'exégèse biblique, de réforme catholique tridentine et de gallicanisme. Pour la conception de la mort à l'ère des oraisons funèbres, je vous invite à lire les ouvrages de Philippe Ariès (1914-1984), historien dilettante des mentalités : 
https://upload.wikimedia.org/wikipedia/en/0/00/Philippe_Ari%C3%A8s.jpg
- Essais sur l'histoire de la mort en Occident : du Moyen Âge à nos jours, Seuil, 1975 ;
 - L'Homme devant la mort, Seuil 1977.
Ces livres sont disponibles en poche aux éditions Point. 
Les thèses historiques et littéraires que soutiennent Philippe Ariès et Jean-Michel Delacomptée ne relèvent pas d'une vision étriquée et hostile de la piété baroque. Certes, venu de l'Action française, Philippe Ariès s'en éloigna tout en cultivant un certain traditionalisme catholique. Cet historien "du dimanche", ainsi qu'il se qualifiait, eut du mal à être reconnu par les instances universitaires, avant de faire école. Même chose chez Michel Vovelle  qui nous révéla le processus de déchristianisation en cours en France dès le XVIIIe siècle. Tous ces grands auteurs veulent ou voulurent comprendre, expliquer mais non point condamner d'une manière réductrice, à partir d'une interprétation erronée du passé lu à l'aune du présent. Ils se mettent à la place de... en toute neutralité déontologique sans émettre aucun jugement moral déplacé. Il ne s'agit pas de déconstruire l'Histoire ni de la juger.
Les véritables fondamentalistes du XVIIe siècle furent Armand Jean le Bouthillier de Rancé (1626-1700), exact contemporain de Bossuet et les jansénistes...  sans oublier la sinistre Compagnie des dévots du Saint-Sacrement.
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/3/37/Armand_Bouthillier_Rance.jpg/220px-Armand_Bouthillier_Rance.jpg
Prochainement, vous aurez droit à Liliane Funcken ou la dénécrologie terminale de l'année 2015. 
     
http://www.babelio.com/users/AVT_Liliane-Funcken_202.bmp

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