samedi 29 août 2015

Bernard d'Espagnat ou la presque dénécrologie de l'été 2015.

Où il sera aussi incidemment question du grand ténor canadien Jon Vickers. 

L'emploi de l'imparfait du subjonctif étoit devenu aussi résiduel chez les écrivains et traducteurs contemporains que l'inhumation au royaume d'Angleterre. (Mémoires du Nouveau Cyber Saint-Simon)


Planche une case une : dans la cour du pénitencier. Lucky Lucky Luke marche par mégarde sur la queue de Rantanplan.
Planche 44 case 12 : gros plan sur Rantanplan + phylactère. Texte : "Kaï !"
(d'après Morris et Goscinny).



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Il est des disparitions de grands personnages de la pensée, de la culture et de la science qui passent presque inaperçues tant les médias contemporains cultivent l'ignorance à leur égard et tant elles nous semblent discrètes, sans battage. Parfois, le temps de réaction de nos prétendus meilleurs organes de presse écrite est si lent (y compris sur Internet), que cela frise à la fois la désinvolture, la bêtise et le ridicule. C'est à croire que, non seulement nous sommes gouvernés par des ignares, mais aussi que l'ensemble du gotha culturel prétendument "sachant" s'amuse à fouler au pied tout ce qui construit une civilisation (c'est-à-dire toutes les individualités remarquables qui, par leur contribution, ont permis d'échafauder l'ensemble de la pensée qui "fait" cette civilisation). Cela ne s'apparente même plus à de l'inculture mais à une volonté de sape délibérée qui finit par faire le jeu des nouveaux fascismes et intégrismes politiques et religieux. Ceux-là ont tout intérêt à enfermer les peuples dans la stupidité afin qu'ils soient bien soumis et obéissent à leur "ordre" abject.
C'est pourquoi chaque impair nécrologique commis par notre presse (quel qu'en soit le support de propagation, de communication, toilé ou pas) et notre télévision (Arte y compris hélas !) est selon moi gravissime.
Voyez par exemple les temps de réaction du quotidien Le Monde à tel ou tel décès récent. A l'ère de la prétendue instantanéité informationnelle prodiguée par le web et les réseaux sociaux, cela ressemble à une indécence obscène et excrémentielle :
- Leonid Plioutch, dissident soviétique et mathématicien : deux semaines ;
- Bernard d'Espagnat, physicien et philosophe : 18 jours ; 
- Gilbert Dagron, le plus grand historien français de Byzance : 16 jours ;
- Doudou Ndiaye Rose, grand musicien sénégalais : 24 heures (du moins dans l'édition en ligne : plus lentement dans celle papier) ;
-  Serge Collot, le plus grand altiste français du XXe siècle : toujours rien depuis le 11 août, date de sa mort.
Concluez vous-mêmes, chers lecteurs de ce blog. Je veux bien croire que la culture a fondamentalement changé sous les coups de boutoir de la mondialisation ultralibérale, que ce qui était autrefois la "vraie culture", ne constitue plus qu'un simple résidu pelliculaire partagé par une infime poignée de gens, mais là, cela dépasse les bornes ! 
Certes, Doudou Ndiaye Rose fut un immense artiste qui honora l'Afrique, mais, en ce cas, en quoi Serge Collot démérita-t-il pour qu'on l'ignore ainsi, hormis les sites spécialisés dans la musique classique (contre laquelle nos élites modernes aussi ignares que des châtelains féodaux illettrés du XIe siècle s'acharnent pour qu'elle demeure marginalisée puisqu'elle aide à penser et pourrait nuire à leur pouvoir oppresseur) ?

De fait, le temps de réaction nécrologique des médias est devenu un baromètre de la notoriété des disparus, mais aussi un reflet des connaissances lacunaires - ou de la franche absence de connaissances - de celles et ceux qui déclenchent ou non cette réaction. Parfois, elle ne vient jamais : confère par exemple Rémy Chauvin en 2009. Le mort est sauté, soit par pure ignorance, soit par mépris. D'autres fois, il existe une raison plus prosaïque : la parution différée de l'article nécrologique s'explique par la difficulté éprouvée par telle rédaction de journal pour mettre la main sur le spécialiste idoine suffisamment qualifié dans le domaine dans lequel la personnalité morte excellait pour rédiger le texte adéquat. Dans le cas de Gilbert Dagron, on peut comprendre que les spécialistes de l'Empire byzantin ne courent pas les rues...

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J'ai fait le pari stupide et invérifiable sauf fouille personnelle des archives de la presse et de l'Ina, qu'en 1970, la mort de Jimi Hendricks avait été moins couverte par les médias français que celle du pasteur Marc Boegner, membre de l'Académie française. Je sais, il s'agit d'une boutade, mais force est de reconnaître que, désormais, la culture n'est plus celle que l'on m'enseigna de la maternelle à l'université. Le décès d'un musicien rock a plus de chances de susciter un écho important que celui d'un philosophe.  En cela, je rejoins le philosophe Theodor Adorno (1903-1969), qui, dès les années 1930, dénonçait les dérives de la culture industrielle marchande, de masse, devenue dominante au détriment de la culture tout court, telle qu'elle avait été définie depuis l'humanisme de la Renaissance et le Siècle des Lumières. Tout à la fois musicologue et sociologue, la conception d'Adorno semblerait s'opposer à celle de l'anthropologue Franz Boas qui mit en avant le relativisme culturel. Mal interprété, déformé sciemment par les partisans de l'ignorantisme rampant esclavagisant, ce relativisme culturel a désormais tourné au relativisme éthique (confère l'attitude de la Chine qui refuse les droits de l'Homme, ceux-ci étant avant tout selon les dirigeants chinois un reflet de la pensée occidentale) voire au "tout se vaut".

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Pour en revenir (enfin ! ) à Bernard d'Espagnat, il est proprement scandaleux qu'un journal comme Le Figaro se soit contenté de la publication de l'avis de décès de ce grand physicien qui décida de la vocation d'Etienne Klein, sans lui consacrer ultérieurement le moindre article de fond digne d'intérêt. 
Or, il appert que le maître ouvrage de Bernard d'Espagnat, paru à l'origine en 1979,  A la recherche du réel, vient récemment d'être réédité aux éditions Dunod. Je ne crois pas simplement en la discrétion médiatique de ce grand savant (sa pudeur face aux caméras, dirais-je) : des vidéos postées sur YouTube attestent qu'il aimait à exprimer ses idées, à les vulgariser, à les communiquer sur écran à des spectateurs. Je conserve de ses prestations l'image d'un vieux monsieur pétillant, presque malicieux, aux propos passionnants.
Non, la vraie raison de la discrétion autour de cette disparition me semble à la fois prosaïque et dangereuse, pleine de périls. D'une part, elle confirme la médiocrité de nos journalistes, mal formés à la pluridisciplinarité et aux savoirs multiples (j'en ai eu la preuve sur Arte cette semaine lorsque la présentatrice des infos de la chaîne, Mme Marie Labory - que d'habitude, j'apprécie pour les sujets pertinents et hors des sentiers battus  qu'elle aborde, à la différence des autres chaînes simplissimes - a commis une erreur historique, anticipant d'un an  - 11 mars 2003 au lieu de 2004 - l'horrible attentat islamiste de la gare d'Atocha).
D'autre part, tout cela sent le procès d'intention contre la pensée dérangeante de Bernard d'Espagnat. Ainsi, sa remise en cause philosophique du réel, confirmée par les dernières découvertes en physique quantique, peut déranger les ultra matérialistes qui voient partout des tentatives de prouver l'existence d'un dieu créateur du cosmos ou d'un dessein intelligent. Cela n'était nullement l'objectif de Bernard d'Espagnat, malgré les récupérations "new age" qui ont pu çà et là être faites de sa pensée. On ne peut selon les purs et durs de l'athéisme être savant et à la fois croyant ! La relativisation quantique de la réalité physique (tout ne serait-il qu'illusion ?) peut déboucher sur un monde à la Matrix où notre univers quotidien ne serait qu'une virtualité, une simulation..."engendrée" par un "dieu" primesautier qui s'amuserait avec nous. Temps désarticulé à la Philip K. Dick ?
J'escompte rencontrer prochainement Etienne Klein dans une conférence. J'essaierai de le questionner au sujet du réel en physique. Je reviendrai sur cela dans un prochain billet bien que l'astrophysique ne soit pas ma spécialité.
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Pour rappel, en début de texte, j'ai promis d'évoquer la mémoire du ténor Jon Vickers (1926-2015),
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 décédé le 10 juillet dernier. Là encore,  Le Monde semble avoir réagi seul ou presque, bien que (tout comme à l'occasion de la mort du dessinateur Loup), il se soit d'abord contenté de l'article nécrologique en ligne sur son site. L'article papier n'est survenu, si l'on peut dire, que cinq jours après la disparition du chanteur. Jon Vickers, grand wagnérien devant l'Eternel, a eu la malchance d'être le Prokofiev d'Omar Sharif tout comme Jean Roba, père de Boule et Bill, qui mourut en 2006 presque en même temps que l'humoriste Raymond Devos ! Ces homologies en deviennent lassantes ! Qui est important ? Qui ne l'est pas ?
En fait, la mort de Jon Vickers prouve bel et bien la marginalisation de tout l'univers du classique dans nos antimédias.

Ceci dit, jamais l'omission de la disparition d'une personnalité illustre en son domaine ne suscitera la moindre manifestation populaire, le moindre émotionnement d'Ancien Régime dans la tradition des croquants et nu-pieds chers à l'historien Yves-Marie Bercé.

La prochaine fois, retour de notre série emblématique consacrée à ces écrivains dont la France ne veut plus. Volet n° 8 : André Stil, prédécesseur sciemment occulté de Bernard Pivot à l'Académie Goncourt.

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